Les Amours du Chico

Chapitre 10LE TRIOMPHE DU CHICO

Le Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sacape de satin rouge ; dans sa main droite il tenait son épéede parade.

Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites.C’était, nous l’avons dit, le précurseur de ce qu’en langagetauromachique on appelle une muleta.

Quant à l’épée, dont, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais faitusage, malgré les apparences, c’était une arme merveilleuse,flexible et résistante, sortie des ateliers d’un des meilleursarmuriers de Tolède, qui en comptait quelques-uns assez réputés,comme on sait.

Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tousles quatre étaient près de la porte d’entrée, le Toreros’entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté son intentiond’assister à la course à cet endroit qui lui paraissait bien placépour intervenir, le cas échéant.

Près de cette porte d’entrée, le couloir était encombré par unefoule de gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreuxengagé pour la circonstance.

Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention àceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient ledroit d’y être.

Le moment étant venu d’entrer en lice, le Torero serra la maindu chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à laporte par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir lechoc. Ses deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plusle quitter à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.

Dès qu’il fut en place, comme la bête pouvait être lâchéebrusquement, tous ceux qui encombraient la lice s’empressèrent delui laisser le champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers lesbarrières, qu’ils se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de lafoule amusée. Cette fuite précipitée se renouvelait invariablementau début de chaque course, et chaque fois elle avait le dond’exciter la même hilarité, de déchaîner les mêmes grossesplaisanteries.

Les courtisans, habitués de longue date à lire sur le visage duroi et à modeler leurs impressions sur les siennes, n’étaientnullement gênés par sa présence. Il n’en était pas de même chez lesbourgeois et les hommes du peuple.

Ceux-là, amateurs passionnés de ce genre de spectacle, aimaientà manifester bruyamment leurs impressions et ils le faisaient avecune exubérance et un sans-gêne qui paraîtraient excessifs aux plusenthousiastes et aux plus bruyants amateurs de nos jours. Surceux-là cette présence pesait lourdement et les privait du meilleurde leur plaisir : celui de le crier à tout venant.

Il ne s’agissait pas, en effet, de commettre un impair quipouvait avoir les conséquences les plus fâcheuses. Les espions del’Inquisition pullulaient parmi cette masse énorme de gensendimanchés. On le savait. Un éclat de rire, une réflexion, uneapprobation ou une désapprobation tombant dans l’oreille d’un deces espions, considéré par lui comme attentatoire : il n’enfallait pas davantage pour attirer sur son auteur les pirescalamités.

Le moins qui pouvait lui arriver était d’aller méditer durantquelques mois dans les casas santas ou prisons del’Inquisition, lesquelles regorgeaient toujours de monde. Aussi lepeuple avait-il adopté d’instinct la tactique qui lui paraissait laplus simple et la meilleure : il attendait que les courtisans,généralement bien renseignés, lui indiquassent ce qu’il avait àfaire sans crainte de froisser la susceptibilité royale. Selon queles courtisans applaudissaient ou restaient froids, selon qu’ilsapprouvaient ou huaient, le peuple faisait chorus, en exagérant,bien entendu.

Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sasilhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l’arène, aulieu de l’accueillir par des paroles encourageantes, au lieu del’exciter à bien combattre, comme on le faisait habituellement pourles autres champions, un silence mortel s’établit soudain.

Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceuxqui savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, etceux-là étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux quisavaient, comme pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était uneidole. C’était lui surtout que depuis de longues heures ilsattendaient avec une impatience sans cesse grandissante.

Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblessedéconcerta tout d’abord les rangs serrés du populaire. Puis l’amourdu Torero fut le plus fort ; puis l’indignation de le voir simal accueilli, enfin le désir impérieux de le venger séance tenantede ce que plus d’un considérait comme un outrage dont il prenait sapart.

Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourdehostilité d’une part, cette sorte d’irritation d’autre part. Il eutun sourire dédaigneux, mais, quoi qu’il en eût, cet accueil, auquelil n’était pas accoutumé, lui fut très pénible.

Comme s’il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple seressaisit et bientôt une rumeur sourde s’éleva, timidement d’abord,puis se propagea, gagna de proche en proche, s’enfla, et finalementéclata en un tonnerre d’acclamations délirantes. Ce fut la réponsepopulaire au silence dédaigneux des courtisans.

Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torerotourna le dos aux gradins et à la loge royale et salua, d’un gestegracieux de son épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joiesans mélange. Après quoi, il fit face au balcon royal et d’un gestelarge, un peu théâtral, d’un geste à la Pardaillan – qui amena unsourire d’approbation sur les lèvres de celui-ci – il salua le roiqui, rigide observateur des règles de la plus méticuleuse desétiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celuiqui, peut-être, allait mourir. Ce qu’il fit avec d’autant plus defroideur qu’il avait été plus sensible à l’affront du Torerosaluant la vile populace avant de le saluer, lui, le roi.

Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez luiune audace rare, ne fut pas compris que du roi et de sescourtisans, lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il lefut aussi de la foule, qui redoubla ses acclamations. Il le futsurtout de Pardaillan qui, trouvant là l’occasion d’une de cesbravades dont il avait le secret, s’écria au milieu de l’attentiongénérale :

– Bravo, don César !

Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui parun sourire significatif.

Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd’hui,avaient alors une importance considérable. Rien n’est plus fier etplus ombrageux qu’un gentilhomme espagnol.

Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulterle roi, c’était insulter toute la gentilhommerie. C’était un crimeinsupportable, dont la répression devait être immédiate.

Or, cet aventurier de Torero, qui n’avait même pas un nom, dontla noblesse tenait uniquement à sa profession de ganaderoqui anoblissait alors, ce misérable aventurier s’était permis devouloir humilier le roi. Cette tourbe de vils manants quipiétinaient, là-bas, sur la place, s’était permis d’appuyer et desouligner de ses bravos l’insolence de son favori. Enfin cet autreaventurier étranger, ce Français – que faisait-il en Espagne,celui-là, de quoi se mêlait-il ? – était venu à larescousse.

Par la Vierge immaculée ! par la Trinité sainte ! parle sang du Christ ! voici qui était intolérable et réclamaitdu sang ! Les têtes s’échauffaient, les yeux fulguraient, lespoings se crispaient sur les poignées des dagues et des épées, leslèvres frémissantes proféraient des menaces et des insultes. Si unediversion puissante ne se produisait à l’instant même, c’en étaitfait : les courtisans se ruaient, le fer à la main, sur lapopulace, et la bataille s’engageait autrement que n’avait décidéd’Espinosa.

Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, laproduisit par sa seule présence.

À défaut d’autre mérite, sa taille minuscule suffisant à lesignaler à l’attention de tous, le nain était connu de toutSéville. Mais si, sous ses haillons, sa joliesse naturelle etl’harmonie parfaite de ses formes de miniature forçaientl’attention au point qu’une artiste raffinée comme Fausta avait pudéclarer qu’il était beau, on imagine aisément l’effet qu’il devaitproduire, ses charmes étant encore rehaussés par l’éclat dusomptueux costume qu’il portait avec cette élégance native et cettefière aisance qui lui étaient particulières. Il devait êtreremarqué. Il le fut.

Il avait dit naïvement qu’il espérait faire honneur à son noblemaître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquitd’emblée les faveurs d’un public railleur et sceptique quin’appréciait réellement que la force et la bravoure.

Pour détourner l’orage prêt à éclater, il suffit qu’une voix,partie on ne sait d’où, criât : « Mais c’est ElChico ! » Et tous les yeux se portèrent sur lui. Etnobles et vilains, sur le point de s’entre-déchirer, oublièrentleur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, se trouvèrentd’accord dans l’admiration.

L’incident du salut du Torero fut oublié. Le Torero lui-même setrouva, un instant, éclipsé par son page. Le branle étant donné parla voix inconnue, le roi ayant daigné sourire à la gracieuseréduction d’homme, les exclamations admiratives fusèrent de toutesparts. Et les nobles dames qui s’extasiaient n’étaient pas lesdernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait surtoutes les lèvres féminines était le même, répété par toutes lesbouches : « Poupée ! Mignonne poupée ! Poupéeadorable ! Poupée ! » encore, toujours.

Jamais le Chico n’avait osé rêver un tel succès. Jamais il nes’était trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux lepetit bout d’homme, et sur ce point il était, malgré ses vingt ans,un peu enfant. Faut-il lui jeter la pierre pour si peu ?

S’il était ainsi, et non autrement, nous n’y sommes pour rien etc’est tant pis pour lui s’il perd dans l’esprit du lecteur.

Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel aircrâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant, dans sonesprit une seule pensée, toujours la même, passait et repassaitavec l’obstination d’une obsession :

« Oh ! si ma petite maîtresse était là ! Si ellepouvait voir et entendre ! Si elle pouvait comprendre enfinque je suis homme et que je l’aime de toutes les forces de mon cœurd’homme ! Si elle était là, la madone que j’adore, celle quiest toute ma vie et pour qui je donnerais jusqu’à la dernièregoutte de mon sang !… Si elle était là ! »

Elle était là pourtant, la petite Juana ; là, perdue dansla foule, et si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins, ellele voyait très bien.

Elle était là, et elle voyait tout et entendait tout ce qui sedisait, tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur sontrop timide amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobleset hautes et si belles dames qui s’extasiaient. Et elle voyait mêmetrès bien ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu’il étaitdans son rêve d’adoration, c’est-à-dire les coups d’œil langoureuxque ces mêmes belles dames ne craignaient pas de jeter effrontémentsur son pâtiras.

