Le Mannequin d’osier

Chapitre 16

 

Madame Bergeret avait en horreur le silence etla solitude. Depuis que M. Bergeret ne lui adressait plus laparole et vivait séparé d’elle, son appartement l’effrayait commeun sépulcre ; elle n’y rentrait qu’en pâlissant. Ses filles yeussent mis du moins le mouvement et le bruit nécessaires à sasanté ; mais, à l’automne, lors d’une épidémie typhique, elleles avait envoyées chez Mlle Zoé Bergeret, leurtante, à Arcachon, où elles avaient passé l’hiver et d’où leur pèrene songeait point à les rappeler, dans les conjonctures présentes.Mme Bergeret était une femme d’intérieur. Elleavait l’âme domestique. L’adultère n’avait été pour elle qu’uneexpansion de sa vie conjugale, un rayonnement de son foyer. Elles’y était livrée par matronal orgueil autant que sur lessollicitations de sa chair épanouie et féconde. Elle avait toujoursentendu que son petit commerce physique avec le jeune M. Rouxdemeurât une pratique secrète et bourgeoise, un adultère modéré,supposant, impliquant, confirmant cet état de mariage que le mondehonore, que l’Église sanctifie, qui assure à la femme sa sécuritéprivée et sa dignité sociale. Mme Bergeret étaitune épouse chrétienne. Elle savait que le mariage est un sacrementdont les effets augustes et durables ne peuvent être détruits parune faute comme celle qu’elle avait commise, grave, il est vrai,mais pardonnable et rémissible. Sans se juger elle-même avec unegrande clarté morale, elle sentait que sa faute était simple, sansmalice profonde, sans la passion qui seule donne aux fautes lagrandeur du crime et perd la coupable. Elle sentait qu’elle n’étaitpoint une grande criminelle, mais plutôt qu’elle n’avait pas eu dechance. Les conséquences inattendues de cette insignifianteaffaire, elle les voyait se dérouler avec une morne lenteur, quil’épouvantait. Elle souffrait cruellement d’être seule et déchuedans sa maison, d’avoir perdu sa souveraineté domestique, d’êtredépouillée, pour ainsi dire, de son âme ménagère et cuisinière. Lasouffrance ne lui était pas bonne et ne la purifiait pas. Lasouffrance inspirait à son pauvre génie tantôt la révolte et tantôtl’abaissement. Chaque jour, vers trois heures de l’après-midi, ellesortait, roide, pompeusement parée, l’œil clair, les jouesirritées, terrible, et gagnait à grandes enjambées les maisonsamies. Elle allait en visite chez Mme Torquet, lafemme du doyen ; chez Mme Leterrier, la femmedu recteur ; chez Mme Ossian Colot, la femmedu directeur de la prison ; chez Mme Surcoux,la femme du greffier ; chez toutes les dames de la moyennebourgeoisie. Car elle n’était admise ni dans la noblesse ni chezles gros capitalistes. Et dans chaque salon elle se répandait enplaintes sur M. Bergeret et chargeait son mari de tous lestorts bizarres que lui suggérait son imagination faible maisconcentrée. Elle l’accusait notamment de la séparer de ses filles,de la laisser sans argent, et, déserteur du foyer, de courir lescafés et peut-être les tripots. Partout elle gagnait dessympathies, inspirait le plus tendre intérêt. La pitié qu’ellefaisait naître grandissait, s’étendait, montait.Mme Dellion, la femme du maître de forges, qui nepouvait consentir à la recevoir, puisqu’elles n’étaient pas de lamême société, lui faisait savoir du moins qu’elle la plaignait detout son cœur et qu’elle réprouvait la conduite odieuse deM. Bergeret. Ainsi Mme Bergeret soutenait etcontentait chaque jour, par la ville, son âme jalouse deconsidération sociale et de bonne renommée. Mais quand, le soir,elle remontait l’escalier de sa maison, son cœur se serrait. Ellesoulevait péniblement ses jambes amollies. Elle oubliait sonorgueil, ses vengeances, les injures, les calomnies frivolesqu’elle avait semées par la ville. Il lui venait un sincère désirde rentrer en grâce auprès de M. Bergeret, afin de n’être plusseule. Cette idée, à laquelle ne se mêlait nulle perfidie, coulaitnaturellement de cette âme facile. Vains désirs ! Inutilepensée ! M. Bergeret continuait d’ignorerMme Bergeret.

