Les Amours du Chico

Chapitre 11VIVE LE ROI CARLOS !

Cependant le taureau avait été lâché.

Tout d’abord, comme presque toujours, ébloui par la lumièreéclatante, succédant sans transition à l’obscurité d’où il sortait,il s’arrêta, indécis, humant l’air, frappant ses flancs de saqueue, agitant sa tête.

Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis, il fitquelques pas à sa rencontre, l’excitant de la voix, lui présentantsa cape déployée.

Le taureau ne se fit pas répéter l’invite. Ce morceau de satinécarlate qu’on lui présentait lui tira l’œil tout de suite, et ilfonça droit sur lui, tête baissée.

Ce fut un moment d’indicible émotion parmi ceux qui nesouhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoignépar la tragique grandeur de cette lutte inégale, suivait avec uneattention passionnée les phases de la passe.

Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc,sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allaitdonner son coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, letaureau suivit le morceau d’étoffe qu’il frappa. En passant, ilfrôla le Torero.

La seconde d’après, les spectateurs haletants virent don Césarqui, la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d’aisanceet de tranquillité qu’il eût pu en montrer dans son intérieurpaisible.

Un tonnerre d’acclamations salua ce coup d’audace exécuté avecun sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisansoublièrent tout pour applaudir. Le roi, d’ailleurs, n’avait pudissimuler un geste émerveillé.

Le taureau, stupéfait de n’avoir frappé que le vide, se rua denouveau sur l’homme. Celui-ci s’enroula dans sa cape en la tenantpar les extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il semit à marcher paisiblement devant elle.

La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra quel’étoffe. Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero,par une série de balancements du corps, évitait les coups et luiprésentait toujours l’étoffe. Puis il se mit à décrire desdemi-cercles, et le taureau suivit la tangente de ces demi-cerclessans jamais pouvoir toucher autre chose que ce leurre qu’on luiprésentait.

Et les acclamations se firent délirantes.

Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d’un airdédaigneux et ne murmurent pas ! Mais ce Torero prodigieuxn’accomplit en somme que les exploits que le dernier des capéadoresexécute sans sourciller aujourd’hui.

Qu’on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chosecomme trois siècles avant que ne fussent créées et mises enpratique les règles de la tauromachie moderne.

Ce qui paraît très naturel aujourd’hui, paraissait, et en faitétait réellement prodigieux, à une époque où nul encore ne s’étaitavisé de risquer sa vie avec un si superbe dédain. Est-il biennécessaire d’ajouter que, pour se risquer à tenter des coups d’uneaudace aussi folle, il fallait connaître à fond le caractère de labête combattue.

Quoi qu’il en soit, les passes de notre Torero, inconnues àl’époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout lecharme de la nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciterl’enthousiasme de la foule.

Le taureau, surpris de voir qu’aucun de ses coups ne portait,s’arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles,gratta rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et reculapour prendre son élan.

Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et endehors de la ligne de son corps. En même temps, il vint se placerdroit devant le taureau, le plus près possible, et avançant unpied, il provoqua la bête.

Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête,se disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, enlui faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettaithors d’atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexiondu buste, sans bouger les pieds.

Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse.Le Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveaudevant la bête.

Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée leflot de rubans qu’il avait lentement cueilli au passage.

Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur etd’angoisse, laissa éclater sa joie, et à la considérer, hurlante etgesticulante, on eût pu croire qu’elle venait soudain d’être prisede folie. Les uns criaient, d’autres applaudissaient, ici onentendait des éclats de rire, là des sanglots convulsifs.

Partout, on voyait des faces congestionnées, convulsées, desrictus grimaçants, des yeux exorbités. De tous côtés, on percevaitle souffle rauque des respirations trop longtemps contenues.

Sur les gradins une dame avait saisi à deux mains le cou d’unseigneur assis devant elle, et inconsciente de ses gestes, enpoussant des cris inarticulés, elle serrait de ses mainsnerveusement crispées la gorge du pauvre sire qui déjà râlait ettirait la langue.

Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient lerésultat de la réaction qui se produisait. C’est que, pendant toutle temps où le Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendaitl’assaut de la bête sans reculer d’une semelle, avec un calmesouriant, l’angoisse étreignait les spectateurs à un degré telqu’on pouvait croire que la vie était suspendue et se concentrait,toute, dans les yeux hagards, striés de sang, qui suivaientpassionnément les mouvements violents de la brute qui, seule,attaquait, tandis que l’homme, en la bravant, se soustrayait à sescoups, à l’ultime seconde où ils étaient portés.

Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celuiqui lui rappelait son déshonneur d’époux, le roi, pendant tout cetemps, trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoireset par une pâleur inaccoutumée.

Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s’empêcherde frémir en songeant qu’un faux pas, un faux mouvement, uneseconde d’inattention pouvait provoquer la mort de ce jeune hommeen qui reposait l’espoir de ses rêves d’ambition.

Seul d’Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste dene pas dire que pendant les instants mortellement longs où l’homme,impassible, subissait l’attaque furieuse de la brute, tous ceux dela noblesse, qui savaient cependant qu’il était condamné, faisaientdes vœux pour qu’il échappât aux coups qui lui étaient portés.

Puis, cette espèce d’accès de folie, qui s’était emparé de lafoule, se transforma, en admiration frénétique, et l’enthousiasmedéborda, délirant, indescriptible.

Mais ce n’était pas fini.

Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Ilpouvait se retirer. Mais on savait que s’il ne tuait jamais labête, il s’imposait à lui-même de la chasser de la piste, seul, parses propres moyens.

Tout n’était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés,semblables à ceux qu’il venait d’exécuter avec tant de succès, illui fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela,lui-même devait se placer devant cette porte et amener le taureau àfoncer une dernière fois sur lui.

Lorsqu’il recevait, sans reculer d’un pas, le choc de la bruteleurrée par la cape, il était au milieu de la piste. Il avaitl’espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, touteretraite lui était impossible. Il ne pouvait que s’effacer à droiteou à gauche.

Que le comparse chargé d’ouvrir la porte par laquelle, emportépar son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement uncentième de seconde, et c’en était fait de lui. C’était l’instantle plus critique de sa course.

Et notez qu’avant d’en arriver là, il lui faudrait risquer unnombre indéfini de passes pendant lesquelles sa vie ne tiendraitqu’à un fil. Ce pouvait être très bref, ce pouvait êtreeffroyablement long. Cela dépendrait du taureau.

La multitude savait tout cela. On respira longuement, on repritdes forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin decette course.

Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero auraitle droit de déposer son trophée aux pieds de la dame de sonchoix ; pas avant. Ainsi en avait-il décidé lui-même.

Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devaitcependant lui être refusée, car c’était l’instant qui avait étéchoisi précisément pour son arrestation.

Aussi, pendant qu’il risquait sa vie avec une insouciantebravoure, uniquement pour la satisfaction d’accomplir jusqu’au boutla tâche qu’il s’était imposée de mettre le taureau hors de lapiste, pendant ce temps les troupes de d’Espinosa prenaient lesdernières dispositions en vue de l’événement qui allait seproduire.

Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par lafoule des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses desoldats, armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respectles mutins, si mutinerie il y avait.

Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins,c’est-à-dire qu’elles prenaient position du côté où était massé lepopulaire. Et cela se conçoit, les gradins étant occupés par lesinvités de la noblesse, soigneusement triés, et sur lesquels, parconséquent, le grand inquisiteur croyait pouvoir compter : iln’y avait nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il étaitnaturellement gardé par ceux qui l’occupaient en ce moment et quiétaient destinés à devenir, le cas échéant, des combattants.

Tout l’effort se portait logiquement du côté où pouvait éclaterla révolte, et là officiers et soldats s’entassaient à s’écraser,attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenufût fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ debataille.

S’il y avait révolte, le peuple se heurterait à des massescompactes d’hommes d’armes casqués et cuirassés, sans compter ceuxqui occupaient les rues adjacentes et les principales maisons enbordure de la place, chargés de le prendre par derrière. Par cedispositif, la foule se trouvait prise entre deux feux.