Ce jour-là, en vue de la course que pour rien au monde ellen’eût voulu manquer, en bonne Andalouse qu’elle était, la petite ettoute mignonne Juana avait endossé sa plus belle et sa plus richetoilette des grandes fêtes carillonnées. Et comme nous savonscombien elle était coquette, comme son digne père ne regardait pasà la dépense dès qu’il s’agissait de cette enfant gâtée, joie etprospérité de la maison, c’est dire si elle étaitresplendissante.

Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire dePardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et saconfusion ni son émotion, pourtant très visible, l’avait doucementprise par la main, l’avait entraînée dans ce petit cabinet où elleétait chez elle et s’y était enfermé seul à seule.

Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émuequand il l’entraîna ainsi ? C’est ce que la suite desévénements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous pouvons direpour l’instant, c’est que l’entretien fut plutôt long et que lapetite Juana avait les yeux singulièrement rouges en sortant ducabinet.

Du moins la nourrice Barbara en jugea ainsi. Cette nourriceadorait sa maîtresse, ne la quittait pas d’une semelle et faisaittoutes ses volontés. Mais elle avait ceci de particulier, c’estque, quoi que dît ou fît Juana, les choses les plus futiles ou lesplus naturelles, Barbara grondait, grognait, en appelait auxSaintes et à la Vierge, et se refusait obstinément à admettre cequ’elle lui disait.

Juana paraissait-elle renoncer ou se rétracter, immédiatement lamatrone grondait de plus belle, se répandait en imprécations, envitupérations farouches, sans s’apercevoir qu’elle défendait avecacrimonie ce qu’elle avait combattu l’instant d’avant, ouinversement. Juana connaissait cette manie. Elle connaissait aussil’affection et le dévouement sincères de la brave femme. Ellesouriait doucement, laissait dire et agissait à sa guise.

Son entretien avec Pardaillan n’avait pas modifié son intentiond’assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda àBarbara de l’accompagner. Aussitôt, celle-ci d’éclater :

– Aller à la course, vous, une demoiselle ! SainteBarbe, ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent unedemande aussi incongrue ! Est-ce la place, dites-moi, d’unejeune fille qui se respecte ! Si encore vous étiez admise surles gradins, parmi les dames de la noblesse, comme ce seraitjustice, au bout du compte, car enfin, j’en appelle à toutes lessaintes du paradis, se peut-il trouver une demoiselle de hautenoblesse plus frêle, plus mignonne que vous ? Votre placeserait là, ne dites pas non. Et même vous feriez bien à un desbalcons de la place, et même à celui du roi. Oui, dans la loge denotre sire le roi. Mais vous en aller dans la foule, vous fairepresser, écraser, étouffer peut-être par toute une multitude degens grossiers et malpropres… Sainte Vierge ! vous perdezl’esprit, je crois.

Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant quepuisqu’elle n’avait pas droit aux places réservées, elle secontenterait de se mêler à la foule, et que si Barbara refusait del’accompagner, elle irait seule. À quoi la matrone ne manqua pas demaugréer :

– Aller seule dans la foule ! À quoi servirait-il doncd’avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci ! capablesde faire respecter leur jeune maîtresse et de la défendre aubesoin ! Suis-je donc si vieille, si impotente que je nepuisse vous protéger ! Jour de Dieu ! j’irai avec vous ouvous n’irez pas. Et si quelqu’un vous manque, je lui ferai voir dequel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez tropvieille pour vous accompagner.

C’est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaientallées se placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée quela Giralda, n’avait pu pénétrer jusqu’au premier rang. Elle n’avaitpas de siège pour s’asseoir, pas le moindre petit banc pours’exhausser, elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle neconnaissait les péripéties des différentes courses que par ce qu’onen disait tout haut autour d’elle, mais elle était là.

C’est ainsi qu’elle avait vu – si nous pouvons ainsi dire – latéméraire intervention de Pardaillan, et son cœur avait battu àcoups précipités. Mais au souvenir des paroles qu’il lui avaitdites le matin même, elle avait hoché douloureusement la tête commepour dire :

« N’y pensons plus. »

Lorsque la voix inconnue cria : « Mais c’est ElChico ! », son petit cœur se remit à battre comme ilavait battu pour Pardaillan. Pourquoi ? elle ne savait pas.Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands talons,elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter surplace, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain.

Et cependant elle entendait les acclamations qui s’adressaientau Chico. Au Chico ! Qui lui eut dit cela quelques minutesplus tôt l’eût bien surprise. Et les acclamations et lescompliments et l’admiration l’eussent rendue heureuse et fière sansdoute, si les enthousiasmes les plus effrénés n’étaient venusprécisément de belles dames de la plus haute noblesse, auprès dequi elle, Juana, se jugeait bien peu de chose.

Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu’ontrouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe etluxueux costume – du moins, ainsi le dépeignaient tant de noblesdames – il lui semblait que ce n’était pas son Chico à elle, sapoupée vivante qu’elle tournait et retournait au gré de soncaprice. Il lui semblait que ce devait être un autre, qu’il y avaiterreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi nicomment, avec des envies folles de rire et de pleurer, ellecria :

– Mais prends-moi donc dans tes bras que je puissevoir !…

D’une voix tellement changée, sur un ton si violent, que lavieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa viede ronchonner, la prit doucement dans ses bras et, avec une rigueurqu’on ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être parl’inquiétude, car elle sentait confusément que quelque chosed’anormal et d’extraordinaire se passait dans l’âme de son enfant,elle la souleva et la maintint au-dessus de la foule, assise sur sarobuste épaule.

C’est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sasplendeur. Elle le regarda de tous ses yeux, comme si elle ne l’eûtjamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elleavait été élevée, le même Chico qu’elle s’était plu,inconsciemment, à faire souffrir, le considérant comme sa chose,son jouet à l’égard de qui elle pouvait tout se permettre.

C’était cependant toujours le même. Il n’avait rien de changé,si ce n’est son costume et un petit air crâne et décidé qu’elle nelui connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, si rienn’était changé en lui et que, néanmoins, il lui apparaissait commeun être inconnu, c’est donc que quelque chose qu’elle nesoupçonnait pas était changé en elle. Peut-être !…

Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et commeà ce moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres detant de jolies dames, sans savoir ce qu’elle disait, avec un regardde colère et de défi à l’adresse des nobles effrontées, elle criarageusement :

– C’est à moi, cette poupée ! à moi seule !

Et comme elle avait l’habitude de trépigner dans ses moments degrandes colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés,ballant dans le vide, se mirent à tambouriner frénétiquement leventre de la pauvre Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait,sans lâcher prise toutefois, se mit à beugler :

– Ho ! ha ! hé là ! notre maîtresse !pour Dieu, qu’avez-vous ? Que vous arrive-t-il ?Calmez-vous, enfant de mon cœur, ou vous allez crever le ventre devotre vieille nourrice !

Mais l’enfant de son cœur n’entendait pas. Comme elle avait criébrutalement : « Prends-moi dans tes bras ! »,elle cria de même, en la bourrant de coups de talonfurieux :

– Mais descends-moi donc ! Je ne veux pas les voir ceséhontées ! Elles me rendraient folle !

Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu’obéirmachinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement étaitgrand, et elle considéra un moment avec une inquiétude affreuse sonenfant qui, en effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.

Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui luirestait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matronepar la main, elle l’entraîna violemment, en disant d’une voixcoupée de sanglots :

– Viens ! allons-nous en ! partons ! Nerestons pas une minute de plus ici ! Je ne veux plus voir, jene veux plus entendre !

Et avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice,elle ajouta :

– Maudite soit l’idée que tu as eue de me conduire à cettecourse !

Et Barbara, qui ne savait plus ce qu’elle devait penser, suivitcomme un chien fouetté, non sans grommeler entre ses dents, pourelle-même, car elle se rendait bien compte que, dans l’état defureur exaltée où elle se trouvait, sa maîtresse ne pouvaitl’entendre :

– La peste soit des jeunes maîtresses qui veulent venir àla course et puis veulent s’en retourner, sans qu’on sachepourquoi, au moment le plus intéressant ! Sainte Barbe noussoit en aide ! ma maîtresse est devenue démente ! Sansquoi se serait-elle avisée de tambouriner le ventre de sa nourriceà coups de talon, comme on fait d’une peau d’âne !

Le tout accompagné de force signes de croix, de patenôtres, degestes d’exorcisme, destinés à mettre en fuite le malin esprit quis’était, sans conteste, introduit dans le corps de son enfant.

C’est ainsi que la petite Juana n’assista pas à la fin de lacourse. C’est ainsi que, sans s’en douter, elle échappa à labagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait le risquede perdre la vie ; c’est ainsi qu’elle échappa à la mort quiplanait sur cette multitude de curieux.

Le Chico ne vit pas Juana. Il ne sut rien par conséquent del’accès de frénésie qui s’était emparé d’elle. Et qui sait, ilétait si naïf que peut-être n’eût-il pas compris s’il eût vu etentendu. Et Juana elle-même était si inconsciente de ce qui sepassait en elle que peut-être, dans sa crise furieuse, l’eût-ellebattu, jeté à terre, piétiné et meurtri à grands coups de sesgrands talons effilés.

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