Les Amours du Chico

Chapitre 2FAUSTA ET LE TORERO

Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, après unejournée et une nuit aussi bien remplies, le Torero s’était renduauprès de sa fiancée, la jolie Giralda.

Don César ne cessait d’interroger la jeune fille sur ce que luiavait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance etde sa famille, qu’elle prétendait connaître. Malheureusement laGiralda avait dit tout ce qu’elle savait et le Torero, frémissantd’impatience, attendait que la matinée fût assez avancée pour seprésenter devant cette princesse inconnue, car il avait décidéd’aller trouver Fausta.

Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune hommeceignit son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger del’hôtellerie où elle se trouvait en sûreté, sous la garde dePardaillan, et il sortit.

Sur le palier du premier étage, en passant devant la portederrière laquelle Pardaillan dormait à poings fermés, il eut uneseconde d’hésitation et il allongea la main vers le loquet pourentrer. Mais il n’acheva pas son geste, et, secouant latête :

– Non ! murmura-t-il, ce serait un crime de leréveiller pour si peu. Que me dirait-il d’ailleurs ?Laissons-le reposer, il doit en avoir besoin ; quoiqu’il ne sesoit guère expliqué, j’ai idée qu’il a dû passer une nuit plutôtmouvementée.

Et il continua son chemin sur la pointe des pieds, descenditl’escalier intérieur en chêne sculpté, dont les marches, cirées àoutrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet d’unesalle d’honneur de palais, et pénétra dans la cuisine.

Un cabinet semblable à peu près au bureau d’un hôtel moderneavait été ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petiteJuana. De ce cabinet, à l’abri des regards indiscrets, la fille deManuel pouvait, par de grands judas, surveiller à la fois lacuisinière, la grande salle et le patio, sans être vueelle-même.

Le Torero pénétra dans ce retrait et, s’inclinant gracieusementdevant la jeune fille :

– señorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne quejolie, c’est pourquoi j’ose vous prier de veiller sur ma fiancéependant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire ensorte que nul ne soupçonne sa présence chez vous ?

Señorita ! La petite Juana, toujours parée comme une dame,gracieuse et avenante avec tous, savait néanmoins imposer lerespect. Peu de personnes, comme Pardaillan, se permettaient del’appeler Juana tout court ; bien moins encore, commeCervantès, la tutoyaient. Les serviteurs et les clients lasaluaient, pour la plupart, de ce titre de señorita, ou demoiselle,alors réservé aux seules femmes de noblesse.

Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit :

– Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vaismonter à l’instant chercher votre fiancée, et tant que durera votreabsence, je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul nepénètre sans ma permission.

– Mille grâces, señorita ! Je n’attendais pas moins devotre bon cœur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier dePardaillan, à son réveil, que j’ai dû m’absenter pour une affairequi ne souffre aucun retard. J’espère être de retour d’ici à uneheure ou deux au plus.

– Le sire de Pardaillan sera prévenu.

Le Torero remercia et, tranquille sur le sort de la Giralda, ilsortit après s’être incliné devant la fillette, avec autant dedéférence que si elle avait été une grande dame.

Une fois dehors, il se dirigea à grand pas vers la maison desCyprès, où il espérait trouver la princesse. À défaut, il pensaitque quelque serviteur serait à même de le renseigner et de luiindiquer où il pourrait la trouver ailleurs.

Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, grillerquelques hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonneville de Séville, l’Inquisition avait donné à cette sinistrecérémonie une ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes– sept : autant de condamnés qu’il y avait de jours dans lasemaine – que par le faste du cérémonial.

Aussi le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés quitous se hâtaient vers la place San-Francisco, théâtre ordinaire detoutes les réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, etc’est à dessein. En effet, non seulement les autodafésconstituaient à peu près les seules réjouissances offertes aupeuple, mais encore on était arrivé à lui persuader qu’en assistantà ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant de la mortdes malheureuses victimes, il travaillait à son salut. Le clergé,pour obtenir ce résultat, avait tout simplement prêché en chaireque chaque fidèle qui assisterait au supplice aurait droit à uncertain nombre d’indulgences.

La foule se rendait donc en masse à ces exécutions puisquec’était tout profit pour elle.

En dehors des autodafés, il y avait encore les corridas. Maisles corridas étaient plutôt rares. En outre, il ne faudrait pascroire que la corrida était ce qu’elle est devenueaujourd’hui : un spectacle accessible à tous, moyennantfinance. La corrida était alors, en Espagne, à peu près ce qu’étaitle tournoi en France : une distraction sauvage réservée à laseule noblesse. Pour descendre dans l’arène et combattre le fauve,il fallait être noble, à telles enseignes que le père de PhilippeII, l’empereur Charles Quint, n’avait pas dédaigné de le faire.Pour assister à la corrida il fallait encore être de noblesse.Certes on réservait une place au populaire qu’on parquait debout auplus mauvais endroit, mais la plus grande partie des places étaitréservée à la noblesse.

Pour les exécutions, il n’en était pas de même. Ces spectacless’adressaient surtout au peuple avec l’intention de le moraliser etde l’édifier. Naturellement on lui réservait la place d’honneur etil en était fier.

Parmi cette foule de gens pressés d’aller occuper les meilleuresplaces ou de jouer leur modeste rôle dans la fête, car toutes lesconfréries participaient à l’autodafé, il s’en trouvait qui,reconnaissant don César, le désignaient à leurs voisins enmurmurant sur un mode admiratif :

– El Torero ! El Torero !

Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les salutset les sourires d’un air distrait et continuait hâtivement saroute.