Les hommes chargés de procéder à l’arrestation n’auraient doncqu’à entraîner le condamné du côté des gradins où ils n’avaient quedes alliés. Rien ne devait les distraire de leur besogne biendélimitée et ils devaient laisser aux troupes le soin de tenirtête, s’il y avait lieu, à la populace.

Ces mouvements de troupes s’effectuaient, nous venons de ledire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait endétournant l’attention des spectateurs concentrée sur les passesaudacieuses qu’il exécutait en vue d’amener le taureau en face dela porte de sortie.

Parmi ceux qui ne savaient rien, bien peu prêtèrent attention àces mouvements de troupes ; ils étaient passionnémentintéressés par le spectacle pour détacher, ne fût-ce qu’uneseconde, leurs yeux de lui. Ceux qui les remarquèrent n’yattachèrent aucune importance.

Ceux qui connaissaient les dessous de l’affaire, au contraire,les remarquèrent fort bien. Mais comme ceux-là avaient une consigneet savaient d’avance ce qu’ils avaient à faire, ils firent commeceux qui n’avaient rien vu et ne bougèrent pas.

Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c’est-à-dire qu’ilétait du côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu.Il vit fort bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourirerailleur.

Au début de la course du Torero, il n’avait autour de lui qu’unnombre plutôt restreint d’ouvriers, d’aides, d’employés aux bassesbesognes qui avaient quitté précipitamment la piste au moment del’entrée du taureau et s’étaient postés là pour jouir du spectacleen attendant de retourner sur le lieu du combat pour y effectuerleur besogne.

Tout d’abord il n’avait prêté qu’une médiocre attention à cesmodestes travailleurs. Mais au fur et à mesure que la course allaitsur sa fin, il fut frappé de la métamorphose qui paraissaits’accomplir chez ces ouvriers.

Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s’étaienttenus, comme il convenait, modestement à l’écart, armés de leursoutils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici quemaintenant ils se redressaient et montraient des visagesénergiques, résolus, et se campaient dans des attitudes quitrahissaient une condition supérieure à celle qu’ils affichaientquelques instants plus tôt.

Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d’où,envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se massaient prèsde la porte où il se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu’ilscoudoyaient et avec qui ils semblaient s’entendre à merveille.

Bientôt la porte se trouva gardée par une cinquantaine d’hommesqui semblaient obéir à un mot d’ordre occulte.

Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutréde plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étrangesouvriers s’occupaient à scier les poteaux de la barrière.

Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite,pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis que les autress’efforçaient de masquer cette bizarre occupation.

Il dévisagea plus attentivement ceux qui l’environnaient, etavec cette mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnutquelques visages entrevus l’avant-veille à la réunion présidée parFausta. Et il comprit tout.

« Par Dieu ! fit-il avec satisfaction, voici la garded’honneur que Fausta destine à son futur roi d’Espagne, ou je metrompe fort. Allons, mon petit prince sera bien gardé, et je croisdécidément qu’il se tirera sain et sauf du guêpier où il s’est jetéinconsidérément. Ces gens-là, le moment venu, jetteront bas lapalissade qu’ils viennent de scier, et au même instant ilsentoureront celui qu’ils ont mission de sauver. Tout vabien. »

Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dûse demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n’y pensapas.

À l’inverse de bien des gens, toujours disposés à s’accorder uneimportance qu’ils n’ont pas, notre héros était peut-être le seul àne pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n’ypouvons rien.

L’idée ne l’effleurait même pas qu’il pouvait être visé lui-mêmeet qu’il se trouvait en position mille fois plus critique que celuidont il se préoccupait.

« Tout va bien ! » avait-il dit-en songeant auTorero. Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa enpartie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les passesmerveilleuses d’audace et de sang-froid de don César, arrivé àl’instant critique de sa course, c’est-à-dire adossé à la porte desortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans uninstant, foncerait pour la dernière fois sur lui et iraits’enfermer lui-même dans l’étroit boyau ménagé à cet effet.

À moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de savie, au moment suprême d’en finir, sa trop persistantetémérité.

C’était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et toutserait dit. L’homme sortirait vainqueur de sa longue lutte outomberait frappé à mort.

Aussi les milliers de spectateurs haletants n’avaient d’yeux quepour lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regardaattentivement.

