Les Amours du Chico

Chapitre 9L’ORAGE ÉCLATE

Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait,dans la loge royale, un incident que nous devons relater ici.

Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de sonnom serait admise séance tenante en sa présence.

Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite,laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans lecouloir circulaire le moment d’entrer dans la piste, un courriercouvert de poussière s’était présenté à la loge royale, demandant àparler à Mme la princesse Fausta.

Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant deparler, indiqué d’un coup d’œil discret le roi, qui le dévisageaitavec son insistance accoutumée.

Fausta, comprenant la signification de ce coup d’œil, ditsimplement :

– Parlez, comte, Sa Majesté le permet.

Le courrier s’inclina profondément devant le roi etdit :

– Madame, j’arrive de Rome à franc étrier.

D’Espinosa et Philippe II dressèrent l’oreille.

– Quelles nouvelles ? fit négligemment Fausta.

– Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement lecourrier à qui Fausta venait de donner le titre de comte.

Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l’effet d’uncoup de foudre.

Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit.Elle ne s’attendait évidemment pas à semblable annonce.

Le roi sursauta et dit vivement :

– Vous dites, monsieur ?

– Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte Quint n’est plus,répéta le comte en s’inclinant.

– Et je ne suis pas encore avisé ! grondad’Espinosa.

Le roi approuva l’exclamation de son ministre d’un signe de têtequi n’annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu’ilfût. En même temps, il foudroyait du regard le grand inquisiteur,qui ne sourcilla pas.

Fausta sourit imperceptiblement.

– Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial,votre police est mieux organisée que la mienne.

– C’est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, mapolice n’est pas faite par des prêtres.

– Ce qui veut dire ?… gronda Philippe.

– Ce qui veut dire que si les hommes d’Église sontsupérieurs en tout ce qui concerne l’élaboration d’un plan, la miseà exécution d’une intrigue bien ourdie, on ne saurait attendred’eux l’effort physique que nécessite un tel voyage accompli àfranc étrier. En semblable occurrence, le plus savant et le plusintelligent des prêtres ne vaudra pas un écuyer consommé.

– C’est juste, dit le roi radouci.

– Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessurefaite à l’amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messageraura fait toute la diligence qu’il était permis d’attendre de lui.Dans quelques heures il sera ici.

– Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondredirectement à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis en avantpour succéder au Saint-Père ?

On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni commentétait mort Sixte Quint. Sixte Quint, c’était un ennemi qui s’enallait. Et quel ennemi !

L’essentiel pour lui était d’être délivré du vieux et terriblejouteur. Peu lui importait comment. Ce qui lui importait, c’étaitde savoir qui pouvait être appelé à lui succéder.

Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole,comme le pape défunt, ou serait-il un allié ? Voilà ce quiétait important. Voilà pourquoi le roi posait sa question.

Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il étaitvisible qu’il avait donné un effort surhumain et qu’il ne se tenaitdebout que par un prodige de volonté.

À la question du roi ; il répondit :

– On parle de S. Ém. le cardinal de Crémone, NicolasSfondrato.

– Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.

– On parle du cardinal de Santi-Quatro, JeanFachinetti.

Le roi fit une moue significative.

– On parle surtout du cardinal de Saint-MarcelCastagna.

La moue du roi s’accentua.

– Mais l’élection du nouveau pape dépendra en grande partiedu neveu du pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain quele conclave suivra docilement les indications que lui donnera lecardinal Montalte.

– Ah ! fit le roi d’un air rêveur, en remerciant d’unsigne de tête.

– Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer.Vous en avez besoin.

Le comte accueillit l’invitation avec une satisfaction visibleet ne se la fit pas renouveler.

– Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partiel’élection du pape futur, n’est-il pas de vos amis, madame ?dit le roi lorsque le courrier fut sorti.

– Il l’est, dit Fausta avec un sourire énigmatique.

– Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato,duc de Ponte-Maggiore ?

– Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, ditFausta dont le sourire se fit plus aigu encore.

– Ne vous ont-ils pas suivie ici ?

– Je crois que oui, sire.

Le roi ne dit plus, rien, mais son œil se posa un instant surcelui d’Espinosa qui répondit par un imperceptible signe detête.

