Les Amours du Chico

Chapitre 17LE PHILTRE DU MOINE

Or, Pardaillan n’était pas mort.

La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée parFausta, de concert avec d’Espinosa.

La papesse et le grand inquisiteur avaient décidé de pousserPardaillan à la folie, non à la mort. Sur ce point, ils s’étaienttrouvés tout de suite d’accord. Quant aux raisons qui les avaientpoussés à adopter cette manière de tuer le chevalier – la folien’est-elle pas comme une mort anticipée ? – ces raisons quechacun avait gardées par devers lui n’étaient pas les mêmes chezFausta que chez d’Espinosa.

Fausta avait adopté ce genre de supplice parce que, ayant essayésans y parvenir de tuer Pardaillan par tous les moyens humainementconnus, fataliste, sombre illuminée, elle s’était persuadée que cethomme était invulnérable et que, pour l’abattre, il fallaitchercher autre chose que la mort.

D’Espinosa n’avait pas du tout ces idées. Grand inquisiteurd’Espagne, il estimait que son devoir était de poursuivre sanspitié l’hérésie et d’imposer par les moyens les plus violents oules plus odieux la foi en ce Dieu qu’il servait, le respect etl’amour de ce Dieu. Offenser ce Dieu, c’était commettre un crimepour l’expiation duquel les tortures les plus effroyables étaientencore insuffisantes.

Or, le roi était considéré comme un être d’une essenceexceptionnelle. Le roi, c’était le représentant de Dieu. Mieux,c’était une émanation directe de Dieu. Offenser le roi, c’étaitcomme si on offensait Dieu. Nul châtiment n’était assez violent,assez douloureux pour faire expier ce crime.

Or, Pardaillan l’avait commis ce crime. Non seulement il avaitbafoué, insulté ce roi, considéré à l’égal de Dieu, mais encore ilavait émis la prétention de s’opposer à l’exécution de ses vastesprojets.

Ce crime méritait un châtiment d’autant plus extraordinaire quecelui qui l’avait commis était un homme extraordinaire.

Fausta lui avait indiqué un moyen qui, dans son infernalebarbarie, lui avait paru le meilleur. Il l’avait adopté etperfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer unautre qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui deFausta pour adopter celui-là.

Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueurd’autant plus inexorable qu’elle était froidement raisonnée. Ilagissait pour un principe – et c’est ce qui le faisait si terrible,si redoutable – non pour l’assouvissement d’une haine personnelle.Il n’avait pas menti lorsqu’il l’avait dit à Pardaillan.

Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacherétait donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever deporter l’épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de lafaim et de la soif.

Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduationdosée avec un art infernal, avait été initialement préparée par unstupéfiant, et en même temps devait compléter l’œuvre dévastatricede ce poison.

En conséquence, les premières faux apparues étaient réellementde bel et de bon acier ; elles étaient parfaitementtranchantes et acérées. Mais les hachoirs du bas, ceux quePardaillan n’avait pu voir, attendu que, étendu à plat ventre surle plancher, cramponné à la traverse, il leur tournait le dos, ceshachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité du plancher,son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre ets’étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu’ilsauraient dû hacher.

Pardaillan, lorsqu’il avait lâché prise, était à moitié évanoui.Lorsqu’il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, ildemeura étendu à terre, sans connaissance.

Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, ilrevint à lui et jeta autour de lui un regard sans vie.

Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales àcelles de la chambre d’où il venait d’être précipité. Le plancherd’acier était remonté automatiquement et constituait le plafond desa nouvelle cellule.

Ici, comme à l’étage supérieur, il n’y avait aucun meuble, pasd’issues visibles autres qu’une porte de fer dûment verrouillée.Seulement, ici le sol était en terre battue, les murs étaient épaiset couverts d’une couche de moisissure et de salpêtre, l’air chaudet fétide.

Pardaillan regarda tous ces détails d’un œil sans expression etne vit rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé aveclui, il se mit à le tortiller comme un enfant qui, d’un chiffon,s’amuse à fabriquer une poupée, et il éclata de rire.

Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout petits etaux grands dont l’intelligence s’est éteinte, il s’occupa à cettedistraction enfantine.

Comme un enfant il parlait à la poupée, que ses doigtstortillaient inlassablement ; il lui disait des chosespuériles qui n’avaient aucun sens, il la pressait dans ses bras, larepoussait, la grondait avec des airs courroucés, puis lareprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment, sans motifapparent, il laissait échapper le même éclat de rire sansexpression.