Enfin il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perronet se trouva dans ce vestibule qu’il avait à peine regardé la nuitmême, alors qu’il était à la recherche de la Giralda et dePardaillan.

Comme il n’avait pas les préoccupations de la veille, il futébloui par les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il segarda bien de rien laisser paraître de ces impressions, car quatregrands escogriffes de laquais, chamarrés d’or sur toutes lescoutures, se tenaient raides comme des statues et le dévisageaientd’un air à la fois respectueux et arrogant.

Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille ilcommanda, sur un ton qui n’admettait pas de résistance, au premiervenu de ces escogriffes, d’aller demander à sa maîtresse si elleconsentait à recevoir don César, gentilhomme castillan.

Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence :

– Sa Seigneurie l’illustre princesse Fausta, ma maîtresse,n’est pas en ce moment à sa maison de campagne. Elle ne saurait enconséquence recevoir le seigneur don César.

« Bon ! pensa le Torero, cette illustre princesses’appelle Fausta C’est toujours un renseignement. »

Et tout haut :

– J’ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affairedu plus haut intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez medire où je pourrai la rencontrer.

Le laquais réfléchit une seconde et :

– Si le seigneur don César veut bien me suivre, j’aurail’honneur de le conduire auprès de M. l’intendant qui pourrapeut-être le renseigner.

Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade depièces meublées avec un luxe inouï, dont il n’avait jamais eul’idée.

« Oh ! oh ! songeait-il, je comprends lesexclamations admiratives de don Miguel. Il faut que cette princessesoit puissamment riche pour s’entourer d’un luxe pareil. Et quandje pense que ces trésors sont restés toute une nuit sans défense, àla portée du premier malandrin venu, je me dis qu’il faut que cetteprincesse soit singulièrement dédaigneuse de ces richesses… ouqu’un mobile très puissant, que je ne devine pas, la guide à monendroit, puisque c’est pour m’être agréable, pour me permettred’arriver jusqu’à Giralda, qu’elle a consenti à laisser cesmerveilles à l’abandon. »

En songeant de la sorte, il était parvenu au premier étage etétait entré dans une chambre confortablement meublée. C’était lachambre de M. l’intendant à qui le laquais expliqua ce quedésirait le visiteur et se retira aussitôt après.

M. l’intendant était un vieux bonhomme tout ridé, toutcourbé, tout confit en douceur, d’une politesse obséquieuse.

– Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet importantpersonnage, me dit que vous vous appelez don César. Je pense quececi n’est que votre prénom… Excusez-moi, monsieur, avant de vousconduire près de mon illustre maîtresse, j’ai besoin de savoir aumoins votre nom… Vous comprendrez cela, je l’espère.

Très froid, le jeune homme répondit :

– Je m’appelle don César, tout court. On m’appelle aussi leTorero.

À ce nom, l’intendant se courba en deux et tout confusmurmura :

– Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner… Jesuis au désespoir de ma maladresse ; j’espère que monseigneuraura la bonté de me la pardonner… La princesse est menacée dans cepays, et je dois veiller sur sa vie… Si monseigneur veut bien mesuivre, j’aurai l’insigne honneur de conduire monseigneur auprès dela princesse qui attend la visite de monseigneur avec impatience,je puis le dire.

Devant ce respect outré, sous cette avalanche de« monseigneur » inattendue, le Torero demeura muet destupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si ce discours nes’adressait pas un autre. Il se vit seul avec M. l’intendant.Alors il regarda celui-ci comme pour s’assurer s’il avait bien toutson bon sens. Et il dit doucement, comme s’il avait craint del’exciter en le contrariant :

– Vous vous trompez, sans doute. Je vous l’ai dit : jem’appelle don César, tout court, et je n’ai aucun droit à ce titrede monseigneur que vous me prodiguez si abondamment.

Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mainsà s’en écorcher les paumes :

– Du tout ! du tout ! dit-il. C’est le titreauquel vous avez droit… en attendant mieux.

Le Torero pâlit et, d’une voix étranglée parl’émotion :

– En attendant mieux ?… Que voulez-vous doncdire ?

– Rien que ce que j’ai dit, monseigneur. La princesse vousexpliquera elle-même. Venez, monseigneur, elle vous attend et ellesera bien contente… oui, je puis le dire, bien contente.

– En ce cas, conduisez-moi auprès d’elle, dit le Torero quise dirigea vers la porte.

– Tout de suite ! monseigneur, tout de suite !acquiesça l’intendant qui se hâta de prendre son chapeau, sonmanteau et se précipita à la suite du Torero.

Hors la maison, l’intendant précéda don César et, trottinant àpas rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la placeSan-Francisco, déjà encombrée d’une foule bruyante, avided’assister au spectacle promis.

Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte depopulaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraientla place n’étaient pas moins garnis. Mais là, c’était la fouleélégante des seigneurs et des nobles dames.

Tous et toutes, nobles et manants attendaient avec la mêmeimpatience sauvage.

Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestalde fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place lessept condamnés. Autour du bûcher, un triple cordon de moinessinistres, immobiles comme des statues, la cagoule rabattue,attendaient, la torche à la main, que les victimes leur fussentlivrées pour communiquer le feu aux fascines. Et, en attendant, destorches allumées, une fumée âcre s’échappait en volutes épaisses,s’élevait en tourbillonnant et empestait l’air devenu difficilementrespirable.

Nul ne s’en montrait incommodé, au contraire. Cette fumée,c’était comme le prélude de la fête. Tout à l’heure, l’encensviendra se mêler à elle, les flammes s’élèveront claires etgigantesques et purifieront tout.

