Les Amours du Chico

Chapitre 15LE REPAS DE TANTALE

À l’extrémité de l’horrible galerie, il y avait un escalier dequelques marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuaitcette galerie. L’escalier aboutissait à un jardinet. Le murséparait ce jardinet du grand jardin.

En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante del’éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il luisemblait sortir d’un lieu privé d’air et de lumière. Et en faisantpeser sur d’Espinosa, toujours impassible à son côté, un regardlourd de menaces, il pensa :

« Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat,mais, mordieu ! il était temps que l’infernal supplice qu’ilvient de m’infliger prît fin. »

Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d’horreur, ilvoulut les poser sur les fleurs qui embaumaient l’air et qu’ilrespirait avec délices. Alors il tressaillit et murmura :

– Ah ! quel diable de jardin est-ce là !

Ce qui motivait cette exclamation c’était la dispositionspéciale du jardinet. Voici :

De l’escalier, par où il venait de descendre, jusqu’à un corpsde bâtiment composé d’un rez-de-chaussée seulement, et en mauvaisétat, ce jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètresenviron.

Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeaitla galerie et le séparait du grand jardin, jusqu’à un autre corpsdu bâtiment, composé aussi d’un seul rez-de-chaussée, il mesuraitenviron une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet setrouvait enfermé entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtimentplus important où se trouvait la galerie) et une hautemuraille.

Mais ce n’était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce quil’étonnait, c’est que ce jardinet était coupé, au milieu et danstoute sa longueur, par un parapet surmonté d’une haute grille dontles barreaux étaient très forts et très rapprochés.

En outre, d’autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés,partaient du toit d’un de ces corps de bâtiment, et venaients’encastrer sur la grille verticale. De sorte que cela constituaitune cage monstrueuse.

Des plantes grimpantes, s’enlaçant aux barreaux, montaientjusqu’au faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme deverdure et masquaient en partie ce qui s’y passait.

Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par sonescorte de moines geôliers, d’Espinosa tourna à gauche, sedirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait la largeur dujardinet.

Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit deleurs pas se fit entendre sur le gravier de l’allée, il perçutcomme une galopade furieuse de l’autre côté du rideau de verdurequi masquait la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, unbruit de branches froissées, des faces humaines hâves, décharnées,des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là entre lesbarreaux, et une plainte déchirante, monotone, s’élevasoudain :

– Faim !… Faim !… Manger !…Manger !…

Et presque aussitôt une voix rude cria :

– Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à laniche !

Puis le claquement sec d’un fouet, suivi du bruit flou d’unelanière cinglant un corps, suivi à son tour d’un hurlement dedouleur. Ensuite, une fuite éperdue et la même voix rudeaccompagnant chaque coup de fouet de ce cri, toujours lemême :

– À la niche ! À la niche !

Voilà ce qu’entrevit Pardaillan en une vision rapide comme unéclair. Et en jetant un coup d’œil angoissé sur la cagefantastique, il songea :

« Quelle abominable surprise me réserve encore ce maîtrebourreau ? »

D’Espinosa s’arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine sedétacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaientextérieurement un fort volet de bois. Le volet ouvert tout granddémasqua une ouverture garnie d’épais barreaux croisés.

Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le solfangeux de cette fosse, au milieu d’immondices innommables, àmoitié nu, un homme était accroupi. Aveuglé par le flot de lumièresuccédant sans transition à l’obscurité profonde dans laquelle ilétait plongé, il demeura un instant immobile, les yeux clignotants.Puis il se dressa brusquement, déchira l’air d’un hurlement lugubreet bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux qui leregardaient du dehors.

Voyant qu’il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre lesbarreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond dela fosse une trombe d’eau s’abattit sur le forcené. Il lâcha lesbarreaux, se rejeta dans sa fosse et se mit à courir dans tous lessens, cherchant à se soustraire à l’avalanche liquide qui lepoursuivait partout.

Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses,puis, le malheureux suffoqua et s’abattit pantelant au milieu de safosse, pendant que l’eau tombait, implacablement et à torrents, surlui.

Brusquement, l’abominable pluie cessa. Alors, une portes’ouvrit ; un moine, armé d’une discipline, entra et attenditpatiemment que l’homme, à moitié suffoqué, reprît ses sens.

Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, il aperçut le moine quil’observait. Sans doute savait-il ce qui l’attendait car, avantmême que le moine eût fait un geste, il se redressa d’un bond, etse mit à tourner autour de la fosse, sans s’arrêter de hurler.Froidement, sans hâte, en relevant d’une main sa robe qui eût putraîner dans la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement àchaque pas qu’il faisait, il levait la discipline et la laissaittomber à toute volée sur les épaules de l’homme qui bondissait àtort et à travers, mais ne cherchait pas à entrer en lutte avec leterrible moine.

On eût dit d’un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant,mais n’ayant pas le courage de se jeter, gueules et griffesouvertes, sur son bourreau.

Très rapidement la victime, épuisée déjà par les jets d’eaureçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moinecontinua de la fustiger jusqu’à ce qu’il vît qu’elle étaitévanouie. Alors, il attacha sa discipline à sa ceinture, retroussasa robe et, sans s’inquiéter de l’homme, il sortit posément, commeil était entré.

Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s’occupaità le refermer, d’Espinosa expliquait avec une froideindifférence :’

– Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tousceux que vous venez de voir. L’homme que nous quittons, de sonvivant était duc et grand d’Espagne. Le crime qu’il a commisméritait un châtiment spécial. Il ne pouvait être questiond’employer la procédure ordinaire. L’homme a été discrètementenlevé et conduit ici… comme vous. On lui a fait boire d’unecertaine potion préparée par un révérend père de ce couvent. Cebreuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit. Au bout d’un certaintemps, celui qui a eu le malheur d’en avaler une dose suffisantesent son intelligence s’obscurcir. Alors nous soumettons lecondamné à un régime spécial.

« Tout d’abord, on l’enferme dans un cachot que je n’ai puvous faire voir, attendu qu’il n’y en a aucun d’occupé en cemoment. Au bout de quelques jours, le condamné est à peu près fou.Quelques-uns sortent de là complètement fous et inoffensifs.D’autres, au contraire, ont parfois encore des éclairs de luciditéet sont dangereux. Alors, nous les mettons dans le cachot que vousvenez de voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines letraitement de ce pauvre duc, c’est fini. Ils sont irrémédiablementfous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, dont ils ontune peur incroyable, et nous pouvons, sans crainte, adoucir un peuleur sort en les laissant vivre en commun et au grand air dans lacage que vous voyez.

Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calmequi lui était habituel, d’Espinosa conduisait Pardaillan, secouéd’indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visagefroid et intrépide, vers la cage de fer.

Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan putvoir. Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts deloques ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec desbarbes et des chevelures embroussaillées. Les uns se tenaientaccroupis à terre, en plein soleil. D’autres tournaient etretournaient comme des fauves en cage. Les uns riaient, d’autrespleuraient. Presque tous s’isolaient.

Dès qu’ils virent les visiteurs, tous, sans exception, seruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, maissuppliants, les mains jointes, et de leurs pauvres lèvres crispéestombaient ces mots terribles que Pardaillan avait entendus :« Faim ! Manger ! » Un des moines prit dans uncoin un panier préparé d’avance, et en vida le contenu à traversles barreaux.

Et Pardaillan, le cœur soulevé de dégoût et d’horreur, vit quece que l’exécrable moine venait de vider ainsi était toutsimplement un panier d’ordures. Et le plus horrible, c’est que lesmalheureux fous, qu’on laissait lentement mourir de faim, sejetèrent à corps perdu sur ces immondes ordures, se les disputèrenten grondant et que chacun, dès qu’il avait pu happer un morceau den’importe quoi, s’enfuyait avec sa proie, de peur qu’on ne vînt lalui arracher.