D’autres fois, il paraissait lui faire des confidencesimportantes, il la prenait à témoin des malheurs imaginaires, et ilse lamentait doucement, avec de petits sanglots convulsifs. Etc’était infiniment triste. Ce jeu dura des heures sans qu’il parûtse lasser ; il n’avait plus conscience du temps.

La porte s’ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et unecruche d’eau. Mais sans doute craignait-on un retourd’intelligence, une crise de révolte et de fureur, car ce moine,solidement bâti, tenait un fouet à la main.

Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarderle prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu’il aperçut cemoine, Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans uncoin et, cachant son visage dans son bras replié – le geste d’unenfant qui veut se garer de la taloche – il hoqueta d’une voixsuppliante :

– Ne… me… battez pas !… Ne me battez pas !

Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et leregarda un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé dufouet.

– Grâce ! gémit Pardaillan, sans chercher d’ailleurs àéviter le coup.

Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha latête en le regardant, toujours avec la même attention curieuse, etmurmura :

– Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sapitance d’un jour : il ne comprendrait pas. Il est inutile dele frapper, c’est un enfant inoffensif.

Et il sortit.

Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où ils’était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et nevoyant plus personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de sonmanteau.

Deux fois le moine se présenta ainsi pour renouveler sesprovisions. Chaque fois la même scène se produisit. La troisièmefois, le moine était accompagné d’Espinosa. Et, cette fois encore,Pardaillan montra la même terreur enfantine.

– Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c’est toujoursainsi. Le sire de Pardaillan n’existe plus, c’est maintenant unenfant faible et peureux. De toutes les secousses qu’il a reçues,et aussi grâce à mon philtre, il ne reste plus qu’un sentimentvivant en lui : la peur. Son intelligence remarquable :abolie. Sa force extraordinaire : détruite. Regardez-le !Il ne peut même pas se tenir debout. C’est miracle vraiment qu’ilsoit encore vivant.

– Je vois, dit paisiblement d’Espinosa. Je connaissais lapuissance dévastatrice de votre poison. J’avoue cependant que jeredoutais qu’il ne produisît pas tout l’effet désirable. C’est quele sujet sur lequel nous avions à l’appliquer était doué d’uneconstitution exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé làquelque chose de vraiment remarquable.

Le moine s’inclina profondément sous le compliment et, avec lamodestie d’un savant qui connaît toute la valeur de sadécouverte :

– Oh ! fit-il, le régime auquel on l’a soumis, lesdifférentes épreuves par où on l’a fait passer ont puissamment aidéà le mettre dans l’état où vous le voyez.

Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, levisage enfoui dans ses bras, secoué de tremblements convulsifs,gémissait doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savantparlaient et agissaient devant lui comme s’il n’eût pas existé.

– Pour ce que j’ai à lui dire, reprit d’Espinosa, après unsilence passé à considérer froidement le prisonnier del’Inquisition, j’ai besoin qu’il retrouve un moment l’intelligencenécessaire pour me comprendre.

– J’étais prévenu, dit le moine avec une paisibleassurance, j’ai apporté ce qu’il faut. Quelques gouttes de laliqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses forces et sonintelligence. Mais, monseigneur, l’effet de cette liqueur ne sefera sentir guère plus d’une demi-heure.

– C’est plus qu’il n’en faut pour ce que j’ai à luidire.

Le moine, sans s’attarder davantage, s’approcha du prisonnierqui redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviterl’approche de celui qui l’effrayait à ce point.

Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit levisage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât lamoindre résistance, fît autre chose que de continuer à gémirdoucement. Le moine écarta les lèvres et approcha son flacon. Ilallait verser la liqueur, préalablement dosée, lorsque, posant samain sur son bras, d’Espinosa l’arrêta en disant :

– Faites attention, mon révérend père, que je vais resteren tête à tête avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre savigueur, dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je soisexposé. Je suis, certes, de taille à me défendre et j’ai pris soinde me munir d’une dague. Mais malgré ma force, je ne pèserai paslourd entre les mains de cet homme s’il retrouve ses forces, et sil’idée lui vient de les utiliser contre moi. Il importe que legrand inquisiteur sorte vivant de ce cachot ; il ne doit pasdisparaître avant d’avoir accompli la tâche qu’il a entreprise pourle plus grand bien de notre sainte mère l’Église.

– Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement lemoine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueurprimitive. Mais son intelligence sera à peine galvanisée. Il necomprendra que vaguement ce que vous avez à lui dire, et cettelueur d’intelligence ne durera, je vous l’ai dit, guère plus d’unedemi-heure. L’idée ne lui viendra pas de faire usage de sa forceredoutable. Il restera, malgré cette force retrouvée, ce qu’il estmaintenant : un enfant craintif. J’en réponds.

Et sur un geste d’autorisation, il vida le contenu d’unminuscule flacon entre les lèvres du prisonnier, qui d’ailleursn’opposa aucune résistance, et se redressant :

– Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera enétat de vous comprendre… à peu près, dit-il.

– C’est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez laporte à l’extérieur et remontez sans m’attendre.

Le moine eut un mouvement d’hésitation.

– Et monseigneur ? dit-il respectueusement.

– Ne vous inquiétez pas de moi, sourit d’Espinosa, je saisle moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette porte.

Sans plus insister, le moine s’inclina devant son chef suprêmeet obéit passivement à l’ordre reçu. D’Espinosa, sans manifester niinquiétude ni émotion, entendit les verrous grincer à l’extérieur,avec ce calme qui ne l’abandonnait jamais. Il se tourna versPardaillan et, à la lueur blafarde d’une lampe que le moine avaitposée à terre, il se mit à étudier curieusement l’effet produit parla liqueur qu’on lui avait fait absorber, et qui devait être à lafois un stimulant énergique et un reconstituant puissant. Galvanisépar le remède violent, le prisonnier parût retrouver une vienouvelle.

Tout d’abord, il fut secoué d’un long frisson, puis son torseaffaissé se redressa lentement. Comme s’il avait été, jusque-là,oppressé jusqu’à la suffocation, il respira longuement, bruyamment,le sang afflua à ses pommettes livides, l’œil morne, éteint,retrouva une partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueurd’intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds, s’étiralonguement, avec un sourire de satisfaction.

Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçutd’Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu’aumur, qui l’arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne criapas, il ne gémit pas. Évidemment, il y avait une améliorationsensible dans son état.

Cependant, il considérait d’Espinosa avec une inquiétudemanifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de sonregard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jetaautour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou oùelle pourra se terrer. Et ne trouvant rien, ne pouvant plusreculer, il effectua le seul mouvement possible : il s’écarta.Et en exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le grandinquisiteur, qu’il ne paraissait pas reconnaître.

Visiblement, il paraissait redouter une attaque soudaine de lapart de cet inconnu qui venait le troubler dans sa retraite. Sonattitude trahissait la crainte et l’inquiétude, tandis que, avantl’absorption du remède, elle eût dénoté une frayeur intense.

D’Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu’ileut peur : il était brave, la mort ne l’effrayait pas. Mais ill’avait dit, il avait une tâche à accomplir et il ne voulait paspartir en laissant son œuvre inachevée.

C’était là l’unique raison pour laquelle il évitait des’exposer, pour laquelle il redoutait la force peu commune de sonprisonnier, ou pour mieux dire : du prisonnier del’Inquisition.

Sous l’action énergique du remède, ce prisonnier retrouvait peuà peu ses forces et il devait les garder, avait dit le moinesavant, quelques minutes. Or, pendant l’instant très court qu’ilallait passer en tête à tête avec lui, il suffirait d’un éclair delucidité, d’un retour fugitif d’énergie, pour que le prisonnier seruât sur lui et l’étranglât tout net.

Si vigoureux qu’il fût, l’inquisiteur savait qu’il ne pourraittenir tête victorieusement à un adversaire de cette force. C’estpourquoi la pusillanimité que montrait Pardaillan était faite pourle rassurer. Il s’approcha donc de lui avec assurance et, de savoix très calme, presque douce :

– Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vouspas ?…

– Pardaillan ? répéta le chevalier, qui paraissaitfaire des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirsconfus que ce nom évoquait dans son esprit.

– Oui, Pardaillan… C’est toi qui es Pardaillan, repritd’Espinosa en le fixant.

Pardaillan se mit à rire doucement et murmura :

– Je ne connais pas ce nom-là.

Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlaitavec une inquiétude manifeste. D’Espinosa fit un pas de plus et luimit la main sur l’épaule. Pardaillan se mit à trembler, etd’Espinosa, sous son étreinte, le sentit chanceler, prêt às’abattre. Pour la deuxième fois, il eut ce même sourire livide, etavec une grande douceur il dit :

– Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire demal.