Ce soir-là, Mme Bergeret ditdans la cuisine :

– Euphémie, allez demander à monsieurcomment il veut qu’on fasse les œufs.

C’était une pensée nouvelle en son esprit desoumettre le menu au maître de la maison. Naguère, au jour de soninnocence altière, elle lui imposait les plats qu’il n’aimait paset qui rebutaient l’estomac délicat de l’homme d’étude. La jeuneEuphémie avait un esprit de peu d’étendue, mais juste et rigoureux.Elle objecta fermement à Mme Bergeret, comme ellel’avait déjà fait maintes fois, en de semblables occasions, qu’ilétait bien inutile que madame fît rien demander à monsieur qui nerépondrait rien, puisqu’il était « buté ». Mais madame,renversant la tête et abaissant les paupières en signed’obstination, renouvela l’ordre qu’elle venait de donner.

– Euphémie, faites ce que je vous dis.Allez demander à monsieur comment il veut qu’on lui fasse ses œufs.Et n’oubliez pas de l’avertir qu’ils sont pondus du jour, qu’ilsviennent de chez Trécul.

Cependant M. Bergeret, dans son cabinet,travaillait à ce Virgilius nauticus qu’un éditeur luiavait demandé pour en enrichir une édition savante del’Énéide, préparée depuis plus de trente ans par troisgénérations de philologues et dont les premières feuilles étaientdéjà tirées. Et le maître de conférences composait, fiche parfiche, ce lexique spécial. Il en concevait pour lui-même une sorted’admiration, et il s’en félicitait en ces termes :

– Ainsi, moi, ce terrien qui n’a jamaisnavigué que sur le bateau à vapeur qui, l’été, chaque dimanche,remontant la rivière, porte les citadins aux coteaux de Tuillièresoù l’on boit du vin mousseux ; moi, ce bon Français qui n’ajamais vu la mer qu’à Villers, moi Lucien Bergeret, je suisl’interprète de Virgile nautique, j’explique les termes de marineemployés par un poète exact, savant, précis malgré sa rhétorique,et mathématicien, mécanicien, géomètre, un Italien très avisé, quedes matelots, couchés au soleil sur les plages de Naples et deMisène, avaient instruit dans les choses de la mer, qui avaitpeut-être bien sa birème et qui enfin, de Naples à Athènes, fenditla mer bleue sous les astres clairs des deux frères d’Hélène. J’yparviens, grâce à l’excellence de mes méthodes philologiques. EtM. Goubin, mon élève, y réussirait aussi bien que moi.

M. Bergeret se plaisait àl’accomplissement de cet ouvrage dont son esprit était occupé sanstrouble et sans agitation. Il éprouvait une véritable satisfactionà tracer sur la feuille de carton mince des caractères menus etréguliers, images et témoignages de la rectitude intellectuelle queveut la philologie. À cette joie de l’esprit, ses sens consentaientet participaient, tant il est vrai que les voluptés qui s’offrentaux hommes sont plus diverses qu’on ne se le figure communément. EtM. Bergeret goûtait les tranquilles délices d’écrirececi :

Servius croit que Virgile a misAttoli malos pour Attoli vela, et la raison qu’ildonne de cette interprétation, c’est que, cum navigarent, nonest dubium quod olli erexerant arbores. Ascencius s’est rangé àl’opinion de Servius, oubliant ou ignorant qu’à la mer, dans decertaines occasions, on démâtait les navires. Quand l’état de lamer était tel que la mâture…

M. Bergeret en était à cet endroit de sontravail quand la jeune Euphémie, ouvrant la porte du cabinet avecce fracas qui accompagnait ses moindres gestes, vint porter aumaître les paroles obligeantes de madame :

– Madame vous demande comment vous voulezmanger vos œufs.