Et tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il seretourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avecun sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.

« Mort Dieu ! murmura Pardaillan, il est fortheureux pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas despistolets ; sans quoi, pauvre de moi ! je tomberaisfoudroyé. »

Mais les événements les plus futiles en apparence avaienttoujours, aux yeux de Pardaillan, une signification dont ils’efforçait de dégager la cause séance tenante.

« Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quittéla fenêtre où il se prélassait pour venir ici ? Ce n’est pas,je pense, dans l’unique intention de me contempler. Viendrait-il medemander cette revanche après laquelle il court infructueusementdepuis si longtemps ? Ma foi ! devant toute la courd’Espagne réunie, il ne me déplairait pas de lui infliger unedernière défaite. Après ce coup-là, mon Bussi-Leclerc mourra derage et j’en serai délivré. »

Ayant ainsi monologué, de ce coup d’œil sûr et prompt quin’était qu’à lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et duspadassin son coup d’œil rejaillit sur ceux qui l’entouraient etalors il tressaillit.

« Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourirenarquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d’une compagnied’hommes d’armes… C’est ce qui lui donne cette assuranceimprévue. »

Presque aussitôt il eut un léger froncement de sourcils et ilajouta en lui-même :

« Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d’unecompagnie de soldats espagnol ? Est-ce que par hasard ilviendrait m’arrêter ? »

En même temps, d’un geste machinal, il assurait son ceinturon,dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout événement.

Comme on le voit, il avait été long à s’apercevoir qu’il étaiten cause autant et plus que le Torero. Maintenant son esprittravaillait et il s’attendait à tout.

À cet instant, un tonnerre de vivats et d’acclamations éclata,saluant la victoire du Torero.

Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernièrefois par la cape prestigieuse et, croyant atteindre celui quidepuis si longtemps se jouait de lui avec une audace rare, il étaitallé s’enfermer lui-même dans le box ménagé à cet effet, et laporte, se refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dansla piste.

Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d’acclamationsdélirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l’endroit où ilavait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avecl’intention de lui faire publiquement hommage de son trophée.

Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sousune poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes etfaux ouvriers, qui n’attendaient que cet instant, envahirent lapiste, entourèrent de toutes parts le Torero, comme s’ils étaientpoussés par l’enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour luifaire un rempart de leurs corps.

À ce moment aussi les soldats, massés dans le couloircirculaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la piste etse massaient en colonnes profondes, la mèche de leurs arquebusesallumée, prêt à faire feu devant les rangs serrés du populairesurpris de cette manœuvre imprévue.

En même temps, un officier à la tête de vingt soldats, sedirigeait à la rencontre du Torero.

Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas labarrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il necomprenait pas encore ce qui lui arrivait, l’entraînait dans ladirection opposée à celle où il voulait aller.

En sorte que l’officier qui pensait se trouver en face d’unhomme seul, qu’il avait mission d’arrêter, l’officier qui avaittrouvé quelque peu ridicule qu’on l’obligeât à prendre vingt hommesavec lui, commença de comprendre que sa mission n’était pas aussiaisée qu’il l’avait cru tout d’abord et se trouva ridiculemaintenant d’être obligé de courir après un groupe compact, deuxfois plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le dos avecles allures décidées de gens qui ne paraissent pas disposés à selaisser faire.

Voyant que celui qu’il avait mission d’arrêter allait luiglisser entre les doigts, l’officier, pâle de fureur, ne sachant àquel expédient se résoudre pour mener à bien sa mission, persuadéque tout le monde devait avoir, comme lui, le respect de l’autoritédont il était le représentant, l’officier se mit à crier d’une voixde stentor :

– Au nom du roi !… Arrêtez !

Ayant dit, il crut naïvement qu’on allait obtempérer et qu’iln’aurait qu’à étendre la main pour cueillir son prisonnier.

Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsiqu’ils le faisaient n’avaient pas le sens du respect de l’autorité.Ils ne s’arrêtèrent donc pas.

Bien mieux, à l’invite brutale de l’officier, qui s’arrachait dedésespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirentpar un cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent,le roi qui assistait, impassible, à cette scène :

– Vive don Carlos !