– Vrai ? fit anxieusement le fou.

– Ne le vois-tu pas ? dit l’inquisiteur qui se fitpersuasif.

Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et,peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et finalement semit à sourire, d’un sourire sans expression. Le voyant tout à faitrassuré, d’Espinosa reprit :

– Il faut te souvenir. Il le faut… entends-tu ? Tu esPardaillan.

– C’est un jeu ? demanda le fou d’un air amusé. Alorsje veux bien être Par… dail… lan… Et vous, qui êtes-vous ?

– Je suis d’Espinosa, fit lentement le grand inquisiteur endétachant chaque syllabe.

– D’Espinosa ? répéta le fou qui cherchait à sesouvenir. D’Espinosa !… Je connais ce nom-là…

Et tout à coup, il parut avoir trouvé.

– Oh ! s’écria-t-il, en donnant tous les signes d’unevive terreur. Oui, je me souviens !… D’Espinosa… c’est unméchant… prenez garde… il va nous battre !

– Ah ! gronda d’Espinosa, tu commences à te souvenir.Oui, je suis d’Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l’amide Fausta.

– Fausta ! dit le fou sans hésitation ; j’aiconnu une femme qui s’appelait ainsi. C’est une méchantefemme !…

– C’est bien cela, sourit d’Espinosa. La mémoire te revienttout à fait.

Mais le dément avait une idée fixe et la suivait sans défaillir.Il se pencha sur d’Espinosa et, sur un ton confidentiel :

– Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, ilne faut pas jouer avec d’Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants…Ils nous feront du mal.

– Misérable fou ! grinça d’Espinosa, impatienté. Je tedis que d’Espinosa c’est moi. Regarde-moi bien.Rappelle-toi !

Il l’avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deuxpouces de son visage, il fixait sur lui son regard ardent commes’il avait espéré lui communiquer ainsi un peu de cetteintelligence qu’il s’était acharné à abolir. Et soit pur hasard,soit qu’il eût réussi à lui imposer sa volonté, le fou poussa ungrand cri, se dégagea d’une brusque secousse, se rencogna dans unangle du cachot, et d’une voix qui haletait, il râla :

– Je vous reconnais… Vous êtes d’Espinosa… Oui… Je mesouviens… C’est vous qui m’avez fait saisir… J’étais alors, il mesemble, un autre homme… Qui étais-je ?… Je ne sais plus… maisje vois… j’étais fort, vaillant… Vous m’avez fait souffrir… Oui,j’y suis… la faim, l’horrible faim et la soif… et cette galerieabominable où l’on suppliciait tant de pauvresmalheureux !…

– Enfin ! tu te souviens !

– N’approchez pas !… hurla le fou au comble del’épouvante. Je vous reconnais… Que voulez-vous ? Venez-vouspour me tuer ?… Allez-vous-en ! je ne veux pasmourir !…

– Cette fois tu me reconnais bien. Oui, tu l’as dit,Pardaillan, tu étais un homme fort et vaillant, et maintenantqu’es-tu ? Un enfant qu’un rien épouvante. Et c’est moi quit’ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan ;une vague lueur d’intelligence illumine en ce moment ton cerveau.Mais tout à l’heure la nuit se fera de nouveau en toi et turedeviendras ce que tu étais à l’instant : un pauvre fou.

« Et sais-tu qui m’a donné l’idée de t’infliger lestortures qui devaient faire sombrer ton intelligence ? Tonamie Fausta. Oui, c’est elle qui a eu cette idée que je n’auraispas eue, je l’avoue. Oui, tu l’as dit : je vais te tuer.Oh ! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d’un coup depoignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu mourraslentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras demourir par la faim, l’horrible faim, comme tu disais tout àl’heure. Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.

En disant ces mots, d’Espinosa avait sans doute actionné quelqueinvisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieud’une des parois du cachot.

D’Espinosa prit la lampe d’une main, alla chercher Pardaillan etle saisit de l’autre, et, sans qu’il opposât la moindre résistance,car le malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentaitde gémir, il le traîna jusqu’à cette ouverture, et élevant sa lampepour qu’il pût mieux voir :

– Regarde, Pardaillan, répéta-t-il d’une voix vibrante.Vois-tu ? Ici, pas de lumière, autant dire pas d’air. C’estune tombe, une véritable tombe où tu te consumeras lentement par lafaim. Nul au monde ne connaît ce tombeau ; nul que moi.