M. Bergeret, pour réponse, pria doucementla jeune Euphémie de se retirer, et continua d’écrire :

… pouvait être exposée à quelque rupture,on abaissait les mâts en les enlevant du puits où leur pied étaitinséré…

La jeune Euphémie resta plantée contre laporte et M. Bergeret termina sa fiche.

… et on les couchait en arrière sur unetraverse ou un chevalet.

– Monsieur, madame m’a dit aussi de vousdire que les œufs viennent de chez Trécul.

– Una omnes fecere pedem.

Puis il posa sa plume et se sentit remplid’une tristesse soudaine. Il venait de découvrir tout à coupl’inanité de son ouvrage. Il avait le malheur d’être assezintelligent pour connaître sa médiocrité qui, par moments, semontrait à lui, sur sa table, entre l’encrier et le classeur, commeune petite personne maigre et sans grâce. Il se reconnaissait et nes’aimait pas. Il aurait voulu contempler sa propre pensée sousl’aspect d’une nymphe aux belles hanches. Elle lui apparaissait ensa forme véritable, qui était grêle et sans vénusté. Il ensouffrait, car il avait de la délicatesse et le goût des idées.

« Monsieur Bergeret, se disait-il, vousêtes un professeur de quelque distinction, un provincialintelligent, un universitaire fleuri, un médiocre humaniste,attardé aux curiosités infécondes de la philologie, étranger à lavraie science du langage, qui n’est pénétrée que par des espritslarges, droits et puissants. Monsieur Bergeret, vous n’êtes pas unsavant, vous n’êtes capable ni de reconnaître ni de classer lesfaits du langage. Michel Bréal ne prononcera jamais votre nomméprisé. Vous périrez sans gloire et les louanges des hommes necaresseront jamais vos oreilles. »

– Monsieur… monsieur, fit la jeuneEuphémie d’une voix pressante, répondez-moi. Je n’ai pas le tempsd’attendre. J’ai mon ouvrage à faire. Madame vous demande commentque vous voulez manger vos œufs. Je les ai pris chez Trécul. Ilssont pondus du jour.

M. Bergeret, sans tourner la tête,répondit avec une douceur impitoyable à la servante :

– Je vous prie de vous retirer et de neplus entrer désormais dans mon cabinet, à moins d’y êtreappelée.

Et le maître de conférences à la Faculté deslettres retomba dans sa rêverie :

« Heureux Torquet, notre doyen !Heureux Leterrier, notre recteur ! Nulle défiance d’eux-mêmes,nul doute indiscret ne trouble leur génie harmonieux. Ils sontsemblables au vieillard Mesange, qui fut aimé des déessesimmortelles, car il vécut durant trois âges d’hommes et parvint auCollège de France et à l’Institut sans avoir rien appris depuis lessaintes années de son enfance innocente, et sachant toujours legrec comme à quinze ans. Il mourut au déclin de ce siècle, agitantencore dans sa petite tête les idées mythologiques mises en versautour de son berceau, par les poètes du premier Empire. Mais moi,d’esprit débile comme cet helléniste qui portait le nom et lacervelle d’un oiseau, aussi peu capable que le doyen Torquet et quele recteur Leterrier de méthode et d’invention, moi, triste et vainjoueur de mots, d’où vient que je sens cruellement mon insuffisanceet l’inanité risible de mes entreprises ? Ne serait-ce pointun signe de noblesse intellectuelle et une marque de ma supérioritédans le domaine des idées générales ? Ce Virgiliusnauticus, sur lequel je me juge et me condamne, est-cevraiment mon œuvre et le produit de mon esprit ? Non !c’est une tâche imposée à ma pauvreté par un libraire cupide,associé à des professeurs artificieux, qui, sous prétexte dedélivrer la science française de la tutelle allemande, restaurentla manière frivole d’autrefois et m’imposent des amusementsphilologiques à la mode de 1820. Que la faute en soit sur eux etnon sur moi ! L’appât du gain et non le zèle de la science m’afait entreprendre ce Virgilius nauticus auquel jetravaille depuis trois ans et qui me sera payé cinq cents francs,savoir : deux cent cinquante francs à la livraison dumanuscrit, et deux cent cinquante francs le jour de la mise envente du tome contenant cet ouvrage. J’ai voulu étancher ma soifabominable de l’or. J’ai failli, non par l’intelligence, mais parle caractère. C’est bien différent ! »

