Les Amours du Chico

Chapitre 8LE CHICO REJOINT PARDAILLAN

La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit,nous laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo qui avaitsuccédé à Barba-Roja – sérieusement endommagé par sa chute,paraît-il – et nous suivrons le chevalier de Pardaillan.

Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sansinterruption autour de la piste, comme de nos jours.

Plus que de nos jours ce couloir était occupé par la suite desseigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par unefoule d’aides et d’ouvriers.

Ceci était juste et légitime et, si nombreux que fût lepersonnel, s’il n’y avait eu que lui la circulation eût été assezaisée. Mais il y avait la multitude des gentilshommes désireux,comme toujours, de venir parader là où ils pouvaient être le plusencombrants.

Il y avait de plus la ruée de tous ceux que l’interventionimprévue du Français avait enthousiasmés et qui s’étaientprécipités dans le couloir qui les rapprochait du lieu de la luttemême.

Ce couloir faisait partie, en quelque sorte, des coulisses del’arène et, de tout temps, les coulisses ont exercé un attraitspécial sur les oisifs. Celui-ci, littéralement pris d’assaut parune multitude qui voulait être le plus près possible de la piste,était devenu impraticable ou à peu près.

La porte de la barrière franchie, la foule acclamant levainqueur et s’écartant complaisamment pour lui laisser passage,Pardaillan se trouva en face de celui qu’il cherchait, c’est-à-diredu Torero, à moitié déshabillé, tenant sa cape d’une main, son épéede l’autre, et, qui paraissait tout haletant comme à la suite d’ungrand effort longtemps soutenu.

Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette avec tout lesoin minutieux qu’on apportait à cette opération jugée alors trèsimportante, don César avait été un des derniers à avoirconnaissance de l’accident survenu à Barba-Roja.

Bien qu’il eût de très légitimes raisons de considérer lecolosse comme un ennemi, le Torero avait une trop généreuse naturepour hésiter sur la conduite à tenir en semblable occurrence. Sansprendre le temps d’achever de se vêtir, sauter sur sa cape et sonépée, partir en courant, tel fut son premier mouvement.

Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espéraitarriver à temps pour sauver son ennemi en attirant l’attention dutaureau vers lui.

Mais il avait compté sans l’encombrement que nous avons signalé.Traverser une telle cohue n’allait pas tout seul. Il ne pouvaitavancer que lentement, trop lentement au gré de son impatientegénérosité.

Étroitement pressé dans la cohue, qu’il s’efforçait vainement detraverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhommefrançais.

On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s’ytromper. Pardaillan, seul, était capable d’un trait de bravoure etde générosité pareil. S’il s’était élancé, sans hésiter, pourapporter son aide à un ennemi, on conçoit les efforts désespérésqu’il fit pour voler au secours d’un ami qui lui était très cher.Pour lui, comme pour l’immense majorité des assistants, la mort dutéméraire était à peu près certaine.

Rien n’est plus féroce qu’une foule de badauds qui veulent voir,surtout lorsqu’ils ne peuvent arriver à satisfaire leur curiosité.La foule des inutiles qui encombrait le couloir, où ils n’avaientque faire, se chargea de lui démontrer péremptoirement la véracitéde ce que nous avançons.

Il eut beau se nommer, crier son intention de courir sus autaureau, jouer des coudes, frapper furieusement à droite et àgauche, on lui opposait une inertie souriante. On murmurait :« Le Torero ! ah ! le Torero ! » mais onne lui cédait pas un pouce du terrain.

C’est ainsi, pressé de toutes parts, écumant de rage et decolère, étreint par l’angoisse, qu’il dut, en se rongeant lespoings de désespoir, se contenter d’écouter le récit du combat faità voix haute, par ceux qui voyaient, répété et commenté de boucheen bouche par ceux qui ne voyaient pas, mais restaient enracinés àleur place, ce qui leur permettrait de dire plus tard :

– J’étais là. J’ai tout vu et tout entendu !

La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne putle tirer d’inquiétude. Il savait, en effet, que dans leurengouement pour ces luttes violentes, les spectateurs électrisésacclamaient impartialement aussi bien la bête que l’homme,lorsqu’un coup excitait leur admiration.