– Horrible ! répéta encore une fois Pardaillan qui eûtvoulu s’enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet écœurantspectacle.

– Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux,riches, braves et intelligents. Tous ils étaient de la plus hautenoblesse. Voyez ce qu’en ont fait le breuvage inventé par un de nospères et le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de cesupplice-là, chevalier ? Ne pensez-vous pas, ainsi que je vousle disais tout à l’heure, qu’il est peut-être plus terrible encoreque tout ce que vous avez vu dans la galerie ?

– Je pense, dit Pardaillan d’une voix sans accent, je penseque ce sont là des inventions en tout point dignes d’inquisiteursqui s’en vont prêchant au nom d’un Dieu de miséricorde et debonté.

Et fixant d’Espinosa, avec cet air d’ironie et d’insouciance quimasquait sa physionomie, il ajouta sur un ton détaché, quiémerveilla le grand inquisiteur :

– Mais, me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suispas curieux, à quoi riment ces écœurantes exhibitions ?

Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvresd’Espinosa.

– J’ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bienpénétré de cette pensée qu’irrémissiblement condamné tout ce quevous venez de voir n’est rien auprès de ce qui vous attend. J’aifait pour vous ce que je n’aurais fait pour nul autre. C’est unemarque d’estime que je devais à votre caractère intrépide, quej’admire plus que quiconque, croyez-le bien.

Pardaillan eut une légère inclination de la tête qui pouvaitpasser pour un remerciement. Et, très calme en apparence, il ditsimplement :

– Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Etmaintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot… ou ailleurs… Àmoins que vous n’en ayez pas fini avec les spectacles du genre deceux que vous venez de me montrer.

– C’est tout… pour le moment, fit d’Espinosaimpassible.

Et se tournant vers les moines :

– Puisqu’il le désire, reconduisez M. le chevalier dePardaillan à sa chambre. Et n’oubliez pas que j’entends qu’il soittraité avec tous les égards qui lui sont dus.

Et revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grandesollicitude :

– Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez.Mangez et buvez… Ne faites pas comme ce matin, où vous n’avez rienpris. La diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu’on voussert n’est pas de votre goût, commandez vous-même ce que vousdésirez. Rien ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu,mangez !

– Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer del’étonnement que lui causait cette affectueuse insistance, je feraide mon mieux. Mais j’ai un estomac fort capricieux. C’est lui quicommande, et je suis bien obligé de lui obéir.

– Espérons, dit gravement d’Espinosa, que votre estomac semontrera mieux disposé que ce matin.

– Je n’ose trop y compter, dit Pardaillan en s’éloignant aumilieu de son escorte de moines geôliers.

Lorsqu’il se retrouva quelques instants plus tard dans sachambre. Pardaillan se mit à marcher de long en large avecagitation.

– Pouah ! songeait-il, la venimeuse bête que ceprêtre ! Comment ai-je pu résister à la tentation del’étrangler de mes mains ?

Et avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteurs’il l’avait vu :

– Bah ! il l’a bien dit : il était gardé de près.Je n’aurais pas eu le temps de l’atteindre. Et j’y aurais gagné deme voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui sait si uneoccasion ne se présentera pas ? Alors…

Et son sourire se fit plus aigu.

Las de s’agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit àréfléchir profondément, repassant dans son esprit les scènes quivenaient de se dérouler, jusque dans leurs plus petits détails,évoquant les moindres gestes, les coups d’œil les plus furtifs, serappelant les paroles les plus insignifiantes en apparence, ets’efforçant de tirer la vérité de ses observations et de sesdéductions.

Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants deconvoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur latable, alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses,et, au lieu de se retirer, comme ils faisaient d’habitude, ilsrestèrent en contemplation devant la table, semblant attendre quele chevalier fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu’il ne sedécidait pas, un des deux moines demanda :

– Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger ?

Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens,Pardaillan répondit doucement :

– Tout à l’heure, peut-être… Pour le moment, je n’ai pasfaim.