Ce cri, que nul n’attendait, tomba sur les gens du roi comme uncoup de masse qui les effara.

Et comme si ce cri n’eût été qu’un signal, au même instant desmilliers de voix vociférèrent en précisant plusexplicitement :

– Vive le roi Carlos ! Vive notre roi !

Et comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés etsurpris que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre,volant de bouche en bouche, le bruit se répandit qu’on voulaitarrêter le Torero. Mais Carlos ! qu’était-ce que ce roi Carlosqu’on acclamait ? Et on expliquait : Carlos, c’était leTorero lui-même.

Oui le Torero, l’idole des Andalous, était le propre fils du roiPhilippe qui le poursuivait de sa haine. Allons ! un effort,par la Trinité sainte, et le roi cafard et ses moines seraientemportés comme fétu dans la tourmente et on aurait enfin un roihumain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs dupeuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères etsaurait y compatir ; mieux, remédier.

Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foulel’apprenait en un moment inappréciable. Et rendons-leur cettejustice, la plupart de ces hommes du peuple n’entendaient et necomprenaient qu’une chose : on voulait arrêter le Torero, leurdieu !

– Qu’il fût fils de roi, qu’on voulût faire de lui un autreroi, peu leur importait. Pour eux c’était le Torero. Cela disaittout.

Ah ! on voulait l’arrêter ! Eh bien ! par le sangdu Christ ! on allait voir si les Andalous étaient gens à selaisser enlever bénévolement leur idole !

Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ceshommes, bourgeois, homme du peuple, caballeros, venus en amateurs,ignorants de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, sechangèrent en combattants prêts à répandre leur sang pour ladéfense du Torero.

Comme par enchantement – apportées par qui ? distribuéespar qui ? est-ce qu’on savait ! est-ce qu’on s’enoccupait ! – des armes circulèrent, et ceux qui n’avaientrien, sans savoir comment cela s’était fait, se virent dans la mainqui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui un pistoletchargé.

Et au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en massesur les barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise decontact immédiate avec les troupes impassibles.

Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales,eut un éclair de pitié devant la lutte inégale qui s’apprêtait.

– Que personne ne bouge, cria-t-il d’une voix tonnante, ouje fais feu !

Une voix résolue, devant l’inappréciable instant d’hésitation dela foule, cria, en réponse :

– Faites ! Et après vous n’aurez pas le temps derecharger vos arquebuses !

Une autre voix entraînante hurla :

– En avant !

Et ils allèrent de l’avant.

Et le vieil officier mit à exécution sa menace.

Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurschasses de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglantsainsi qu’une gerbe de coquelicots rouges.

Dans ces secondes de cauchemar effrayant, les plus froids, lesplus méthodiques, perdent souvent le sens de l’à-propos. Et c’estfort heureux en somme, car un oubli de leur part évite parfois quela catastrophe ne prenne les proportions d’un désastreirréparable.

Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précautionélémentaire d’échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps derecharger les arquebuses – opération assez longue – pendant qued’autres auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à laboucherie, et étant donné surtout les rangs serrés de la foule quin’avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer auxballes.

Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou s’ils y songèrent, lessoldats ne comprirent pas et n’exécutèrent pas l’ordre. La déchargefut générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avaitprédit se réalisa : ayant déchargé leurs arquebuses, lessoldats durent recevoir le choc à l’arme blanche.

La partie devenait presque égale en ce sens que si les soldatscasqués et cuirassés de buffle ou d’acier offraient moins de priseaux coups de leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux lasupériorité du nombre.

Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de partet d’autre.

Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans,entraîné malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces,malgré sa défense désespérée.

Ils étaient cinquante qui l’avaient entouré et enlevé. En moinsd’une minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés il ensurgissait.

C’est que, en effet, soustraire le roi Carlos – comme ilsdisaient – aux vingt soldats chargés de l’appréhender n’était rien.Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, qui nemanqueraient pas de leur barrer la route.

Fausta éclairée par le duc de Castrana, qui connaissaitadmirablement le champ de bataille sur lequel il devait évoluer,Fausta avait minutieusement et merveilleusement organisél’enlèvement. Car c’était, en somme, un véritable enlèvement qui sepratiquait là.