Heureusement les commentaires qui suivirent vinrent lui apporterun peu d’espoir. Il n’eut qu’à prêter l’oreille pour entendre lesexclamations les plus diverses :

– Le taureau s’est écroulé comme une masse ! – Uncoup, un seul coup lui a suffi, señor ! – Et avec une méchantepetite dague ! – Splendide ! Merveilleux ! – Voilàun homme ! – Quel dommage qu’il ne soit pas Espagnol ! –Le plus admirable, c’est que c’est le même gentilhomme qui a,l’autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvreBarba-Roja, qui joue de malheur décidément ! – Quoi, lemême ? – C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, señor.L’autre jour il corrige Barba-Roja, aujourd’hui il s’exposebravement pour le secourir. C’est noble, généreux ! – Maisalors c’est le même qui, à ce qu’on dit, a osé parler à notre sirele roi, comme nous ne parlerions pas à un valet de chenil ! –C’est lui, certainement ! – Le même qui inspire une tellefrayeur à Mgr d’Espinosa qu’il en perd le sommeil, à ce qu’onprétend ! – Pas possible ! Le grand inquisiteur ? –Lui-même.

Et patati et patata.

En moins d’une minute, le Torero en apprit cent fois plus surles faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci ne lui en avait ditdepuis qu’il le connaissait.

Malgré tout il n’était pas encore rassuré, lorsque le mouvementde la foule, s’écartant pour faire place au triomphateur, le mitface à face avec celui qu’il s’était vainement efforcé desecourir.

– Hé ! cher ami ! fit le chevalier, de son airrailleur, où courez-vous ainsi, demi-nu ?

Tout heureux de le retrouver sans l’apparence d’une blessure, leTorero s’écria en désignant de la main la foule qui lesentourait :

– Je voulais pénétrer dans la piste, mais j’ai été pris aumilieu de cette presse, et malgré tous mes efforts, je n’ai pu medégager à temps.

Pardaillan jeta un coup d’œil sur la masse de curieux qui sepressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.

– Il est de fait, dit-il, que l’entreprise n’était pasaisée au milieu d’une cohue pareille.

Puis il se retourna, et voyant que derrière lui la voie étaitdégagée :

– Mais, reprit-il avec flegme, vous pouvez passermaintenant. Le chemin est libre.

Quelque peu déconcerté, le Torero demanda :

– Pourquoi faire ?

Et Pardaillan, de son air le plus naïf, de répondre :

– Ne m’avez-vous pas dit que vous vous rendiez sur lapiste ? Je vous dis que le chemin est libre.

De plus en plus étonné, le Torero répéta :

– Pourquoi faire, puisque c’est pour vous que j’yallais ?

En tortillant sa moustache d’un geste machinal, Pardaillan jetaun coup d’œil sur la tenue sommaire du Torero, reporta ce coupd’œil sur l’épée nue qu’il tenait à la main, et de l’épée remonta àson visage, sur lequel, à travers l’étonnement qu’il exprimait ence moment, il sut trouver la trace des émotions violentes qu’ilvenait d’éprouver…

Tous ces détails, rapidement observés, amenèrent sur ses lèvresun sourire attendri. Et prenant amicalement le bras du jeune homme,il dit très doucement :

– Puisque c’est moi que vous cherchiez, il est en effetinutile d’aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chezvous. Je n’aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil,avoir autour de moi autant d’indiscrets personnages.

Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ceton froid qui lui était particulier quand l’impatience commençait àle gagner, souligné par un coup d’œil impérieux, fit s’écartervivement les plus pressants.

Lorsqu’ils se trouvèrent sous la tente :

– Ah ! chevalier, s’écria le Torero encore ému, quelleimprudence !… Vous venez de me faire passer les minutes lesplus atroces de mon existence !

Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.

– Moi ! s’écria-t-il ; et comment cela ?