Ainsi M. Bergeret menait le chœur de sespensées flottantes. La jeune Euphémie, qui n’avait pas quitté laplace, appela le maître pour la troisième fois :

– Monsieur… monsieur…

Mais, à ce coup, sa voix, étranglée par lessanglots, s’arrêta dans sa gorge.

M. Bergeret, tournant enfin sur elle lesyeux, vit des larmes couler sur deux joues rondes, rouges etluisantes.

La jeune Euphémie essaya de parler : ilne sortit de sa gorge que des sons rauques comme l’appel que lespâtres de son village tirent de leur cornet à bouquin, le soir.Réunissant sur son visage ses deux bras nus jusqu’au coude, dont lachair blanche et pleine était sillonnée de longues égratignuresroses, elle passa sur ses yeux le revers de ses mains brunes. Lessanglots secouaient sa poitrine étroite et son ventre trop gros, àcause du carreau qu’elle avait eu dans sa septième année et dontelle restait déformée. Puis elle rabattit ses deux bras contre soncorps, cacha ses mains sous son tablier, étouffa ses soupirs, et,dès que la parole put traverser sa gorge, cria bienâprement :

– Je ne peux plus vivre dans cettemaison. Je ne peux plus. Aussi, ce n’est pas une vie. J’aime mieuxm’en aller que de voir ce que je vois.

Il y avait autant de colère que de douleurdans sa voix, et elle regardait M. Bergeret avec des yeuxirrités.

Et vraiment la conduite de son maîtrel’indignait. Ce n’est pas qu’elle eût nourri dans son cœur unelongue tendresse pour Mme Bergeret qui, naguèreencore, dans les jours superbes et prospères, l’accablait d’injureset d’humiliations et la privait de viande. Ce n’est pas qu’elleignorât la faute de sa maîtresse et qu’elle crût, commeMme Dellion et les dames de la bourgeoisie, queMme Bergeret était innocente. Avec la concierge, laporteuse de pain et la bonne de M. Raynaud, elle connaissaitpar le menu les amours secrètes de Mme Bergeret etde M. Roux. Elle les avait découvertes avant M. Bergeret.Ce n’est pas non plus qu’elle les approuvât. Elle les blâmaitsévèrement, au contraire. Qu’une fille, maîtresse de sa personne,eût un amant, elle n’y trouvait pas grand-chose à redire, sachantla manière dont cela se fait. Il s’en était fallu de peu qu’elle envînt là, certaine nuit, après la fête, au bord d’un fossé où elleétait serrée de près par un gars qui voulait rire. Elle savaitqu’un accident est vite arrivé. Mais une pareille conduite larévoltait chez une femme mariée, d’âge respectable et mère defamille. Elle avait confié un matin à la boulangère que madame ladégoûtait. Pour elle, elle n’était pas portée là-dessus, et s’iln’y avait qu’elle au monde pour faire des enfants, le monde,disait-elle, pouvait bien finir. Puisque la bourgeoise était dansd’autres idées, elle n’avait qu’à prendre son mari. Euphémiejugeait que sa maîtresse avait fait un gros vilain péché, mais ellene concevait pas qu’une faute, même grave, ne fût jamais remise etdemeurât sans pardon. Dans son enfance, avant de se louer à desbourgeois, elle avait travaillé avec ses parents à la vigne et auxchamps. Elle voyait le soleil brûler la grappe en fleur, la grêlehacher en quelques minutes tout le blé du champ, et elle voyaitl’année suivante le père, la mère, les frères aînés façonner lavigne, ensemencer le sillon. Et, à cette vie, patiente etnaturelle, elle avait appris qu’en ce monde brûlant et glacé, bonet mauvais, il n’y a rien d’irréparable et que, comme on pardonne àla terre, il faut pardonner à l’homme et à la femme.