Face au bûcher se dressait l’autel construit sur la place même.En temps ordinaire cet autel s’ornait d’une croix sur laquelle unChrist de bronze ciselé tendait ses bras implorants, levait vers leciel des yeux vitreux qui semblaient le prendre à témoin de laméchanceté des hommes. Aujourd’hui l’autel est paré de richesdentelles, tendu de fine lingerie, d’une blancheur immaculée,enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête : etc’était en effet jour de grande fête.

Du haut de la grosse tour du couvent de San-Francisco, proche,sans discontinuer, le glas tombait lent, lugubre, sinistre,affolant. Il annonçait que la fête était commencée, c’est-à-direque les condamnés, les juges, les moines, les confréries, la cour,le roi, tout ce qui constituait l’abominable cortège, sortait de lacathédrale pour traverser processionnellement les principales voiesde la ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d’aboutir àla place où les victimes, du haut de leur bûcher, devaient assisterà la célébration de la messe, avant que les moines bourreaux nemissent le feu aux fascines. Il continuera de tinter, ce glas,jusqu’à la fin de la cérémonie, c’est-à-dire jusqu’à ce que le feuait accompli son œuvre en dévorant les corps des suppliciés.

Et les cris de joie, les interpellations, les grassesplaisanteries, les imprécations, les malédictions à l’adresse deshérétiques, les hurlements de fauves, les trépignementsd’impatience, les rires hystériques éclataient, fusaient,bourdonnaient, rebondissaient parmi cette foule endimanchée.

Oui, c’était une grande fête !

La haine, la fureur, l’impatience, la joie, une joie hideuse,tels étaient les sentiments qui éclataient sur toutes ces facesconvulsées. Pas un mot de pitié, pas une protestation.

Au surplus, il est juste de dire que celui qui eût été assez malinspiré pour faire entendre un murmure de réprobation, eût étéinfailliblement adjoint aux sept malheureux qu’on traînait, en cemoment, processionnellement, par les rues de la ville.

La pitié était soigneusement étouffée. Il fallait avoir unebonne dose de courage pour oser s’abstenir d’assister àl’effroyable spectacle, ou tout au moins se montrer sur le parcoursde la procession. L’abstention, trop fréquemment renouvelée,rendait suspect et le suspect ne tardait guère à être appréhendé.Les casas santas, ou prisons de l’Inquisition, lerecueillaient alors et il lui était loisible, dans la solitude ducachot, de méditer sur ce qu’il en coûte à paraître désapprouverles actes du Saint-Office. Encore devait-il s’estimer très heureuxqu’on ne s’avisât pas de lui faire jouer un rôle plus importantdans le sinistre drame, en l’envoyant achever ses méditations surle bûcher.

Derrière l’intendant de Fausta qui, au milieu de cette foulecompacte, se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez unbonhomme qui paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu’auperron d’une des plus somptueuses maisons en façade sur laplace.

Contrairement à toutes les autres habitations, cette maisonn’avait pas un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plusqu’à ses balcons.

Guidé par l’intendant, après avoir traversé un certain nombre depièces, meublées et ornées avec plus de magnificence encore que lessalles de la maison des Cyprès, ce qui lui eût paru choseimpossible avant d’avoir pénétré dans ce palais, don César futintroduit dans un petit cabinet, désert pour le moment.

L’intendant le pria d’attendre là un instant, le temps d’alleraviser sa maîtresse.

Le Torero acquiesça d’un signe de tête et, tandis quel’intendant se retirait, il demeura debout, l’air rêveur.

Dans le couloir où il s’engagea, le vieil intendant tout casséredressa soudain sa taille, et d’un pas alerte et vif il monta aupremier étage et pénétra dans un salon dont le balcon large etspacieux étalait sur la place le ventre rebondi de sa balustrade enfer forgé.

Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d’unegrande simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés surun coussin de soie rouge merveilleusement brodé jusqu’à lacollerette très simple, sans un bijou, sans un ornement, Faustaattendait dans une pose méditative.

Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainementla vigueur d’un homme dans la force de l’âge, s’inclinaprofondément devant elle et attendit.

– Eh bien, maître Centurion ? interrogea Fausta.

Centurion, puisque c’était lui qui, adroitement grimé, venait dejouer le rôle d’intendant, Centurion réponditrespectueusement :

– Eh bien ! il est venu, madame.

Si Fausta fut satisfaite, elle n’en laissa rien paraître. Ellese contenta d’un léger signe de tête pour manifester sasatisfaction, et très calme, l’air presque indifférent :

– Vous l’avez amené ?

– Il attend votre bon plaisir en bas.

Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir unmoment.

– Il ne vous a pas reconnu ? fit-elle avec unecertaine curiosité.

Centurion fit une grimace qui avait la prétention d’être unsourire :

– S’il m’avait reconnu, dit-il avec conviction, je n’auraispas l’honneur de l’introduire auprès de vous.

Fausta eut un mince sourire.

– Je sais qu’il ne vous affectionne pas précisément,dit-elle.

Centurion eut encore la même grimace et, piteusement :

– Dites qu’il me veut la male-mort, madame, et vous serezdans le vrai. Cela ne laisse pas de m’inquiéter beaucoup. Carenfin, si vos projets aboutissent et qu’il continue à me détester,c’en est fait de la situation que vous avez daigné me faireentrevoir.