Les deux moines échangèrent un furtif coup d’œil que Pardaillansurprit au passage.

– Monsieur le chevalier désire-t-il qu’on lui fasse autrechose ? insista le moine.

– Non, mon révérend, je ne désire rien qu’une chose…

– Laquelle ? fit le moine avec empressement.

– Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.

Les deux moines échangèrent encore le même coup d’œil furtif quePardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière foisles mets appétissants dont la table était chargée, levèrent lesyeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la folie de ceprisonnier qui faisait fi de si succulentes choses, passèrent leurlangue sur leurs lèvres en caressant du regard les bouteillesrangées en bon ordre, et sortirent enfin en étouffant un grossoupir.

Dès qu’ils furent dehors, Pardaillan s’assura d’un coup d’œilque le judas de la porte était bien fermé. Il s’approcha alors dela table et contempla les plats nombreux et variés qui lagarnissaient. Il en prit quelques-uns au hasard et se mit à lessentir avec une attention soutenue.

– Je ne sens rien d’anormal, se dit-il en posant les platsà leur place. En revanche, mordieu ! je sens que j’étrangle defaim et de soif !…

Il prit un flacon.

– Hermétiquement bouché ! dit-il. Mais qu’est-ce quecela prouve !

Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.

– Rien ! je ne sens rien !

Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.

– Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a ditle billet du Chico. Poison foudroyant… Mordiable ! je puisbien patienter.

Mais les provisions abondantes et délicates le tentaient.C’était le supplice de Tantale. Il tourna le dos à la table pours’arracher à la tentation et s’en fut vers le coffre où il avaitenfermé le reste de ses provisions de la veille. Il fit une piteusegrimace et grommela :

– C’est maigre !

Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche.Mais il n’acheva pas le geste.

– Qui me dit, songea-t-il, qu’on n’a pas pénétré icipendant la promenade que m’a fait faire cet inquisiteur que lafoudre écrase !… Qui me dit que ces mets, inoffensifs hiersoir, ne sont pas mortels maintenant ?

Il replaça la tranche où il l’avait prise et referma le coffre.Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s’assit, le dos tourné àla table tentatrice. En même temps, pour se donner la force derésister, il murmura :

– Je n’ai plus guère que deux jours et demi à patienter.Que diable ! deux jours sont bientôt passés ! L’essentielest de ne pas s’énerver et de garder des forces suffisantes pourfaire face aux événements… N’y pensons plus.

Et par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraireà cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait ditd’Espinosa.

Des bribes de phrases lui revenaient plusparticulièrement : « On lui fait boire une potion… Cebreuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit… Il sent sonintelligence s’obscurcir… Toutefois, ce n’est pas encore lafolie. »

Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenaitobstinément à la mémoire : au premier repas qu’il avait faitdans cette chambre, à ce même repas où il avait absorbé unnarcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avaittout de suite remarqué sur la table une bouteille de vieux vin deSaumur, pour lequel il avait un faible, et l’avait mise de côté, laréservant pour la bonne bouche. Or, à la fin de son repas,lorsqu’il voulut attaquer la bonne bouteille, il s’était senti prisd’un subit malaise. C’était le narcotique qui faisait soneffet.

Cela avait été très passager. Mais il n’en fallait pas plus pouréveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu’il venait deremplir, il le porta à ses narines et le flaira longuement.

Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigtdans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger etmousseux sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soind’un parfait connaisseur qu’il était. Le résultat de cettedégustation avait été qu’il avait déposé le verre sur la table,sans y toucher davantage. Son repas était achevé. Il n’avait plusni faim ni soif.

Tout à coup une inspiration soudaine lui était venue. Il s’étaitlevé et était allé vider le verre et tout le contenu de labouteille de ce Saumur, qui lui paraissait suspect, dans le bassinde cuivre qui contenait encore l’eau sale, rougie de son sang,qu’il y avait laissée après s’être convenablement débarbouillé.Puis, il était revenu s’asseoir à table, reposant la bouteille etle verre à leur place. Quelques instants plus tard, la tête lourde,pris d’un sommeil irrésistible, il s’était endormi aussitôt.