Fausta surprit le coup d’œil de l’un et le signe d’intelligencede l’autre. Elle comprit et elle, pensa :

« D’Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans lesavoir et sans le vouloir, il me rend service, car ces deux fousd’amour commençaient à me gêner plus que je n’auraisvoulu. »

Et sa pensée se reportant sur Sixte Quint qui n’étaitplus :

« Le vieil athlète est donc mort, enfin ! Qui sait sije ne ferais pas bien de retourner là-bas ? Pourquoi nereprendrais-je pas l’œuvre gigantesque ? À présent que SixteQuint n’est plus, qui donc serait de force à merésister ? »

Et son œil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchirprofondément :

« Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini…momentanément. Ce que j’entreprends ici ne le cède en rien engrandeur et en puissance à ce que j’avais rêvé. Et qui sait si jen’arriverai pas ainsi plus sûrement à la couronnepontificale ? Puis il faut tout prévoir : si je paraisrenoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mesbiens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main,me seront rendus. En cas d’adversité je puis me retirer en Italie,j’y serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, lefils de Pardaillan ! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cetenfant sans crainte d’attirer sur lui l’attention mortelle de monirréductible ennemi. Le trésor que j’avais prudemment caché, etdont Myrthis seule connaît la retraite, échappera à la convoitisede celui qui n’est plus. Mon fils, du moins, sera riche. »

Et avec une sorte d’étonnement :

« D’où vient que je me sens prise de l’impérieux désir derevoir l’innocente petite créature, de la serrer dans mesbras ? Est-ce la joie de la savoir enfin à l’abri de toutdanger ?… Allons, le sort en est jeté. Que d’Espinosa envoieMontalte et Sfondrato à Rome, intriguer en vue de l’élection d’unpape qui sera favorable à sa politique ; moi, je reste ici, etd’ici j’arriverai sûrement là-bas. »

À l’instant précis où elle prenait cette résolution, d’Espinosadisait :

– Et vous, madame, que comptez-vous faire ?

Si haut placé que fût d’Espinosa, prince de l’Église, grandinquisiteur d’Espagne, la désinvolture avec laquelle il sepermettait de l’interroger sur ses projets ne laissa pas de lapiquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher en présence du roi, elle sefit glaciale pour demander à son tour :

– À quel sujet ?

D’Espinosa n’était pas homme à se déconcerter pour si peu. Sansrien perdre de son calme imperturbable, comme s’il n’avait passenti l’irritation contenue, il répondit :

– Au sujet de la succession du pape Sixte V.

– Eh ! dit Fausta d’un air souverainement détaché, enquoi cette succession peut-elle m’intéresser, mon Dieu ?

D’Espinosa posa sur elle son œil lumineux, et lentement, avecune insistance lourde de menaces :

– N’avez-vous pas tenté certaine entreprise, dontl’insuccès vous a valu une condamnation à mort ? N’avez-vouspas, durant de longs mois, été la prisonnière de celui qui futvotre vainqueur et dont on vient de vous annoncer la mort ? Netrouverez-vous pas l’occasion propice et ne serez-vous pas tentéede reprendre vos projets momentanément abandonnés ?

– Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Cesprojets n’existent plus dans mon esprit. J’y renonce librement. Lesuccesseur de Sixte, quel qu’il soit, ne me verra pas me dressersur son chemin.

– Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nosconventions ? Vous n’avez pas l’intention de regagnerl’Italie, Rome ?

– Non, cardinal. J’entends rester ici.

Et se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissants’intéresser à là course, ne perdait pas un mot de cetteconversation :

– À moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.

Philippe II la regarda d’un air étonné.

Sans lui laisser le temps de placer un mot, d’Espinosa réponditpour lui :

– Le roi ne vous chassera pas, madame. N’êtes-vous pasl’astre le plus resplendissant de sa cour ? Le roi, comme leplus humble de ses sujets, ne saurait se passer du soleil qui nousréchauffe et nous éclaire. Vous êtes ce soleil. Aussi Sa Majesté,j’ose vous l’assurer, vous gardera près d’Elle aussi longtempsqu’Elle le pourra. Nous ne saurions plus nous passer de votreradieuse présence.

Ceci, ponctué d’un coup d’œil significatif à l’adresse du roi,était dit avec ce calme déconcertant qui n’abandonnait jamaisd’Espinosa, lequel quitta la loge royale aussitôt.

L’oreille la plus avertie n’aurait pu percevoir ni ironie ni lamenace dans ces paroles d’une galanterie raffinée en apparence.