Le sourire de Fausta se nuança d’une imperceptible raillerie. Etcomme Centurion attendait sa réponse avec une anxiétévisible :

– Rassurez-vous, maître, dit-elle gravement. Continuez à meservir fidèlement sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, jeferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi oubliera lesinjures faites à l’amoureux sans nom et sans fortune.

– J’avais besoin de cette assurance, madame, proféraCenturion, redevenu tout joyeux.

– Introduisez-le, continua Fausta ; et dès qu’il seraparti, revenez prendre mes ordres.

Centurion s’inclina et sortit immédiatement.

Quelques instants plus tard il introduisit le Torero auprès deFausta et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retiraitdiscrètement.

En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussiaccomplie n’était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâcejuvénile, il s’inclina profondément devant elle, autant pourdissimuler son trouble que par respect.

Fausta remarqua l’effet qu’elle produisait sur le jeune homme.Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à leproduire, elle l’espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs.Elle avait lieu d’être satisfaite.

D’un œil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendaitdans une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière,juste ce qu’il fallait. Cette attitude, pleine de tact, la mâlebeauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse de touterecherche outrée, le sourire un peu mélancolique, l’œil droit, trèsdoux, la loyauté qui éclatait sur tous ses traits, le front largequi dénotait une intelligence remarquable, enfin la force physiqueque révélaient des membres admirablement proportionnés dans unetaille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup d’œil, et sil’impression qu’elle venait de produire était tout à son avantage,l’impression qu’il lui produisit, à elle, pour être prudemmentdissimulée, ne fut pas moins favorable.

Fausta accentua son sourire et, satisfaite, elle se dit que cejeune aventurier ferait un souverain très noble et très fier,susceptible de faire impression sur la foule, qui s’attachebeaucoup plus aux apparences qu’à la réalité ; enfin, placéprès d’elle, il ne serait pas écrasé. Au contraire, sa grâcejuvénile, son élégance naturelle seraient mises en relief par labeauté majestueuse de la femme, qui ressortirait davantageelle-même. Ils se feraient valoir mutuellement, et tous deux ilsconstitueraient ce que l’on est convenu d’appeler un couplemerveilleusement assorti.

De cet examen très rapide, qu’il soutint avec une aisanceremarquable, sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout àson avantage. Chez Fausta, la femme et l’artiste se déclarèrentégalement satisfaites. Évidemment, elle n’attachait qu’uneimportance relative à ces détails secondaires. Ce n’était pas unhomme qu’elle voulait conquérir, c’était la couronne que cet hommeétait à même de lui donner. Quand même elle était trop femme, tropéprise de beauté pour ne pas éprouver une réelle satisfaction enconstatant que cette couronne se poserait sur une tête noble etfière, assez mâle, assez forte pour ne pas fléchir sous lepoids.

Cette impression favorable lui était aussi d’une réelle utilitéen ce sens qu’elle allait lui faciliter, dans une certaine mesure,l’œuvre de séduction qui allait commencer.

Œuvre redoutable. Œuvre capitale.

Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu’allaitprendre le Torero. Cette décision elle-même dépendait de l’effetqu’elle produirait sur lui.

Qu’il se dérobât, qu’il refusât de renoncer à son amour pour laGiralda, et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.

L’œuvre n’était pas irréalisable pourtant, du moins ellel’espérait. Et quant à sa difficulté même, pour une natureessentiellement combative, comme la sienne, c’était unstimulant.

Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d’achoppement, ona déjà vu qu’elle avait pris une décision à son égard. C’était trèssimple, la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l’amour duTorero, il ne tiendrait pas devant l’irréparable, c’est-à-dire lamort de la femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il seconsolerait vite. Et d’ailleurs, pour activer sa guérison, elleavait une couronne à lui donner, elle lui montrerait un royaume àprendre, un empire à conquérir. Quel esprit serait assez froid,assez puissant pour résister à pareil éblouissement ? Quelamour, quels regrets seraient assez forts pour se dérober à unaussi prestigieux dérivatif ?

Elle ne connaissait qu’un seul être au monde capable de resterfroid devant d’aussi puissantes tentations : Pardaillan.

Mais Pardaillan n’avait pas son pareil.

Oui, l’œuvre de séduction serait difficile, mais non pasimpossible.

Elle mit donc en œuvre toutes les ressources de son espritsubtil, elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et decette voix harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elledemanda :

– C’est bien vous, monsieur, qu’on appelle donCésar ?

Et elle insista sur ces deux mots : qu’on appelle.

Le Torero s’inclina en signe d’assentiment.

– Vous aussi qu’on appelle El Torero ?

– Moi-même, madame.

– Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignoreztout de votre naissance et de votre famille. Vous supposez êtrevenu au monde, voici environ vingt-deux ans, à Madrid. C’est biencela ?

– Tout à fait, madame.

– Excusez-moi, monsieur, si j’ai insisté sur ces menusdétails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourraitavoir des conséquences très graves.

– Vous êtes tout excusée, madame. Au surplus, si vous ledésirez, je n’ai qu’à me montrer à ce balcon. Je serais biensurpris si, parmi cette foule, il ne se trouvait pas quelques voixpour me donner ce nom d’El Torero, qui est devenu le mien.

Il dit cela gravement, sans arrière-pensée, désireux de laconvaincre, pas plus.

Gravement aussi, et d’un geste très doux, elle refusa en mêmetemps qu’elle disait :

– Veuillez vous asseoir.

De la main elle désignait un siège placé près de son fauteuil,presque vis-à-vis, et un gracieux sourire ponctuait le geste.

Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de sesgestes, la souplesse de ses attitudes et, à part soi, ellemurmura : « Oui, c’est bien du sang royal qui coule dansses veines !… De cet aventurier, élevé à la diable, je feraiun monarque superbe et magnifique. »

À ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Lecortège des condamnés approchait du lieu du supplice et la foulemanifestait ses sentiments par des hurlements féroces :

– À mort !… Mort aux hérétiques !…

Suivis de ces autres cris :

– Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

Seulement, les acclamations étaient moins nourries, moinsimposantes que les cris de mort. Il faut croire que la férocitéétait le sentiment dominant. Il est à remarquer, du reste, quelorsqu’une foule en liesse est réunie quelque part, elle ne trouverien autre à crier que : « Vivat ! » ou« À mort ! ».

Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfoiscomplètement, le Miserere, entonné à pleine voix par desmilliers et des milliers de moines, de pénitents, de frères de centconfréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, serapprochant insensiblement, lugubre et terrible en même temps.

Et dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber,lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.

Tout cela : chants funèbres, clameurs, vivats, sonnerie dubronze pénétrait, par la baie largement ouverte, dans la salle oùFausta recevait le Torero, la remplissait d’un bourdonnementassourdissant.

Mais si les nerfs du jeune homme se trouvaient mis à une assezrude épreuve, Fausta ne paraissait nullement en être incommodée. Oneût dit qu’elle n’entendait rien de ces bruits du dehors qu’ellelaissait intentionnellement pénétrer chez elle.

Cependant dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs,mettant tous ses efforts à surmonter le trouble étrange que labeauté de Fausta avait déchaîné en lui et qu’il sentait augmenter,le Torero dit doucement :

– Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à unepersonne qui m’est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose,de vous en exprimer ma gratitude.

Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda.Jamais créature humaine ne lui avait produit un effet comparable àcelui que lui produisait Fausta. Jamais personne ne lui en avaitimposé autant.

Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montraitintérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, laconstance en amour, chez l’homme, était décidément une bien fragilechose. Cette petite bohémienne, à qui elle avait fait l’honneurd’accorder quelque importance, comptait décidément bien peu. Lavictoire lui paraissait maintenant certaine, et si une chosel’étonnait, c’était d’en avoir douté un instant.

Mais l’allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mitquelque froideur dans la manière dont elle répondit :

– Je ne me suis intéressée qu’à vous, sans vous connaître.Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous, uniquement pour vous. Enconséquence, vous n’avez pas à me remercier pour des tiers quin’existent pas pour moi.

À son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequelelle parlait de celle qu’il adorait. En outre, il ne laissait pasque d’être surpris. Une pareille attitude ne correspondait pas àl’enthousiasme manifesté par la Giralda à l’égard de cetteprincesse qu’elle déclarait si bonne. Il y avait là quelque chosequi le déroutait.

Dès l’instant où cette princesse Fausta paraissait vouloirs’attaquer à l’objet de son amour, il retrouva une partie de sonsang-froid, et ce fut d’une voix plus ferme qu’il dit :

– Cependant, ce tiers qui n’existe pas pour vous, madame,m’a assuré que vous aviez été pleine de bonté et d’attentions à sonégard.

– Bontés, attentions – s’il y en a eu réellement – ditFausta d’un ton radouci et avec un sourire, je vous répète que toutcela s’adressait à vous seul.

– Pourquoi, madame ? fit ingénument le Torero, puisquevous ne me connaissiez pas. Oserai-je vous demander ce qui me vautl’honneur insigne d’attirer sur mon obscure personnalitél’attention, mieux, l’intérêt d’une princesse puissante et richecomme vous paraissez l’être, jeune et belle, d’une beauté sansrivale ?

Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d’unedouceur enveloppante :

– Une nature chevaleresque comme celle que je devine envous comprendra aisément le mobile auquel j’ai obéi. Si vousappreniez, monsieur, qu’on prémédite d’assassiner lâchement uneinoffensive créature, si vous saviez que tel jour, à telle heure,de telle manière, on meurtrira cette créature qui vous estinconnue, que feriez-vous ?

– Par Dieu ! madame, dit fougueusement le Torero,j’aviserais cette créature d’avoir à se tenir sur ses gardes, et aubesoin je lui prêterais l’appui de mon bras.

À mesure qu’il parlait, Fausta approuvait doucement de la tête.Quand il eut terminé :

– Eh bien ! monsieur, dit-elle, c’est là tout lesecret de l’intérêt que je vous ai porté, sans vous connaître. J’aiappris qu’on voulait vous assassiner et j’ai cherché à vous sauver.La jeune fille dont vous parliez il y a un instant, devant être,inconsciemment, je me hâte de le dire, l’instrument de votre mort,j’ai fait en sorte que vous ne puissiez l’approcher. Quand j’ai crule danger passé, je vous ai facilité de mon mieux les voies et jevous ai fait conduire jusqu’à elle. Tout cela, monsieur, je l’aifait par humanité, comme vous l’auriez fait, comme aurait faittoute personne de cœur. Je ne pensais pas vous connaître jamais.Et, à vrai dire, je n’y tenais pas, sans quoi je vous eusse attenduchez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si l’onparaît rechercher un remerciement ou une louange. J’ignorais alorsbien des choses, vous concernant, que j’ai apprises depuis, et quim’ont fait désirer vivement vous connaître. Aujourd’hui que je vousai vu, je me félicite du peu que j’ai fait pour vous et je vousprie de me considérer comme une amie dévouée, prête à toutentreprendre pour vous sauver, et vous pouvez voir à mon air,monsieur, que je ne suis pas femme à promettre en vain et que leconcours que je vous offre n’est pas à dédaigner.

Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotioncommunicative qui fit une impression profonde sur le Torero.Profondément ému à son tour, il s’inclina gravement et, avec unaccent de gratitude très sincère :

– Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais commentvous remercier.

Et avec un sourire plein d’insouciance :

– Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à lalégère ? Suis-je donc si menacé ?

Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur lanuque du Torero, elle dit :

– Plus que vous ne l’imaginez. Je ne dirai pas que vosjours sont comptés ; je vous dis : vous n’avez quequelques heures à vivre… si vous vous complaisez dans cetteinsouciante confiance.

Si brave qu’il fût, le Torero pâlit légèrement.

– Est-ce à ce point ? fit-il.

Toujours très grave, elle fit signe que oui de la tête etreprit :

– Je n’ai qu’un regret : celui de vous avoir rapprochéde cette jeune fille. Si j’avais su ce que je sais maintenant,jamais, par mon fait du moins, vous ne l’eussiez retrouvée.

Un vague soupçon germa dans l’esprit du Torero. À son tour, ildevint froid, tout son calme soudain reconquis.

– Pourquoi, madame ? fit-il avec une imperceptiblepointe d’ironie.

– Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accentde conviction impressionnant, parce que cette jeune fille causeravotre mort.

Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec uncalme imperturbable. Dans ce regard clair et lumineux il ne lut queloyauté éclatante, sincérité absolue et, à ce qu’il lui sembla,sympathie manifeste.

Le commencement de soupçon imprécis qui l’avait effleuré sefondit instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau il futrepris par ce trouble étrange qui l’avait agité et qu’il croyaitavoir maîtrisé.

– Mais enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordred’idées, qui est donc cet ennemi mortellement acharné aprèsmoi ? Le savez-vous ?

– Je le sais.

– Son nom ?

– Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant il estnécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, nefût-ce que pour défendre vos jours menacés. Je vous dirai donc quecet ennemi, c’est…

Elle s’arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu’ellepressentait très rude. Et son accent était si majestueux, sitriste, si apitoyée sa physionomie, qu’étreint par une angoisseindéfinissable, il murmura machinalement, en passant sa main surson front moite :

– C’est ?…

– Votre père ! lâcha brusquement Fausta.

Et sous ses dehors apitoyés elle l’étudiait avec la froide etcurieuse attention du praticien se livrant à quelqueexpérience.

L’effet du reste fut foudroyant, dépassant au-delà tout cequ’elle avait imaginé.

Le Torero se dressa d’un bond et, livide, hagard, échevelé, ilgronda d’une voix qui n’avait plus rien d’humain :

– Vous avez dit ?…

Très ferme, elle répéta sur un ton énergique :

– Votre père !…

Le Torero la fixait avec des yeux qui n’avaient plus rien devivant, des yeux qui semblaient implorer grâce. Et de cette mêmevoix rauque, où l’on sentait gronder des sanglotsrefoulés :

– Mon père !… On m’avait dit pourtant…

– Quoi donc ?

Et de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avecune curiosité aiguë. Savait-il ? Ne savait-il pas ?

Non ! il ne savait pas sans doute, car il ditpéniblement :

– On m’avait dit qu’il était mort, voici vingt ans etplus…

– Votre père est vivant ! dit-elle avec une énergiecroissante.

– Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.

Elle haussa les épaules.

– Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il paséloigner de vous tout soupçon de la vérité !

Et en disant ces mots elle le fouillait de plus en plus.Non ! décidément, il ne savait rien, car il reprit en sefrappant le front :

– C’est vrai ! Niais que je suis ! Commentn’ai-je pas songé à cela ?… c’est vrai, il fallaitéloigner…

Et changeant d’idée, frémissant d’une joie intense, oubliant cequ’elle venait de lui dire :

– Alors, c’est vrai ? dit-il d’une voix implorante, ilvit ?… Mon père vit ?… Mon père !…

Et il répétait doucement ce nom, comme s’il eût éprouvé unsoulagement ineffable à le prononcer.

Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui.Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre. Peu lui importaientles moyens et si elle semait des cadavres sur sa route.

Froidement implacable sous ses airs doucereux, ellereprit :

– Votre père est vivant, bien vivant… malheureusement pourvous. C’est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui ajuré votre mort… et qui vous tuera, n’en doutez pas, si vous nevous défendez énergiquement.

Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité,momentanément oubliée.

Mais que son père voulût sa mort, cela lui paraissaitimpossible, contre nature. Instinctivement il cherchait dans sonesprit une excuse à cette monstruosité. Et tout à coup il se mit àrire franchement et s’écria joyeusement :

– J’y suis !… Mordieu ! madame, l’horrible peurque vous m’avez faite ! Est-ce qu’un père peut chercher àmeurtrir son enfant, la chair de sa chair ? Eh ! non,c’est impossible ! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi sonnom, madame, j’irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nousentendrons.

Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaqueparole, elle dit :

– Votre père sait qui vous êtes… C’est pour cela qu’il vousveut supprimer.

Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sapoitrine, comme s’il eût voulu s’arracher le cœur.

– Impossible ! bégaya-t-il.

– Cela est ! dit Fausta rudement. Que la foudrem’écrase si je mens ! ajouta-t-elle d’un ton solennel.