Ainsi faisaient les gens de chez elle, quivalaient bien, peut-être, les gens du chef-lieu. Quand la femme àRobertet, la grande Léocadie, paya une paire de bretelles à sonvalet pour l’amener à faire ce qu’elle voulait qu’il lui fît, ellene fut si fine que Robertet ne s’avisât du manège. Il surprit lesgalants au bon moment et corrigea sa femme à coups de chambrière sirudement qu’elle perdit à jamais l’envie de recommencer. Et depuislors Léocadie est une des meilleures femmes de la contrée :son mari n’a pas ça à lui reprocher. C’est aussi qu’ilfaut marcher droit avec M. Robertet, qui a de la conduite etsait mener les bêtes et les gens.

Beaucoup battue par son père vénérable, simpleet brutale elle-même, Euphémie comprenait la violence et elleaurait approuvé que M. Bergeret cassât sur le dos deMme Bergeret coupable les deux balais de la maison,dont l’un avait perdu la moitié de ses crins et l’autre, plusancien, n’en avait pas plus que le creux de la main. Il servait àlaver avec un torchon le carreau de la cuisine. Mais que le maîtregardât une longue et muette rancune, c’est ce que la jeune paysannejugeait odieux, contre nature et vraiment diabolique. Et ce quifaisait sentir plus vivement à Euphémie les torts deM. Bergeret, c’est que sa conduite rendait le servicedifficile et compliqué. Il fallait servir d’une partM. Bergeret qui ne voulait plus prendre ses repas avecMme Bergeret et, d’une autre part,Mme Bergeret dont l’existence, obstinément niée parM. Bergeret, ne se soutenait pas toutefois sans nourriture.« C’est comme à l’auberge », soupirait la jeune Euphémie.Mme Bergeret, à qui M. Bergeret ne donnaitplus d’argent, disait : « Vous réglerez avecmonsieur. » Euphémie portait en tremblant, le soir, son livreà monsieur qui, ne pouvant suffire aux dépenses accrues, larenvoyait d’un geste impérieux. Et elle demeurait accablée par desdifficultés supérieures à son génie. À vivre dans cet air mauvais,elle perdait sa gaieté : on ne l’entendait plus mêler, dans sacuisine, ses rires et ses cris au choc des casseroles, aucrépitement des fritures répandues sur le fourneau, aux roulementslourds du couteau hachant sur la table épaisse les viandes avec unbout de ses doigts. Elle n’avait plus ni joies, ni douleursbruyantes. Elle disait : « Je deviens idiote dans cettemaison. » Mme Bergeret lui faisait pitié.Cette dame était bonne pour elle maintenant. Elles passaient lessoirées assises côte à côte sous la lampe et se faisant desconfidences. C’est l’âme pleine de ces sentiments que la jeuneEuphémie dit à M. Bergeret :

– Je m’en vas ; vous êtes tropméchant aussi. Je veux m’en aller.

Et, de nouveau, elle répandit d’abondanteslarmes.