Pourquoi avait-il agi ainsi ? Il n’aurait su le dire.Pourquoi ce détail qu’il avait presque oublié lui revenait-ilmaintenant obstinément à la mémoire ? Pourquoi rapprochait-ilcet incident des paroles prononcées par d’Espinosa ? Pourquoile dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, parlant de sa folie,ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à là mémoire dans cequ’il appelait déjà sa « galerie des supplices »,pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à lamémoire ?

Quelles conclusions tirait-il de l’incident de la bouteille devin de Saumur vidée dans une cuvette d’eau sale, des parolesd’Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision de la cage desfous ? C’est ce que nous ne saurions dire. Mais toujoursest-il que peu à peu il s’assoupit dans son fauteuil et que, dansson sommeil agité, il avait aux lèvres un sourire narquois, et detemps en temps, il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquelsrevenait fréquemment celui-ci : FOLIE.

Le soir venu, les moines, consternés de voir qu’il n’avait pastouché au dîner, non plus qu’au déjeuner, lui servirent un souperplus soigné encore que les précédents repas. Malgré leurinsistance, Pardaillan refusa de manger.

Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et,dès qu’il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour sesoustraire à la tentation de la table étincelante. Et il fautconvenir qu’il lui fallut une force de volonté peu commune, car lafaim se faisait cruellement sentir. Peut-être l’eût-il moins senties’il avait pu détacher complètement son esprit de cette pensée.

Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargéede mets appétissants. Et sous prétexte que, peut-être, plus tard,il voudrait faire honneur à ce repas, ils laissaient devant luicette table et tout ce qu’elle supportait de bonnes choses. Or, siPardaillan réussissait, à force de volonté, à chasser la faim, unregard tombant par hasard sur la table suffisait à réveiller sonestomac qui se mettait aussitôt à hurler famine.

Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation derepas augmentés. En effet, les moines impitoyables lui servirent unpetit et un grand déjeuner, un dîner, une collation et unsouper.

Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l’abominabletentation d’une table qui se faisait de plus en plus recherchée, deplus en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée descrus les plus rares et les plus renommés.

Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu,sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner ducourage :

– Plus que ce jour à passer. Par Pilate ! il se passeracomme les deux autres ! Et après ?… Bah ! nousverrons bien. Arrive qu’arrive ?

Il cherchait toujours un moyen de s’évader. Il ne trouvait rien.Et maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu’il éprouvaitet qui le privait d’une partie de ses moyens, maintenant il enarrivait à compter sur le Chico, à espérer que peut-être ilréussirait à le tirer de là, et il passait la plus grande partie deson temps à guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir lafine silhouette du petit homme, espérant recevoir un nouveau billetde lui. Mais le Chico ne se montra pas, ne donna pas signe devie.

Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrementaffectés de son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu’aujour de la visite de d’Espinosa, ces deux moines avaient gardé unsilence si scrupuleux qu’il eût pu les croire muets.

À date de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrentaussi bavards qu’ils avaient été muets jusque là. Et comme leurgrande préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurssoins ne voulait rien prendre, les dignes révérends n’ouvraient labouche que pour parler mangeaille et beuverie.

L’un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait larecette, l’autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il,à s’en lécher les doigts.

Quelquefois, ils se trouvaient en désaccord complet au sujet desmérites de tel cru ou de tel mets. Alors ils discutaientvéhémentement et s’emballaient au point de se dire les choses lesplus désobligeantes du monde, et ils se couvraient mutuellementd’injures, d’anathèmes et d’imprécations. Pour un peu ils enfussent venus aux mains. Et comme ni l’un ni l’autre ne voulait endémordre, il arrivait qu’au repas qui suivait, le plat où le vin,cause de cette dispute violente, figurait sur la table et les deuxmoines recommençaient à se chamailler, l’un sommant le chevalier degoûter au mets qu’il vantait et de le déclarer exquis, l’autrel’adjurant de n’en rien faire, jurant par la Vierge et par tous lessaints que goûter à cette pitance c’était s’exposer bénévolement àun empoisonnement certain.