– Que maudite soit l’heure présente ! tonna le Torero.Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je sois quelqueinavouable bâtard !… Il faut donc que ma mère, que l’enferla…

– Arrêtez ! gronda Fausta en se redressantfrémissante. Vous blasphémez !… Sachez, malheureux, que votremère fut toujours épouse chaste et irréprochable ! Votre mère,que vous alliez maudire dans un moment d’égarement que jecomprends, votre mère est morte martyre… et son bourreau, sonassassin pourrais-je dire, fut précisément celui qui vous repoussa,qui vous veut la male-mort aujourd’hui qu’il vous sait vivant,après vous avoir cru mort durant de longues années. L’assassin devotre mère, c’est celui qui vous veut assassiner aussi : c’estvotre père !

– Horreur ! Mais si je ne suis pas un bâtard…

– Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avecforce. Je vous en fournirai les preuves… quand l’heure seravenue.

Et tranquillement elle reprit place sur son fauteuil.

Lui cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamaitdouloureusement :

– S’il en est ainsi, c’est donc que mon père est un monstresanguinaire, un fou furieux !

– Vous l’avez dit, dit froidement Fausta.

– Et ma mère ?… ma pauvre mère ? sanglota leTorero.

– Votre mère fut une sainte, dit Fausta en levant l’indexcomme pour indiquer qu’elle devait être au ciel.

– Ma mère ! répéta le Torero avec une douceurinfinie.

– On venge les morts, avant de les pleurer ! insinuainsidieusement Fausta.

Le Torero se redressa, étincelant, et d’une voixfurieuse :

– Vengeance ! oh ! oui !vengeance !

Et tout à coup il s’écroula sur son siège, la tête entre sesdeux mains, et râla :

– Mon père ! Devrai-je donc frapper mon père pourvenger ma mère ?… C’est impossible !

Fausta eut un sourire sinistre qu’il ne vit pas. Elle étaitpatiente, Fausta ; c’était ce qui la faisait si forte et siredoutable. Elle n’insista pas. Elle venait de semer la graine demort, il fallait la laisser germer.

De sa voix douce, caressante :

– Avant de venger votre mère, il faut vous défendrevous-même. N’oubliez pas que vous êtes menacé. Votre vie ne tientqu’à un fil.

– Mon père est donc un bien puissant personnage ? fitamèrement le Torero, qui se souvint alors des« monseigneur » que lui avait prodigués l’intendant decette princesse qui voulait bien s’intéresser à lui.

– Puissant au-dessus de tout, répondit évasivementFausta.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, le Torero n’attachaqu’une médiocre importance à ces paroles.

– Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j’ignore àquel mobile vous obéissez en me disant les choses terribles quevous venez de me dévoiler.

– Je vous l’ai dit, monsieur, j’ai obéi d’abord à un simplesentiment d’humanité. Depuis que je vous ai vu, je n’ai pas deraison de vous cacher que vous m’avez été sympathique. C’est àcette sympathie désintéressée, croyez-le, que vous devez le vifintérêt que je vous porte et que vous méritez. Je n’ai pas étélongue à deviner que vous étiez une noble nature, monsieur.

Le Torero s’inclina profondément trop troublé d’ailleurs pourremarquer ce qu’il pouvait y avoir d’étrange, d’audacieux, dans lesparoles de la princesse.

– Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu neplaise ! madame. Mais ce que vous venez de me révéler est siextraordinaire, si incroyable que – excusez-moi, madame – à moinsde preuves palpables, indéniables, je ne saurais y croire.

– Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, ditvivement Fausta. Je n’ai rien avancé que je ne sois en état deprouver d’irréfutable manière.

– Et vous me fournirez ces preuves ?

– Oui, dit nettement Fausta.

– Vous me nommerez mon… père ?

– Oui !

– Quand ? madame.

– Je ne puis dire encore :… Dans un instant peut-être.Peut-être dans quelques jours seulement…

– Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et quoiqu’il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vousappartient… : Vous pouvez en disposer ; à votregré !

– Il s’agit d’abord de la préserver, votre vie, dit Faustaavec un gracieux sourire.

– C’est ce que je m’efforcerai de faire, madame. Et tenezpour certain qu’on ne me réduira pas aisément, si puissant qu’onsoit.

« On » voulait dire son père.

– Je le crois aussi, dit Fausta d’un air entendu.

– Mais, reprit le Torero, pour me défendre il est certaineschoses que j’ai besoin de savoir ou de comprendre. Mepermettez-vous de vous poser quelques questions ?

– Faites, monsieur, et si je le puis, j’y répondrai entoute sincérité.

– Eh bien, donc, madame… comment, en quoi la jeune filledont nous parlions tout à l’heure, la Giralda en un mot et pour lanommer, pourrait-elle être la cause de ma mort ?

– À ce moment, les clameurs, les hurlements, les chantssacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment lecortège venait de déboucher sur le lieu du supplice et la foulemanifestait ses sentiments par les mêmes vivats et les mêmes crisde mort.

Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva ets’approcha de son pas majestueux du balcon. Elle jeta un coup d’œilsur la place et vit qu’elle ne s’était pas trompée. Elle seretourna vers le Torero, qui la regardait faire non sans surprise,et très calme :

– Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.

De plus en plus étonné, don César secoua la tête et,doucement :

– Excusez-moi, madame, dit-il, j’ai horreur de ces sortesde spectacles. Ils me révoltent.

– Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta,qu’ils ne me répugnent pas, à moi ? Croyez-vous que ce soitpar cruauté malsaine ou par férocité que je suis venue à ce balconet que je vous demande d’en approcher vous-même ?

Le Torero comprit qu’en effet elle devait avoir un intérêtpuissant à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance,il se leva et la rejoignit.

Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.