Ce reproche ne fâcha pas M. Bergeret. Ilfeignit de ne point l’entendre, ayant trop d’esprit pour ne pasexcuser les libertés d’une fille ignorante. Et il sourit au-dedansde lui-même, car il gardait dans le fond obscur de son âme, sousl’appareil des sages pensées et des belles maximes, l’instinctprimitif, qui subsiste chez les hommes modernes de l’esprit le pluscivil et le plus doux, et qui les porte à se réjouir quand ilsvoient qu’on les prend pour des êtres féroces, comme si la capacitéde nuire et de détruire était la première force des vivants, leurvertu essentielle et leur bonté supérieure ; ce qui, à laréflexion, se trouve véritable, puisque, la vie ne se soutenant etne s’accroissant que dans le meurtre, les meilleurs sont ceux quifont le plus de carnages, et puisque ceux qui, par instigation derace et de nourriture, donnent les plus grands coups, sont nommésgénéreux et plaisent aux femmes, naturellement intéressées àchoisir les plus forts et incapables de séparer dans leur esprit laforce fécondante de la force destructive, qui sont, en effet,indissolublement unies dans la nature. Aussi, par l’effet de sonintelligence méditative, quand la jeune Euphémie, de sa voixrustique comme une fable d’Ésope, lui dit qu’il était méchant,M. Bergeret crut entendre un murmure flatteur qui, prolongeantle simple discours de la servante, disait : « Apprends,Lucien Bergeret, que tu es méchant, au sens vulgaire du mot,c’est-à-dire capable de nuire et de détruire, en pleine possessionde la vie, en état de défense, en voie de conquêtes. Sache que tues, à ta manière, un géant, un monstre, un ogre, un hommeterrible. »

Mais, comme il était enclin à douter et à nepoint accepter sans examen les opinions des hommes, il s’examinalui-même pour savoir s’il était vraiment ce que disait Euphémie.Sur les premières vues qu’il jeta au-dedans de lui-même, ilconstata que généralement il n’était pas méchant, qu’il étaitpitoyable, au contraire, sensible aux maux d’autrui, en sympathieavec les malheureux, qu’il aimait ses semblables, qu’il eût voulusatisfaire à tous leurs besoins, combler leurs désirs permis oucoupables, car il n’enfermait pas la charité du genre humain dansles limites d’un système moral et il avait souci de toutes lesmisères. Il tenait pour innocent tout ce qui ne fait de mal àpersonne. Aussi avait-il dans l’âme plus de douceur que n’enpermettent les lois, les mœurs et les croyances diverses despeuples. Donc, s’étant regardé, il vit qu’il n’était pas méchant etil en eut quelque confusion. Il lui en coûtait de se reconnaîtreces méprisables qualités de l’intelligence dont la vie n’est pointfortifiée.

Avec une excellente méthode, il cherchaensuite s’il n’était pas sorti de son caractère bienveillant et deson génie pacifique en quelque circonstance et précisément àl’endroit de Mme Bergeret. Et il reconnut bientôtqu’en cette occasion particulière il avait agi contrairement à sesmaximes générales et à ses sentiments habituels, que sa conduiteprésentait sur ce point des singularités remarquables dont il notales plus étranges.

« Principales singularités : jefeins de la croire criminelle et j’agis comme si j’avaiseffectivement cette croyance vulgaire. Tandis que, dans saconscience, elle se croit coupable pour avoir forniqué avecM. Roux, mon élève, je tiens sa fornication pour innocente,comme n’ayant fait de mal à personne. Mme Bergeretest plus morale que moi. Mais se croyant coupable, elle separdonne. Et moi qui ne la crois pas coupable, je ne lui pardonnepas. Ma pensée à son égard est immorale et douce. Ma conduite à sonégard est morale et cruelle. Ce que je condamne sans pitié, cen’est pas son action, qui n’est que ridicule et incongrue, à monsens ; c’est elle-même, coupable, non d’avoir fait ce qu’ellea fait, mais d’être ce qu’elle est. La jeune Euphémie araison : Je suis méchant ! »

Il s’approuva et, roulant de nouvellespensées, se dit encore :

« Je suis méchant parce que j’agis. Jen’avais pas besoin de cette expérience pour savoir qu’il n’y a pasd’action innocente, et qu’agir, c’est nuire ou détruire. Dès quej’ai commencé d’agir, je suis devenu malfaisant. »

Ce n’est pas sans raison qu’il se parlait dela sorte à lui-même, car il accomplissait une action systématique,continue et suivie, qui était de rendre àMme Bergeret la vie insupportable, en retranchant àcette dame tous les biens indispensables à son humanité grossière,à son génie domestique, à son âme sociable, et finalementd’extirper de la maison l’épouse importune et désobligeante qui luiavait donné l’inestimable avantage d’être trahi.