Fausta ne s’y méprit pourtant pas, et en suivant d’un œil froidla haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbaitet s’effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire auxlèvres :

« Va ! Va donner des ordres pour qu’on me gardeprisonnière à Séville jusqu’à ce que le pape de ton choix soitdésigné pour succéder à Sixte ! Sans t’en douter tu fais monjeu, comme tu l’as fait en me débarrassant de Montalte et deSfondrato. »

Cependant le roi, averti par le coup d’œil d’Espinosa, s’écriade son air le plus aimable :

– Hé quoi ! madame, vous songeriez à nousquitter ?

– Au contraire, sire, je manifestais mon intention deprolonger mon séjour à la cour d’Espagne. À moins que Votre Majesténe me chasse, ai-je ajouté.

– Vous chasser, madame ! Par la Trinité sainte !vous n’y pensez pas ! M. le cardinal vous le disait fortjustement, à l’instant : nous ne saurions plus nous passer devous. Il nous semble que si ce pays n’était plus embelli par votreprésence, le soleil nous paraîtrait froid et terne, les fleurs sansparfum et sans éclat. Nous entendons vous garder le plus longtempspossible. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes notreprisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce quidépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas troppénible.

– Votre Majesté me comble ! dit sérieusementFausta.

En elle-même, elle songeait :

« Prisonnière, soit, ô roi ! Si tout marche au gré demes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour. »

Cependant la deuxième course venait de s’achever sans incidentremarquable, et les nombreux valets affectés à ce services’activaient au nettoyage de la piste. C’était comme un entr’acteen attendant la troisième course, celle du Torero.

Cette course, c’était le clou de la fête. Tout le mondel’attendait avec une impatience qui, chez certains, confinait àl’angoisse, pour des motifs différents, cela va de soi.

Dans le peuple, on trouvait deux catégories despectateurs : ceux pour qui elle constituait un spectacleempoignant, qui avait le don de les passionner au plus hautpoint.

Ceux-là, les plus nombreux, c’étaient les vrais spectateurs,ceux qui ne soupçonnaient rien de ce qui allait se passer et nepensaient qu’à jouir de leur mieux des sensations que le Toreroallait leur procurer. Tous étaient de fervents admirateurs del’homme qui avec une froide intrépidité faisait l’objet de leuradmiration.

En second lieu il y avait ceux qui savaient quelque chose, soitqu’ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castanaétait le chef nominal, soit qu’ils eussent été soudoyés avec l’orde Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simplesspectateurs qu’ils étaient, ferait d’eux des acteurs participant audrame. Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement,entraîneraient infailliblement ceux qui ne savaient rien mais qui,admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient pas, sansprotester, qu’on touchât à leur héros.

Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fortavant dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, quisavaient tout – tout ce que le roi avait consenti à avouer, bienentendu – tout le reste savait qu’il était question del’arrestation du Torero et que la cour craignait que cettearrestation ne provoquât un soulèvement populaire.

Il va sans dire que tous ces gentilshommes, ceux qui en savaientle plus comme ceux qui en savaient le moins, étaient dévouésjusqu’à la mort. Le grand inquisiteur, en effet, n’avait adresséd’invitations qu’à ceux sur qui il savait pouvoir compter.

Cette connaissance qu’on avait de l’arrestation imminente duTorero explique en partie pourquoi les seigneurs qui obstruaient lecouloir circulaire avaient montré tant de mauvais vouloir à luiouvrir le passage. Nul ne se souciait de paraître favoriser l’hommequ’on savait condamné.

Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait lestroupes massées par d’Espinosa dans l’enceinte de la plaza et dansles rues environnantes.

Ces soldats, comme tous les soldats, obéissaient passivement auxordres de leurs chefs et ne cherchaient pas à savoir ce qu’on neleur disait pas. Mais la longueur de l’attente commençait de lesénerver, et sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cettecourse avec la même impatience, car ils savaient qu’elle serait leterme de leur interminable faction.

Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient etratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre,pesa sur la multitude. C’était le calme décevant qui précèdel’orage.

Philippe II était loin d’être un sentimental. La pitié, laclémence existaient pour lui en tant que mots mais non en tant quesentiment. Et c’était cela précisément qui faisait sa force et lerendait si redoutable. Il n’avait qu’une vertu : la foiardente, sincère. Et sa foi n’était pas que religieuse. Il croyaitaussi en la grandeur de sa race, en la supériorité de sadynastie.