En tête caracolait une compagnie de carabins[1] ,l’arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers venait unedeuxième compagnie de gens d’armes, à pied. Cavaliers et fantassinsétaient chargés de refouler le populaire et de frayer un passage àla procession.

Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitentsnoirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main. En tête despénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule comme tousles autres, portait péniblement une immense croix de métal, surlaquelle un Christ doré, de grandeur presque naturelle, étendaitses bras encloués. C’était le Christ au nom duquel les septcondamnés allaient être suppliciés… Le Christ qui avait prêché lepardon, l’oubli des injures, l’amour du prochain…

Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le DeProfundis.

Après cette interminable théorie de pénitents venaient lesgardes de l’Inquisition : gardes à cheval, gardes à pied, etimmédiatement après le tribunal de l’Inquisition, grand inquisiteuren tête.

Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, enhabits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, etderrière, les sept condamnés, en chemise, pieds nus, la têtedécouverte, à seule fin que chacun pût les contempler et lesinsulter à loisir, un cierge énorme à la main.

Derrière les condamnés, d’autres juges. Puis des religieux,encore des religieux, toujours des religieux, des noirs, desrouges, des verts, des jaunes, tous le visage caché sous lacagoule. Et des prêtres, des évêques, des cardinaux, en habitspompeux, et tous, tous chantant, criant, hurlant les notes funèbresdu De Profundis.

Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangéed’arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre,traînant la jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, leroi, Philippe II.

À sa droite, un pas en arrière, son fils : l’infantPhilippe, héritier du trône. Et puis la foule des courtisans,seigneurs, grandes dames, dignitaires, tous en habits de cérémonie,et puis des moines, des moines et des pénitents.

Voilà ce que vit le Torero.

Le cortège s’arrêta devant l’autel de la place.

Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.

Un prêtre en habits sacerdotaux s’approcha de chaque condamné etlui donna un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu’il étaitexpulsé de la communauté des vivants.

Ceci au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule endélire.

Alors l’évêque monta à l’autel. En même temps les condamnésétaient hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messecommença.

Lorsque l’évêque prononça les dernières paroles de l’évangile,la fumée commença de s’élever en tourbillonnant, et en même tempsque la fumée, les hurlements éclatèrent :

– Mort aux hérétiques ! Mort aux hérétiques !

Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.

C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble,riche, ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, quile connaissait de vue, le reconnut aussitôt.

Et le condamné clamait :

– Je ne suis pas un hérétique ! Je crois enDieu ! Que mon sang retombe sur ceux qui m’ont condamné !J’en appelle à…

On ne put en entendre davantage. Des milliers de moineshurlèrent furieusement le Miserere et couvrirent savoix.

En même temps les flammes commencèrent à s’élever, vinrentdoucement lécher les pieds nus des condamnés comme pour goûter à laproie qui leur était offerte. Et l’ayant trouvée à leur goût elless’élevèrent davantage encore, enlacèrent les victimes, lesétreignirent, les happèrent.

– Horrible ! horrible ! murmura le Torero enportant sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis cemalheureux que j’ai connu bon vivant et plein d’avenir ?

Il parlait pour lui-même. Il sursauta en entendant une voix quimurmurait à son oreille (la voix de Fausta qu’il avaitoubliée) :

– Il a commis le crime que tu rêves de commettre !… lecrime pour lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui…si je n’arrive pas à te persuader.

– Quel crime ? répéta machinalement le Torero.

– Il a entretenu des relations avec une hérétique qu’il aépousée.

– Oh ! je comprends !… la Giralda ! labohémienne !… Mais la Giralda est catholique !

– Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle esthérétique… ou du moins notoirement connue pour telle ; celasuffit.

– Elle a été baptisée, se débattit le Torero.

– Qu’elle montre son acte de baptême… elle ne le pourra.Et, le pût-t-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, tedis-je, et toi qui rêves d’unir ton sort au sien ; tu serastraité comme celui-ci.

Elle montrait le bûcher.

– Quel est donc l’infâme qui impose de telleslois ?

– Ton père.

– Mon père ! encore ! Mais qui est donc ce tigrealtéré de sang que la nature maudite me donna pour père ?

Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcond’un des somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celuide Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que leslarges portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient des’ouvrir toutes grandes, et une foule de seigneurs, de noblesdames, de prêtres et de moines se montraient par les baies.

Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage,devant qui tous les autres s’effaçaient, parut sur le balcon,s’assit paisiblement, tandis que tous les assistants, restés àl’intérieur, se groupaient derrière le fauteuil. Et le personnage,le menton dans la paume de la main, le coude sur le bras dufauteuil, laissa errer distraitement sur le bûcher embrasé et surla foule hurlante un regard froid et acéré.

En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Faustas’approcha de lui jusqu’à le toucher, et la face étincelante, ledominant du regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en pleinvisage, d’une voix tonnante :

– Ton père !… Tu veux savoir qui est tonpère ?…

Et elle apparut soudain si grandie, si superbement consciente desa force, si froide et si inexorable que le Torero eut l’intuitionrapide d’une révélation formidable, et affolé il bégaya :

– Oh !… Qu’allez-vous m’apprendre ?

Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignetet répéta :

– Tu veux connaître ton père ?… Eh bien !regarde !… le voici !…

Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d’unair ennuyé, regardait se consumer les corps des septsuppliciés.

Le Torero fit deux pas en arrière, et les yeux hagards, lescheveux hérissés, le poing crispé sur le manche de sa dague, ilcria d’une voix où il y avait plus de douleur certes qued’horreur :

– Le roi !…

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