– Comment ? Mais en vous jetant témérairement, commevous l’avez fait, au devant d’un adversaire terrible. Comment, vousne connaissez rien du caractère du taureau, vous ne savez rien desa manière de combattre, vous soupçonnez à peine la forceprodigieuse dont la nature l’a doté, et vous allez délibérémentvous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, une dague à lamain ! Savez-vous que c’est miracle vraiment que vous soyezvivant encore ? Savez-vous que vous aviez toutes les chancesde ne pas en revenir ?

– Toutes moins une, fit paisiblement Pardaillan. C’estprécisément cette une qui m’a tiré d’affaire, tandis que la pauvrebête y a laissé sa vie. Et c’est grâce à vous, du reste.

– Comment, grâce à moi ? s’écria le Torero qui nesavait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s’il était entrain de se moquer de lui.

Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n’yavait pas à se méprendre :

– Sans doute. Vous m’avez, dans nos conversations, si biendépeint la bête, vous m’avez si bien dévoilé son caractère et sesmanières, vous m’avez si bien indiqué et ses ruses et la facilitéavec laquelle on peut la leurrer, vous m’avez si magistralementmontré l’anatomie de son corps, enfin vous m’avez indiqué de façonsi nette et si exacte l’endroit précis où il fallait la frapper,que je n’ai eu qu’à me souvenir de vos leçons, qu’à suivre à lalettre vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suisà la fois étonné et honteux. Ce n’était vraiment pas la peine detant vanter – comme je l’entends faire autour de moi – la forceextraordinaire, et la ruse, et la férocité de cette pauvre bête. Jelaisse de côté son courage, qui est indéniable. Pour tout dire, encette affaire, je n’ai eu, quant à moi, qu’à garder un peu desang-froid. C’est peu, vous en conviendrez, pour faire de moi letriomphateur qu’on veut en faire. Tout l’honneur du coup, si tantest qu’honneur il y a, vous revient, en bonne justice.

Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieuximperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, leTorero leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin desénormités qu’il venait d’entendre, et d’un air où il y avait autantd’effarement que d’indignation, il s’écria :

– Vous avez une manière de présenter les choses… tout àfait particulière.

Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchementde rire. Et le Torero ne put s’empêcher de partager sonhilarité.

– Je présente les choses telles qu’elles sont, ditPardaillan en riant toujours. L’Évangile a dit : « Ilfaut rendre à César ce qui appartient à César. » Moi qui nesuis pas un croyant, il s’en faut, je mets cependant ce précepte enpratique. Et puisque don César vous êtes, il est juste que je vousrende ce qui vous revient.

Le Torero rit plus fort en entendant l’affreux jeu de mots duchevalier.

– Mais ; chevalier, dit-il quand son hilarité futcalmée, je vous retournerai ce précepte de l’Évangile que vousinvoquez et je vous dirai que le merveilleux, l’admirable, ce quifait vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez à être,c’est, précisément, d’avoir su garder assez de sang-froid pourmettre en pratique d’aussi magistrale manière les pauvresindications que j’ai eu le bonheur de vous donner. Savez-vous,chevalier, que moi qui vis depuis l’enfance au milieu des taureaux,moi qui les élève et les connais mieux que personne, moi quiconnais cent manières différentes de les leurrer, je n’oserais merisquer qu’à toute extrémité à tenter le coup que vous avez eul’audace d’essayer pour votre début.

– Mais vous le tenteriez quand même. Donc vous leréussiriez comme moi. Mais laissons ces fadaises et parlonssérieusement. Savez-vous, à votre tour que vous êtes en droit de megarder quelque rancune de ce coup qu’il vous plaît de qualifier demerveilleux ?

– Dieu me soit en aide ! Et comment ?Pourquoi ?

– Parce que sans ce coup-là, à l’heure qu’il est, je croisbien que le seigneur Barba-Roja aurait rendu son âme à Dieu.

– Je ne vois pas…

– Ne m’avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort ? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire qu’il nemourrait que de votre main.

En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son œil scrutateur leloyal visage de son jeune ami.

– Je l’ai dit, en effet, répondit le Torero, et j’espèrebien qu’il en sera ainsi que je désire.

– Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m’envouloir, dit froidement le chevalier.

