Le Mannequin d’osier

Chapitre 13

 

Maintenant, M. Bergeret allait àl’estaminet. Il passait une heure, chaque soir, au café de laComédie. On l’en blâmait généralement dans le monde. Il y goûtaitune lumière et une chaleur qui n’étaient point matrimoniales ;il y lisait les journaux et il y voyait des visages humains portéspar des gens qui ne lui voulaient pas de mal. Il y trouvait parfoisM. Goubin, son disciple préféré depuis la trahison deM. Roux. M. Bergeret avait des préférences, parce que sonâme esthétique se plaisait à choisir. Il préférait M. Goubin.Mais il ne l’aimait guère. Et de fait, M. Goubin n’était pasaimable ; mince, grêle, pauvre de chair, de poil, de voix etde pensée, ses yeux tendres cachés sous son lorgnon, les lèvresserrées, il avait toutes les petitesses, un pied et une âme dedemoiselle. Ainsi fait, il était exact et minutieux. À son êtretout menu s’ajustaient des oreilles en cornet vastes et puissantes,richesse unique de cet organisme indigent. M. Goubin avait ledon naturel et l’art d’écouter.

M. Bergeret conversait avecM. Goubin, devant deux chopes, au bruit des dominos brasséssur le marbre des tables voisines. À onze heures, le maître selevait. L’élève l’imitait. Et ils allaient, par la place déserte duThéâtre et par les rues obscures, jusques aux tristesTintelleries.

Ils cheminaient ainsi par une nuit de mai.L’air, qu’avaient lavé de lourdes pluies d’orage, était frais,léger, et plein d’une odeur de terre et de feuilles. Le ciel sanslune et sans nuages tenait suspendues dans sa profondeur sombre desgouttelettes de lumière, presque toutes blanches comme le diamant,auxquelles se mêlaient pourtant çà et là des gouttelettes delumière rouge ou bleue. M. Bergeret, levant les yeux au ciel,contempla les étoiles. Il reconnaissait assez bien lesconstellations. Le chapeau en arrière, la face horizontale, ildésigna, du bout de sa canne, aux regards embrouillés deM. Goubin, les Gémeaux, et murmura ces vers :

Oh ! soit que l’astre pur des deux frèresd’Hélène

Calme sous ton vaisseau la vague ionienne,

Soit qu’aux bords de Pœstum…

Puis brusquement :

– Savez-vous, monsieur Goubin, que nousrecevons d’Amérique des nouvelles de Vénus, et que ces nouvelles nesont pas bonnes ?

M. Goubin s’apprêtait docilement àchercher Vénus dans le ciel. Mais le maître l’avertit qu’elle étaitcouchée.

– Cette belle étoile, dit-il, est unenfer de glace et de feu. Je le tiens de M. Camille Flammarionlui-même, qui m’instruit, chaque mois, en d’excellents articles, detoutes les nouveautés du ciel. Vénus présente constamment au soleilla même face, comme la lune à la terre. L’astronome du montHamilton l’affirme. À l’en croire, l’un des hémisphères de Vénusest un désert brûlant ; l’autre, une solitude de glaces et deténèbres. Et cette belle lumière de nos soirs et de nos matins estpleine de silence et de mort.

– Vraiment ! dit M. Goubin.

– C’est ce qu’on croit cette année,répondit M. Bergeret. Pour ma part, je ne suis pas trèséloigné de penser que la vie, telle du moins qu’elle se manifestesur la terre, je veux dire cet état d’activité que présente lasubstance organisée dans les plantes et dans les animaux, estl’effet d’un trouble dans l’économie de la planète, un produitmorbide, une lèpre, quelque chose enfin de dégoûtant, qui ne seretrouve pas dans un astre sain et bien constitué. Cette idée mesourit et me console. Car, enfin, il est triste de penser que tousces soleils allumés sur nos têtes réchauffent des planètes aussimisérables que la nôtre et que l’univers multiplie à l’infini lasouffrance et la laideur.

« Nous ne saurions parler des planètesdépendantes de Sirius ou d’Aldébaran, d’Altaïr ou de Véga, de cespoussières obscures qui peuvent accompagner les gouttes de feurépandues dans le ciel, puisque leur existence même ne nous est pasconnue et que nous ne la soupçonnons qu’en vertu des analogiesexistant entre notre soleil et les autres étoiles de l’univers.Mais si nous nous faisons quelque idée des astres de notre système,cette idée n’est point que la vie y règne dans les formes qu’elleaffecte sur la terre. On ne peut supposer qu’il se trouve des êtresorganisés comme nous dans le chaos des géants Saturne et Jupiter.Uranus et Neptune sont sans lumière ni chaleur. L’espèce decorruption que nous appelons la vie organique ne saurait donc s’yproduire. Il n’est pas plus croyable qu’elle se manifeste danscette cendre d’astres répandue dans l’éther entre les orbites deMars et de Jupiter, et qui n’est que la matière éparse d’uneplanète. La petite boule Mercure semble trop ardente pour produirecette moisissure que sont la vie animale et la vie végétale. Lalune est un monde mort. Nous venons d’apprendre que la températurede Vénus ne convient point à ce que nous appelons des organismes.Donc, nous ne pourrions rien imaginer de comparable à l’homme danstout le système solaire, s’il ne s’y trouvait point la planète Marsqui, malheureusement pour elle, présente quelque ressemblance avecla terre. Elle a de l’air, mais en petite quantité, de l’eau ;elle a peut-être de quoi faire, hélas ! des animaux commenous.

– N’est-il pas vrai qu’on la croithabitée ? demanda M. Goubin.

– On fut parfois tenté de le supposer,répondit M. Bergeret. La figure de ce monde nous est malconnue. Elle semble variable et sans cesse agitée. On y voit descanaux dont l’origine et la nature sont ignorées. Et nous ne sommespoint sûrs que ce monde voisin soit attristé et déshonoré par desêtres semblables à des hommes.

M. Bergeret était à sa porte. Il s’arrêtaet dit :

– Je veux croire encore que la vieorganique est un mal particulier à cette vilaine petite planète-ci.Il serait désolant de penser qu’on mange et qu’on est mangé dansl’infini des cieux.

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