De même qu’il croyait en Dieu, il se croyait d’une essencesupérieure à celle des autres hommes. Tous ses actes convergeaientvers ce double but : imposer la foi en Dieu, la foi en lasupériorité de sa race et, implicitement, son droit de dominationsur le monde. Tout le reste n’était qu’accessoire. Cruauté oupitié, rien n’existait plus. Il y avait un but qu’il s’étaitproposé d’atteindre, et il y marchait, inéluctable comme le Destin,sans s’occuper des cadavres tombés sur sa route, sans les voirpeut-être.

Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule,l’instant d’avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était siimpressionnant qu’il impressionna le roi.

Philippe laissa errer son œil froid sur toutes ces fenêtresencadrant des têtes curieuses. Là, c’était la magnificence,l’élégance, la somptuosité des costumes et des robes d’unefabuleuse richesse. Là, c’était l’or qui rutilait sur les corsageset les pourpoints de satin, c’étaient les diamants, les perles, lesrubis qui croisaient leurs feux aux toques, aux cous, aux oreilles,aux doigts des dames et des hommes. Là, c’étaient l’insouciance, lasécurité absolue. Là, nul danger à courir.

Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s’arrêta auxtribunes.

Là, moins de somptuosité. Les dames, nombreuses là aussi,étalaient des costumes luxueux, piquaient de notes claires et gaiesla tenue sombre des hommes : tenue de combat et non de parade.Là encore, au moment voulu, les dames s’éclipseraient, semettraient à l’abri, et les hommes, restés seuls, se changeraienten combattants.

Et Philippe se posa la question :

« Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeuneshommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, figés là dansl’angoisse de l’attente ? Combien ?… »

Et son œil s’attarda sur les tribunes.

Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par delà lesbarrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et lesarquebusiers, et les hommes d’armes.

Là, c’était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple.Là, plus de colliers rutilants, plus de soieries, de satins, develours. Là, des pourpoints de drap aux couleurs vives ; là,des jupes rouges, jaunes, certes ; là, la tache pourpre d’unefleur dans les cheveux noirs, blonds, châtains. Là, des gens hisséssur des échafauds, des tréteaux, des chaises, et la fouleinnombrable de ceux s’écrasant, s’étouffant sur le pavé.

Là, point de retraite prudemment ménagée ; là, chaquespectateur pouvait devenir une victime, payer de sa vie lacuriosité satisfaite.

Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer unlong frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autrequestion, plus terrible encore que la première :

« Est-il juste de sacrifier tant d’existences ? Ai-jebien le droit d’envoyer à la mort tant de bravesgens ? »

Et son œil froid qui avait passé avec dédain sur les fenêtres,sur les balcons aux colonnes mauresques de marbre et de granit –comme le sien – son œil qui s’était attardé sur les tribunes, auxgradins recouverts de velours fripé, son œil ne put se détacher dela foule grouillante des pauvres diables entassés sur le pavé, surson pavé à lui, le roi.

Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, luiqui se croyait si fort au-dessus de l’humanité, vint estomperl’éclat de son regard si froid l’instant d’avant.

Et de la multitude son regard s’éleva vers l’éclatanteirradiation d’un ciel ardent, comme pour y chercher uneinspiration, et ne la trouvant pas à son gré, sans doute, s’abaissade nouveau sur le pavé, au loin.

Et voici que là-bas, au bout de la place, isolé dans l’espaceréservé aux combattants et à leurs suites, dans ce que nouspourrions appeler les coulisses de l’arène, lui apparut soudainl’autel en face duquel, la veille encore, on avait brûlé septhérétiques. Cet autel se dressait solitaire, entouré, de loin, parles tentes portant l’écu ou le fanion de l’occupant – nul ne se futavisé de l’approcher de trop près, il y allait de la vie –, cetautel se dressait non plus orné de fleurs éclatantes, paré dedentelles d’un prix fabuleux, étincelant des feux de mille ciergesallumés, comme la veille, mais nu, froid, morne, triste, abandonné.Et tout au haut de l’autel, sur sa croix de fer rouillé, le bronzedoré du Christ ciselé, flamboyant d’un éclat insoutenable sous lesrayons obliques d’un soleil couchant, qui le nimbaient d’uneauréole de feu, le Christ de bronze semblait tendre vers lui sesbras suppliants.