L’itinéraire à suivre était tracé d’avance. Il devait être, etil était en effet, rigoureusement suivi.

Il s’agissait d’entraîner le Torero, non pas vers une sortie oùl’on se fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats,mais vers les coulisses de l’arène. Ces coulisses se trouvaient,nous l’avons dit, dans l’enceinte même de la plaza, c’est-à-diresur la place même.

D’Espinoza, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que leTorero serait entraîné là, puisqu’il n’y avait pas de sortie.Toutes les rues étaient barrées par ses soldats. Il avait doncnégligé d’occuper ces coulisses. C’était précisément sur quoicomptait Fausta.

Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout desgroupes d’hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero demain en main jusqu’à ce qu’il fût amené devant une maison quiappartenait à l’un des conjurés.

Malgré lui, on le porta dans cette maison, et sans savoircomment, il se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière destroupes nombreuses qui gardaient cette rue, avec mission d’empêcherde passer quiconque tenterait de sortir de la place.

Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaientscrupuleusement ce qui était devant eux et ne s’occupaient pas dece qui se passait sur leurs derrières.

L’obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta setrouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs,et le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d’œil hors dela ville et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre quiprenait toutes les apparences d’une prison.

Pourquoi le Torero s’était-il efforcé d’échapper aux mains deceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistancedésespérée ?

C’est qu’il pensait à la Giralda.

Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n’avait songéqu’à elle. Tout le reste n’avait pour ainsi dire pas existé pourlui. Et en se débattant entre les mains de ceux qui l’entraînaient,dans son esprit exaspéré, cette clameur retentissait sanscesse :

– Que va-t-elle devenir ? Dans l’effroyable bagarreque je pressens, quel sort sera le sien ?

Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu demots :

Lorsque les troupes royales s’étaient massées devant la foule,qu’elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda,au premier rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moinsd’un hasard providentiel, elle devait infailliblement tomber à lapremière décharge.

Très étonnée, mais non effrayée, parce qu’elle ne soupçonnaitpas la gravité des événements, elle s’était dressée instinctivementen s’écriant :

– Que se passe-t-il donc ?

Un des galants cavaliers, qui l’avaient poussée à cette placeprivilégiée, répondit, obéissant à des instructionspréalables :

– On veut arrêter le Torero. C’est une opération quirencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliersd’admirateurs résolus à l’entraver de leur mieux. Notre sire leroi, qui prévoit tout, a pris des mesures en conséquence. Si vousvoulez m’en croire, demoiselle, vous ne resterez pas un instant deplus ici. Il va pleuvoir des horions dont beaucoup serontmortels.

De tout ceci, la Giralda n’avait retenu qu’une chose : onvoulait arrêter le Torero.

– Arrêter César ! s’écria-t-elle. Pourquoi ? Quelcrime a-t-il commis ?

Et n’écoutant que son cœur amoureux, sans réfléchir, elle avaitvoulu s’élancer, courir au secours de l’aimé, lui faire un rempartde son corps, partager son sort quel qu’il fût.

Mais tous ceux qui l’environnaient, y compris les deux soldatsen sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à sonintention à elle.

Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcéspour la circonstance. Leur besogne leur avait été clairementexpliquée et ils savaient par conséquent ce qu’ils avaient à direet à faire pour la mener bien.

La Giralda ne put même pas faire un pas. D’une part les deuxsoldats se jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer lechemin ; d’autre part, le même cavalier empressé la saisit aupoignet d’une main robuste et l’immobilisa sans peine. En mêmetemps, pour expliquer et excuser la cruauté de son geste, lecavalier disait, sur un ton qu’il s’efforçait de rendrecourtois :

– Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriezinutilement.

– Laissez-moi ! cria la Giralda en se débattant.

Et prise d’une inspiration soudaine, elle se mit à crier detoutes ses forces :

– À moi ! On violente la Giralda… la fiancée duTorero !