Ces disputes devant un homme qui se laissait lentement mourir defaim avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.

Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards etles prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. MaisPardaillan était persuadé que les deux moines jouaient uneabominable comédie, pour l’amener à absorber le liquide oul’aliment qui contenait le poison destiné à le foudroyer.

Il était persuadé que s’il avait voulu les chasser, les moinesn’eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés àle harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n’y avait qu’àse résigner.

Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaientnullement la comédie. Ils étaient bien sincères. C’étaient deuxpauvres diables de moines, ignorants comme… des moines, d’espritplutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ilsétaient chargés qu’à leur force herculéenne, qui avait été jugéesuffisante pour résister victorieusement à une entreprise duchevalier, si la fantaisie lui avait pris de se révolter et de lesvouloir malmener.

Ce à quoi il ne pensait guère, sachant bien que les deux moinesréduits à l’impuissance, la porte n’en resterait pas moinssolidement fermée, attendu que lorsqu’ils voulaient sortir, sesdeux gardiens étaient obligés de se faire ouvrir de l’extérieur pardeux autres moines, qui attendaient patiemment dans le couloir.Donc ces deux moines n’étaient que des comparses ignorants du dramequi se déroulait sous leurs yeux, ne soupçonnant rien des projetsde leurs supérieurs.

On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avaitordonné d’accéder à tous ses désirs, et hormis de lui ouvrir laporte et de le laisser aller, d’obéir à ses ordres.

On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs effortspour l’amener à prendre un peu de nourriture. Ils s’acquittaienttrès consciencieusement de leur tâche et n’en cherchaient pas pluslong.

Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestantnullement de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sousmenace des châtiments les plus exemplaires, d’accepter quoi que cefût de leur prisonnier, fût-ce une simple goutte d’eau. Et commeils n’ignoraient pas que dans leur couvent, plus que partoutailleurs, les murs avaient des yeux et des oreilles, ils seseraient bien gardés de ne pas obéir, connaissant, pour en avoirfait la douloureuse expérience, les peines cruelles qui lesattendaient en cas de désobéissance.

Enfin – et ceci montre que d’Espinosa ne laissait rien au hasardet savait habilement utiliser les passions de ceux qu’il employait– on leur avait dit que s’ils amenaient leur prisonnier à goûter àun seul des innombrables plats dont la table était garnie, àavaler, ne fût-ce qu’une gorgée de vin ou d’eau, les restes de lamagnifique table leur reviendraient intégralement et qu’ilspourraient boire et manger tout leur soûl et se griser à en roulerpar terre, ayant d’avance absolution pleine et entière. Si, aucontraire, le prisonnier s’obstinait à ne rien prendre, c’estqu’ils n’auraient pas su le persuader, et alors, en punition deleur maladresse, le succulent dîner leur passerait sous le nez, etils devraient se contenter de leur maigre ordinaire.

Cela seul suffit à expliquer l’acharnement qu’ils mettaient àamener leur prisonnier à goûter à un seul de ces mets qui lesfaisaient ouvrir les narines toutes grandes. Cela explique aussileur air piteusement désespéré lorsqu’ils voyaient qu’ils avaientéchoué encore une fois. Simplement, les deux gourmands se disaient,navrés, qu’il leur fallait faire leur deuil des choses succulentesqui fleuraient si délicieusement, dont ils avaient espéré pouvoirse régaler.

Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, àdifférentes reprises, et pour avoir le cœur net, il avait placédevant les moines un des plats pris au hasard, il avait lui-mêmerempli à ras bord un verre d’un vin généreux et :

– Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux deme voir manger, dites-vous… Eh bien ! goûtez une bouchéeseulement de ce plat, et je vous jure que j’en mangerai aprèsvous ; goûtez une seule gorgée de ce vin au fumet délicat etje vous promets de vider la bouteille ensuite.