Le Torero secoua doucement la tête :

– Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, jecourais au secours d’une créature humaine en péril. Je vous jurebien, chevalier, qu’en allant tenter le coup que vous avez si bienréussi, je n’ai pas pensé un seul instant que j’agissais au profitd’un ennemi.

L’œil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.

– En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous nerisqueriez pour vous-même qu’à la toute dernière extrémité, si jene vous avais prévenu, vous l’eussiez tenté en faveur d’unennemi ?

– Oui, certes, fit énergiquement le Torero.

Pardaillan fit entendre à nouveau ce léger sifflement quipouvait exprimer aussi bien l’émerveillement ou la surprise.

Voyant qu’il se taisait, le Torero continua :

– Je hais le sire de Almaran, et vous savez pourquoi. Queje le tienne seulement au bout de mon épée, et malheur à lui !Mais si j’aspire ardemment à le frapper mortellement, il va de soique ce ne peut être qu’en loyal combat, face à face, les yeux dansles yeux. Je ne conçois pas l’assassinat, qui est bien la plus vileet la plus lâche des choses. Or, profiter d’un accident pourlaisser périr un ennemi, qu’un geste de moi pourrait sauver,m’apparaît comme une manière d’assassinat. Une idée aussi basse nesaurait m’effleurer et j’aime mieux quant à moi tirer mon ennemi del’embarras… quitte à lui dire après : « Dégainez,monsieur, il me faut votre sang. »

Tout en parlant, le jeune homme s’était animé. Pardaillan leregardait en silence et hochait doucement la tête, un léger sourireaux lèvres.

Le Torero remarqua ce sourire et il se mit à rire endisant :

– Je m’échauffe, et, Dieu me pardonne ! j’ai presquel’air de vous faire la leçon. Excusez-moi, chevalier, d’avoiroublié, ne fût-ce qu’un instant, que vous ne sauriez penserautrement sur ce sujet. À telle enseigne que vous n’avez pas hésiténon plus, et plus promptement que moi, vous avez, au péril de vosjours, sauvé la vie de ce Barba-Roja que vous avez, vous aussi, sij’en crois ce que j’ai entendu dire autour de moi, de bonnesraisons de détester cordialement.

Sans répondre à ce qu’il venait d’entendre, Pardaillan fitpaisiblement :

– Savez-vous à quoi je pense ?

– Non ! dit le Torero surpris.

– Eh bien, je pense qu’il est fort heureux pour vous quenotre ami Cervantès ne soit pas ici présent.

De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d’espritauxquelles il n’était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeuxénormes et demanda machinalement :

– Pourquoi ?

– Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, àvous entendre, une belle occasion de vous donner, à vous aussi, cenom de don Quichotte dont il me rebat les oreilles à tout bout dechamp.

Et comme le Torero demeurait muet de stupeur, ilajouta :

– Mais, dites moi, où avez-vous pris que je déteste leBarba-Roja ?

– Ma foi, je l’ai entendu dire dans le couloir où j’étaissi bien écrasé que je n’ai pu en sortir.

Pardaillan haussa les épaules.

– Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura lechevalier. Je n’ai pas de raisons d’en vouloir à Barba-Roja. C’estbien plutôt lui qui me veut la male-mort.

– Pourquoi ? fit vivement le Torero. Que lui avez-vousfait ?

– Moi ! dit Pardaillan avec son air ingénu, rien dutout. Ce Barba-Roja me fait l’effet d’avoir un bien mauvaiscaractère. Il s’est permis de vouloir me faire une bonneplaisanterie. Moi, j’ai très bien pris la chose. À sa plaisanterie,j’ai répondu par une plaisanterie de ma façon. Il s’est fâché.C’est un sot. Que voulez-vous que j’y fasse ?

« Singulier homme ! pensa le Torero. Bien fin seracelui qui lui fera dire ce qu’il ne veut pas dire. »

À ce moment, une main souleva la portière qui masquait l’entréede la tente et un personnage entra délibérément.

– Hé ! c’est mon ami Chico ! s’écria gaiementPardaillan. Sais-tu que tu es superbe ! Peste ! quelcostume ! Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint develours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausse,et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie bleue, doubléde satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos couleurs. Etcette dague au côté ! Sais-tu que tu as tout à fait grandair ? Et je me demande si c’est bien toi, Chico, que je voislà.

Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.

Le nain était vraiment superbe.

Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette.Il ne pouvait en être autrement, d’ailleurs, habitué qu’il était àcourir la campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorerla charité des âmes pieuses, il était bien obligé d’endosser uncostume qui inspirât la pitié. Car il ne faut pas oublier que leChico était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au reste,à l’époque, la mendicité était un métier comme un autre. Nousdevons même dire que la corporation des mendiants avait des règlesassez sévères et qu’au surplus ne faisait pas partie qui voulait decette honorable corporation.

Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, ilest vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petiteJuana ; mais des haillons, si propres qu’ils soient, sonttoujours des haillons. Le nain n’endossait de beaux habits quelorsqu’il allait voir Juana. Mais ces beaux habits eux-mêmesn’étaient que de la friperie, en comparaison du magnifique costume,flambant neuf, qu’il arborait ce jour-là.

Le Torero, qui achevait rapidement de s’habiller, se chargea derenseigner le chevalier.

– Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s’estmis dans la tête qu’il m’a de grandes obligations, alors qu’enréalité c’est moi qui suis son obligé, le Chico est venu medemander, comme une faveur, de m’assister dans ma course. Il a faitles frais de ce magnifique costume, aux couleurs de celui quej’endosse moi-même, comme vous l’avez fort bien remarqué, et dudiable si je sais avec quel argent il a pu faire ces fraisconsidérables ! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, aprèstant d’attentions délicates. Ce qui fait qu’on me verra dansl’arène avec un page portant mes couleurs.

– Oui-da ! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoirl’air le petit homme. Mais c’est très bien, cela ! Il vousfera grand honneur, j’en réponds.

Le Chico était heureux des compliments qu’il recevait, et il lelaissait ingénument voir.

– Tiens ! dit-il, j’ai voulu faire honneur à mon noblemaître. Puisque vous le dites, j’y ai réussi.

– Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu : monnoble maître, en parlant de don César ? Sais-tu s’il est nobleseulement, puisque lui-même n’en sait rien !

– Il l’est, dit le nain avec conviction.

– C’est probable, c’est certain même. Mais enfin il serait,je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.

Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsile nain sur une question qui avait alors une très grandeimportance. Peut-être, connaissant sa fierté, s’amusait-il toutbonnement à le taquiner.

Quoi qu’il en soit, le Chico répondit vivement :

– Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle,tiens !

– Ah bah ! fit Pardaillan, surpris à son tour.

Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.

– Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il.Don César est un ganadero (éleveur de taureaux). EnEspagne, c’est une profession qui anoblit.

– Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu’il dit là, donCésar ?

– Sans doute ! Ne le saviez-vous pas ?

– Ma foi non.

– C’est à ce titre seul que je dois le très grand honneurque veut bien me faire notre sire le roi, en m’admettant à courirdevant lui.

– Diable ! mais dites donc, je vous croyaispauvre ?

– Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. Laganaderia que je possède m’a été léguée par celui qui m’aélevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou de ma mère.Mais elle ne me rapporte rien.

– Vous m’en direz tant…

Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner desinstructions aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaientl’assister dans sa course :

– Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu’il se vit seul avec lenain, quelle mouche t’a piqué de venir précisément aujourd’huit’enrôler dans la suite de don César ?

Le Chico regarda fixement Pardaillan.

– Vous le savez bien, dit-il.

– Moi ! Le diable m’emporte si je sais ce que tu veuxdire !

Le Chico jeta un coup d’œil furtif sur la portière, et baissantla voix :

– Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans lasalle souterraine, dit-il.

– Quel rapport ?…

– Vous savez bien que don César est en péril… puisque vousne le quittez pas d’une semelle.

– Quoi ! fit Pardaillan ému par la simplicité naïve dece dévouement. Quoi ! c’est pour cela que tu es venut’offrir ? C’est pour le défendre que tu as pris cette daguequi te donne un air si crâne ?

Et il considérait le petit homme avec une admirationattendrie.

Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coupd’œil, et hochant tristement la tête, il dit, sansamertume :

– Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et mapetite taille ne pourront apporter qu’une aide illusoire s’il y abataille. Peut-on savoir ? La piqûre d’un mosquito(moustique) suffit parfois pour détourner le bras qui allait porterle coup mortel. Je puis être ce mosquito, tiens !

– Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin demoi la pensée de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais,mon petit, sais-tu que la lutte sera terrible, la bagarreaffreuse ?

– Je le sais, tiens !

– Sais-tu que tu risques ta peau ?

– Pour ce qu’elle vaut, ce n’est vraiment pas la peine d’enparler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous voustrompez, ajouta le nain d’un ton désabusé.

– Chico, dit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit parla taille, mais tu as un grand cœur.

– Tiens ! vous voulez bien le dire, et vous le croyezcomme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le dites.Depuis que je vous connais, j’ai comme cela des idées que je necomprends pas très bien. On m’eût fort étonné en me disant que jepourrais concevoir de telles idées. C’est ainsi pourtant. Je nesais pas qui vous êtes, ce que vous voulez, où vous allez, ce quevous valez. Mais depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même.Un mot de vous me bouleverse, et pour mériter un compliment devous, je passerais sans hésiter à travers un brasier. C’est pourvous dire que si je me suis mis en tête de venir me ranger auxcôtés de don César menacé, c’est par affection pour lui, certes,mais surtout pour vous… Pour vous faire oublier certaines idéesmauvaises… que vous connaissez ; pour forcer votre estime,pour vous entendre me dire ce que vous venez de dire :« Chico, tu as du cœur… ». Et pourtant tout le monde nepense pas comme vous… D’aucuns même ne semblent pas se douter queje puisse seulement avoir un cœur. Je ne sais pas vous exprimer ceque je ressens. Je ne sais pas parler, moi, tiens ! et jecrois bien n’en avoir jamais dit aussi long d’un coup. Je suis sûrpourtant que vous me comprenez, dans ce que je dis si mal et mêmedans ce que je ne dis pas. Vous n’êtes pas un homme comme tous lesautres, vous !

Pardaillan, très ému par l’accent poignant du petit homme,murmura :

– Pauvre petit bougre !

Et tout haut, avec une douceur inexprimable :

– Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tudis et je devine ce que tu ne dis pas.

Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée :

– Où t’étais-tu terré hier, Chico ? On t’a cherchévainement de tous côtés.

– Qui donc m’a cherché ? Vous ?

– Non pas, moi, cornes du diable ! Mais certainepetite hôtelière que tu connais bien.

– Juana ! dit le Chico qui rougit.

– Tu l’as nommée.

Le nain hocha la tête.

– Qu’est-ce à dire ? gronda Pardaillan. Douterais-tude ma parole ?

Le Chico eut une imperceptible hésitation.

– Non ! dit-il. Cependant…

– Cependant ? demanda Pardaillan qui souriaitmalicieusement.

– Elle m’avait chassé la veille… j’ai peine à croire…

– Qu’elle t’ait envoyé chercher le lendemain ? Celaprouve que tu n’es qu’un niais, Chico. Tu ne connais pas lesfemmes.

– Vous ne raillez pas ? Juana m’a envoyéchercher ? dit le nain devenu radieux.

– Je me tue à te le dire, mort-diable !

– Alors ?…

– Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu serasbien reçu, j’en réponds… si toutefois tu tires tes chausses de labagarre.

– Je les tirerai, tiens ! s’écria le nain rayonnant dejoie.

– À moins que tu ne préfères te retirer tout de suite…hasarda le chevalier.

– Comment cela ? fit naïvement le Chico.

– En t’en allant avant la bataille.

– Abandonner don César dans le danger ! Vous n’ypensez pas ! Arrive qu’arrive, je reste, tiens !

Pardaillan eut un geste de satisfaction, et regardant le naindans les yeux :

– Tu restes ? C’est bien. Mais pas de bêtises,hein ! Il n’est plus question de mourir maintenant.

– Non, par la Vierge et les saints !

– À la bonne heure ! Silence, voici le Torero.

– Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Toreroen soulevant la portière, sans entrer, le moment approche.

– À vos ordres, don César.

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