Cet appel ne faisait pas l’affaire des sacripants qui avaientmission de l’enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaireque celui du Torero, la Giralda, se réclamant de son titre defiancée en semblable occurrence, avait des chances d’ameuter lafoule contre les hommes de Centurion, qui n’étaient pas précisémenten odeur de sainteté aux yeux du populaire.

Le galant chevalier, qui était le sergent de Centurion et commetel commandait en son absence, comprit le danger. Il eut à son tourune inspiration, et la lâchant aussitôt, il dit en faisant desgrâces qu’il croyait irrésistibles :

– Loin de moi la pensée de violenter l’incomparableGiralda, la perle de l’Andalousie. Mais, señorita, aussi vrai queje suis gentilhomme et que don Gaspa Barrigon est mon nom, vousiriez au devant d’une mort aussi certaine qu’inutile en courant parlà. Voyez plutôt vous-même. Montez sur cet escabeau. Voyez-vous lespartisans du Torero qui l’enlèvent au nez et à la barbe des soldatschargés de l’arrêter ? Voyez l’officier qui s’arrache lamoustache de désespoir !

– Sauvé ! s’écria la Giralda, qui avait obéimachinalement à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.

Et sautant lestement à terre, elle ajouta :

– Il faut que je le rejoigne à l’instant.

– Venez, señorita, s’empressa de dire Barrigon ; sansmoi vous ne passerez jamais à travers cette multitude. Etcroyez-moi, ne perdons pas une seconde. Dans un instant un ouragande balles va s’abattre ici, et je puis vous assurer qu’il ferachaud.

La Giralda eut un geste d’impatience à l’adresse de l’importun.Mais voyant ses efforts se briser devant l’impassibilité descompagnons qui l’entouraient et qui ne bougeaient – pour cause –elle eut un geste de déception douloureuse.

– Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jureque vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateurpassionné du Torero et suis trop heureux de prêter l’appui de monbras à celle qu’il aime.

Il paraissait sincère devant les bourrades qu’il ne ménageaitpas à ses hommes ; ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage.La jeune fille n’en chercha pas plus long. Elle suivit celui quilui permettait de se rapprocher de son fiancé.

Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule, dansune des petites rues qui bordaient la place. Sans songer àremercier celui qui lui avait frayé son chemin et dont l’aspectrébarbatif ne lui disait rien, elle voulut s’élancer.

Alors, elle se vit entourée d’une vingtaine d’estafiers qui,loin de lui faire place, se serrèrent autour d’elle. Alors ellevoulut crier, appeler à l’aide ; mais sa voix fut couverte parle bruit de l’arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cetinstant précis.

Avant d’avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetéesur l’encolure d’un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient,paralysaient toute résistance, la maintenaient immobile, tandis quela voix railleuse du cavalier murmurait :

– Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci, jete tiens bien, et tu ne m’échapperas pas.

Elle leva son œil où se lisait une détresse qui eût apitoyé toutautre et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la foisgrossier et menaçant, et, elle reconnut Centurion. Elle se sentitperdue. D’autant mieux qu’autour d’elle, elle ne voyait que cescavaliers à mine patibulaire qui l’avaient si galamment poussée aupremier rang de la foule, ces mêmes cavaliers qui l’avaient ensuiteescortée jusque-là et qui, maintenant, riant haut, avec d’ignoblesplaisanteries à son adresse, enfourchaient les chevaux que desacolytes gardaient dans ce coin de rue en prévision de l’événementqui se produisait.

Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, luiapparut dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard,hélas ! comment elle avait pu être aveugle au point de n’avoireu aucun soupçon à la vue de ces mufles de fauves qui suaient lecrime.

Il est vrai que toute à la joie du triomphe escompté de sonbien-aimé César, elle n’avait pas même songé à les regarder à cemoment-là, et Dieu sait si elle regrettait maintenant.

Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses aileset s’abandonne en tremblant à la main cruelle qui s’abat sur lui,frissonnante d’horreur et d’effroi, elle ferma les yeux ets’évanouit.

La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corpssans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, ilgouailla :

– La tourterelle est pâmée. Tant mieux ! Voilà quisimplifie ma besogne.

Et d’une voix de commandement, à ses hommes :

– En route, vous autres !

Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton,qui s’ébranla et partit à toute bride.

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