« Et sais-tu ? Pardaillan, tiens, je vais te le dire àseule fin que ton supplice soit plus grand – si toutefois tu tesouviens de mes paroles – ce tombeau qui tout à l’heure sera letien, il a une issue secrète que, seul, je connais.

« Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te feraune occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veuxpas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi nesaurait la trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d’ici pourne plus y revenir. Mais avant de sortir, je vais te pousser là ettoi, en posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi,tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui doit temurer vivant là-dedans.

– Grâce ! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je neveux pas mourir ! Grâce !

– Je le sais bien, reprit d’Espinosa avec son calmeterrible. Et cependant tout à l’heure tu entreras là, et à compterde cet instant, tu n’existeras plus. Mais il était nécessaire quetu susses que toutes les tortures que tu as endurées, y compris lesupplice de la faim que tu t’imposais volontairement, grâce àcertain petit billet que je te fis parvenir, tout cela est monœuvre, combinée avec le concours de Fausta.

« Et maintenant que tu sais tout cela et ce qui t’attend,il faut que tu saches pourquoi, n’ayant pas de haine contre toi, jel’ai fait : parce que les hommes de ta trempe, s’ils neviennent pas à nous, s’ils ne sont pas avec nous, sont un dangerpermanent pour l’ordre de choses établi par notre sainte mèrel’Église. Parce que tu as insulté à la majesté royale de monsouverain. Parce que tu t’es dressé menaçant devant lui et que tuas voulu faire avorter ses vastes projets.

« Il fallait que le châtiment qui te serait infligé fût siterrible qu’il fît trembler et reculer ceux qui, comme toi,seraient tentés de se dresser contre l’autorité de l’Église. Etmaintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vasmourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échouédans toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ceparchemin que tu es venu chercher de si loin, il est en mapossession !

– Le parchemin !… bégaya Pardaillan.

– Tu ne comprends pas ? Il faut que tu comprennescependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu ?C’est la déclaration du feu roi Henri troisième qui lègue leroyaume de France à mon souverain. Regarde-le bien, ce parchemin.C’est grâce à lui que ton pays deviendra espagnol.

Un instant, d’Espinosa laissa sous les yeux du fou le parcheminqu’il avait sorti de son sein. Puis voyant que l’autre le regardaitd’un air hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules,replia le précieux document, le remit où il l’avait pris, etabattant sa main robuste sur l’épaule de Pardaillan, il le tirafacilement à lui, car l’autre n’opposait qu’une faible résistance,et sur un ton impératif :

– Maintenant que je t’ai dit ce que j’avais à te dire,entre dans la mort.

Et il abattit son autre main sur l’autre épaule de Pardaillan etle poussa rudement jusqu’au seuil de l’ouverture béante, enajoutant :

– Voici ta tombe.

Alors une voix narquoise qu’il connaissait bien, une voix qui lefit frémir de la nuque aux talons, tonna soudain :

– Mordieu ! mourons ensemble !

Et avant qu’il eût pu faire un mouvement, une main de fer lesaisissait à la gorge et l’étranglait.

D’Espinosa lâcha l’épaule de Pardaillan. Sa main alla chercherla dague dont il avait eu la précaution de s’armer. Il n’eut pas laforce d’achever le geste. La main de fer resserra son étreinte etle grand inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors,Pardaillan lâcha la gorge, et le saisissant à bras le corps, il lesouleva, l’arracha de terre, le tint un instant suspendu à bout debras et le lança à toute volée dans ce qui devait être satombe.

Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d’Espinosa avaitreposée à terre, alla prendre son manteau – ce fameux manteau dontil ne pouvait plus se séparer et avec lequel il s’était amusé àfabriquer des embryons de poupée – et sa lampe à la main, ilfranchit le seuil de l’ouverture mystérieuse, en ayant soin deposer fortement le pied sur la dalle qui actionnait le ressortfermant la porte, et qu’il avait, il faut croire, bien remarquéelorsque d’Espinosa la lui avait montrée.

En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que lemur avait repris sa place. Il n’y avait plus là d’ouverturevisible.

Pardaillan venait de s’enfermer lui-même dans ce trou noir qui,comme l’avait dit d’Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol,ressemblait assez à une tombe. Pardaillan venait de s’enfermer danscette tombe, mais il y avait d’abord jeté son puissant etimplacable adversaire.

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