Et le roi Philippe II songea :

« Pourquoi ce massacre ? Qu’ai-je à craindre de cejeune homme ? (le Torero, son petit-fils). Sait-ilseulement ? Même s’il sait, que peut-il ? Rien !Pourquoi ne pas le laisser vivre ? Tout semble me sourire.Cette princesse Fausta m’a remis la déclaration qui me fait roi deFrance. Le Béarnais hérétique devra fuir devant la réprobation detous les catholiques de France… et si cette réprobation ne suffitpas, mes armées seront là pour un coup. Sixte Quint, l’ennemidéclaré de ma politique, n’est plus. Son successeur sera à moi… ouil disparaîtra de ce monde. Tout va donc au mieux de mes désirs.Pourquoi tuer ? Est-ce bien nécessaire ? Il y a, il estvrai, ce chevalier de Pardaillan ! Celui-là, il est condamné,et si je le laisse aller aujourd’hui, je pourrai toujours demainétendre ma main sur lui et le broyer. Allons, c’est dit ; jecrois vous avoir compris, ô divin Crucifié. Vous m’avez crié, duhaut de votre croix « Sois clément ! soisgénéreux ! » Non, cet horrible massacre n’aura paslieu. »

À cet instant précis, une voix murmura à son oreille :

– Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraientnous échapper. Tout à l’heure, dans un instant, ils seront en notrepouvoir et tout sera dit.

Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.

Debout derrière lui, le grand inquisiteur d’Espinosa le couvraitde la pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache desang qui s’étendait sur lui, l’enveloppait, le dominait, tache desang réclamant du sang, encore, toujours, avec l’assurance donnéeque ce sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait enelle.

Et comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eûtsuffi à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l’instantmême, était décidé à faire grâce, le roi redevint flottant etirrésolu.

– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’après les nouvelles quinous sont parvenues, on pourrait surseoir à nos projets ? Toutbien pesé, en quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elleutile ? Ne pourrait-on l’exiler, l’envoyer en France ouailleurs, avec défense de rentrer dans nos États, à peine de lavie ?

D’Espinosa était loin de s’attendre à un pareil revirement.Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise nimécontentement. Il était sans doute accoutumé à lutter sourdementcontre son orgueilleux maître pour arriver à lui faire adoptercomme siennes propres les décisions qu’il avait prises, lui, grandinquisiteur. Son œil noir pesa lourdement sur celui de son maîtrecomme s’il eût voulu lui communiquer sa volonté.

– S’il n’y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet,s’en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il ya le sire de Pardaillan.

Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc leroi ? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan ? À sontour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de toute savolonté tenace, la volonté de d’Espinosa.

Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque surle chevalier. Il répondit donc vivement :

– Pour celui-là, je vous l’abandonne. On pourrait toutefoisremettre à plus tard son exécution.

Rudement, d’Espinosa dit :

– Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu lechâtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait être différéplus longtemps. Il y va de la majesté royale, à laquelle, moivivant, nul ne pourra attenter sans payer ce crime de sa vie.

Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu.

Alors d’Espinosa, faisant peser son œil scrutateur surFausta :

– Ce n’est pas tout sire. Mme la princesseFausta pourra vous dire que je n’invente ni n’exagère rien.

– Moi ! dit Fausta surprise. En quoi mon témoignagepeut-il vous être utile ?

– Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous sesont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contreleur roi, de soulever le pays, de déchaîner la guerre civile et depousser sur le trône ce jeune homme précisément sur le sort duquelvous avez la faiblesse de vous apitoyer, sire.

– Par le sang du Christ ! cardinal, pesez bien vosparoles ! Vous jouez votre tête, monsieur ! dit le roipresque à voix haute.

– Je le sais, dit froidement d’Espinosa.

– Et vous dites ? Répétez ! grinça Philippe.

– Je dis, gronda d’Espinosa, qu’un complot a été fomentécontre la couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que cecomplot doit éclater ici même, dans un instant. Je dis que cecimérite un châtiment exemplaire, terrible, dont il soit parlélongtemps. Je dis que toutes mes dispositions sont prises pour larépression. Et j’en appelle au témoignage de la princesse Faustaici présente.

Si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, Fausta ne put s’empêcherde jeter autour d’elle ce regard du noyé qui cherche à quellebranche il pourra se raccrocher.