Il usait de cet avantage. Il accomplissait sonœuvre avec une énergie merveilleuse dans un caractère faible. CarM. Bergeret était pour l’ordinaire incertain et sans volonté.Mais en cette occasion un invincible Éros, un désir le poussait. Cesont les désirs, plus forts que les volontés, qui, après avoir crééle monde, le soutiennent. M. Bergeret était conduit dans sonentreprise par l’ineffable désir, par l’Éros de ne plus voirMme Bergeret. Et ce pur, ce clair désir, que netroublait aucune haine, avait la violence heureuse de l’amour.

Cependant la jeune Euphémie attendait que lemaître répondît et lui adressât, du moins, des paroles irritées.Semblable sur ce point à Mme Bergeret, samaîtresse, le silence lui était plus cruel que l’invective etl’injure.

Enfin M. Bergeret parla. Il dit d’unevoix tranquille :

– Je vous congédie. Vous sortirez decette maison dans huit jours.

La jeune Euphémie ne répondit que par un cribestial et touchant. Elle resta durant une minute sans mouvement.Puis elle regagna, stupide, désolée et douloureuse, sa cuisine,revit les casseroles bossuées, comme des armures aux batailles,entre ses mains vaillantes ; la chaise dont le siège étaitdépaillé sans inconvénient, car la pauvre fille ne s’y asseyaitguère ; la fontaine dont l’eau, maintes fois, s’échappant lanuit, par le robinet laissé grand ouvert, inondait la maison ;l’évier, au tuyau perpétuellement engorgé ; la table entailléepar le hachoir ; le fourneau de fonte, tout mâché par laflamme ; le trou noir du charbon ; les tablettes garniesde dentelle de papier ; la boîte de cirage, la bouteille d’eaude cuivre. Et, parmi ces monuments de sa dure vie, elle pleura.

L’en demain, comme on disait jadis, l’endemain, qui était jour de marché, M. Bergeret se rendit de bonmatin chez Deniseau, qui tenait sur la place Saint-Exupère unbureau de placement pour ouvriers agricoles. Il trouva dans lasalle basse une vingtaine de filles rustiques, tant jeunes quevieilles, les unes courtes, rougeaudes et joufflues ; lesautres longues, sèches, jaunes, diverses de taille et de visage,mais semblables toutes par l’anxieuse fixité du regard, car toutesvoyaient dans chaque visiteur qui ouvrait la porte leur propredestin. M. Bergeret considéra un moment cet assortiment defilles à louer. Puis il passa dans le bureau décoré de calendriers,où Deniseau lui-même se tenait devant une table couverte deregistres crasseux et de vieux fers à cheval qui servaient depresse-papiers.

Il demanda une servante au buraliste, et sansdoute il la voulait pourvue de qualités rares, car, après dixminutes d’entretien, il sortit découragé. Mais, en traversant denouveau la salle commune, il avisa, dans un coin sombre, unecréature qu’il n’avait pas vue la première fois. C’était une longueforme étroite, sans âge ni sexe, surmontée d’une tête osseuse etchauve, avec un front posé comme une sphère énorme sur un nez courttout en narines. La bouche ouverte faisait voir nues des dents decheval et sous la lèvre pendante il n’y avait point de menton. Elledemeurait dans son coin, immobile et sans regards, sachantpeut-être qu’elle ne trouverait pas à se louer de si tôt et qu’onprendrait les autres de préférence à elle, satisfaite pourtantd’elle-même et tranquille. Elle était vêtue comme les femmes du baspays où règnent les fièvres. Et il y avait des brins de paille sursa capeline tricotée.

M. Bergeret la contempla longtemps avecune sombre admiration. Enfin, la désignant à Deniseau :

– Celle-ci, dit-il, me convient.

– Marie ? demanda le buraliste,surpris.

– Elle-même, réponditM. Bergeret.

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