« D’Espinosa sait tout… songea-t-elle. Comment ? Parqui ? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurésquelque traître qui, pour un titre, pour un peu d’or, n’a pashésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je suis perdue,irrémédiablement. Insensée ! Je me suis jetée, tête baissée,dans le piège que me tendait ce prêtre, car je n’en puis douter, sacondescendance, la facilité avec laquelle il a acquiescé à mesconditions, tout cela n’était qu’un piège pour m’inspirer confianceet m’amener à me livrer moi-même. Que n’ai-je amené mes troisbraves Français !… Du moins ne mourrais-je pas sanscombat ! »

Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l’instantanéitéd’un éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme etsouriant avec cette expression à demi étonnée qu’elle avait crudevoir prendre. Mais Fausta n’était pas qu’une terrible jouteuse,c’était aussi un beau joueur qui savait garder le même calme, lemême sang-froid devant la partie gagnée comme devant la partieperdue. Et comme le roi soupçonneux se tournait vers elle, ildisait :

– Vous avez entendu, madame ? Parlez ! Par leciel, parlez ! Expliquez-vous !

Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d’Espinosadroit dans les yeux :

– Tout ce que dit M. le cardinal est l’expression dela pure vérité.

D’une voix dure, le roi demanda :

– Comment se fait-il que sachant cela, madame, vous n’ayezpas cru devoir nous aviser ?

Fausta allait pousser la bravade au point qui pouvait lui êtrefatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépides’était manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait lapoignée de la mignonne dague qu’elle avait au côté ; déjà sonœil d’aigle avait mesuré la distance qui séparait le balcon du solet combiné qu’un bond adroitement calculé pouvait la soustraire audanger d’une arrestation immédiate ; déjà elle ouvrait labouche pour la suprême bravade et ployait les jarrets pour le sautmédité, lorsque le grand inquisiteur, d’une voix apaisée,déclara :

– J’en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré quej’étais de l’entendre confirmer mes paroles. Mais je n’ai pas ditque je la suspectais, ni qu’elle fût mêlée en quoi que se soit àune entreprise folle, vouée à un échec certain (et il insista surces mots). Si la princesse n’a pas parlé, c’est qu’elle ne pouvaitle faire sans forfaire à l’honneur. Au surplus elle n’ignoraitapparemment pas que je savais tout et elle a dû penser, à justeraison, que je saurais faire mon devoir.

La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas deslèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirentlentement, sa main cessa de tourmenter le manche de la dague, ettandis qu’elle approuvait d’un signe de tête les paroles du grandinquisiteur, elle pensait :

« Pourquoi d’Espinosa me sauve-t-il ? A-t-ilsimplement voulu me donner un avertissement ? Peut-être.Est-ce confiance démesurée en sa force ou dédain pour mapersonne ? Il faut savoir. Je saurai. »

Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, qu’il ne pouvaitsuspecter, le roi daignait s’excuser en ces termes :

– Excusez ma vivacité, madame ; mais ce que me ditM. le grand inquisiteur est si extraordinaire, siinconcevable, que je pouvais douter de tout et de tous.

Fausta se contenta d’agréer les excuses royales d’un signe detête d’une souveraine indifférence.

D’Espinosa se montra de moins bonne composition. Il est vrai quele roi ne lui avait encore donné aucune satisfaction. Après avoirdéchargé Fausta au moment où il paraissait vouloir l’accabler, ilreprit d’une voix grondante :

– Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité,maintenant que je vous ai montré ce que complotent les braves genssur le sort de qui il vous plaît de vous apitoyer, je vais, meconformant aux volontés du roi, annuler les ordres que j’ai donnés,leur laisser le champ libre, leur donner toutes les facilités pourl’exécution de leur forfait.

Et sans attendre de réponse, il se dirigea d’un pas rude etviolent vers la sortie.

– Arrêtez, cardinal ! cria le roi.

D’Espinosa attendait cet ordre ; il était sûr que sonmaître le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il seretourna posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop dehâte ni trop de lenteur, et, très calme, comme toujours, comme sirien ne s’était passé, il revint se placer derrière le fauteuil duroi.

– Monsieur le cardinal, dit Philippe d’une voix assez fortepour que tout le monde l’entendît dans la loge, vous êtes un bonserviteur, et nous n’oublierons pas le signalé service que vousnous rendez en ce jour.

D’Espinosa s’inclina profondément. Il avait obtenu la réparationqu’il espérait.

– Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé,ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite laréputation qu’on lui fait en Andalousie.

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