En disant ces mots, il scrutait attentivement les deux gourmandset notait soigneusement leurs mines piteuses, les regards deconvoitise qu’ils jetaient sur le plat ou le verre. Sans le savoiril leur infligeait ainsi un cruel supplice, tant il est vrai quetout se paye.

– Impossible de vous satisfaire, disait d’un air navré undes moines.

– Pourquoi ? demandait Pardaillan.

– Hélas ! mon frère, on nous a formellement interditd’accepter rien de vous.

– Sous peine de la discipline, ajoutait l’autre.

– La discipline et autres châtiments corporels, etl’in-pace[9] , et la diète forcée et…

– N’en parlons plus, interrompait Pardaillan.

Et en lui-même il ajoutait :

– Pardieu ! ils n’auraient garde d’y goûter : lessacripants savent que ces mets sont empoisonnés.

Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moinesgardiens ?) se montrèrent plus affectés que jamais, affectéset furieux ; navrés, parce qu’ils enrageaient de voir tant desi succulentes choses, tant de vins fameux leur passerinexorablement sous le nez sans pouvoir seulement tremper un doigtdans une sauce ou s’humecter la langue d’une larme de ce liquidedoré, chaud et velouté, qui étincelait dans les flaconsintacts ; furieux, parce qu’ils n’étaient pas éloignés decroire que leur prisonnier s’obstinait ainsi uniquement pour leurfaire pièce. Or, voici qu’à l’heure du dîner, les deux moines seprésentèrent devant Pardaillan comme d’habitude. Seulement, au lieude dresser le couvert dans la chambre, frère Bautista, quiparaissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonçad’une superbe voix de basse :

– Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire,nous aurons l’honneur de lui servir le dîner.

Pardaillan fut ébahi de cette annonce. Que signifiait cettefantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piègedissimulait-elle ?

À voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, àleurs sourires entendus, aux coups d’œil malicieux qu’ilséchangeaient, il crut comprendre qu’il se tramait quelque chose delouche contre lui. Il répondit donc sèchement :

– Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que jene voulais point manger. Vous n’aurez donc pas l’honneur de meservir le dîner, attendu que je suis résolu à ne point bougerd’ici.

Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna ledos.

Les deux moines se regardèrent consternés. Leur nez s’allongead’une manière inquiétante, leur large bouche se crispa en un rictuslarmoyant, de leur vaste poitrine jaillit un soupir capable derenverser un jeune arbrisseau.

Dans leur déception, d’autant plus cuisante que plus imprévue,ils étaient affreux et parfaitement grotesques. Si Pardaillan avaitcru à leur sincérité réelle, et qu’il les eût vus en ce moment, iln’eût pu s’empêcher de rire. Mais comme il croyait à une comédie,il eût, certes, admiré ce qu’il eût pris pour un art consommé.

Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient desdeux, partant le plus disposé à se mettre en avant, fit unetentative désespérée, et sur un ton qui n’admettait pas deréplique :

– Il faut venir cependant, trancha-t-il.

Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressaaussitôt, et avec un sourire narquois, il goguenarda :

– Il faut !… Pourquoi ?

– C’est l’ordre, dit plus doucement frère Zacarias.

– Et si je refuse d’obéir à l’ordre ? raillaPardaillan.

– Nous serons forcés de vous porter.

Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n’avait rienpris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien qu’il étaitencore de force à mettre facilement à la raison les deux insolentsfrocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avantlorsqu’une réflexion subite arrêta le geste ébauché :

– Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je netrouverai pas l’occasion cherchée de fausser compagnie à tous cesmoines, que l’enfer engloutisse ! Dans tous les cas, j’aiintérêt à connaître le plus possible les tours et détours de cecouvent. On ne peut pas savoir…

Le résultat de cette réflexion fut qu’au lieu de frapper commeil en avait eu l’intention, il répondit paisiblement avec son plusgracieux sourire :

– Soit ! j’irai donc de plein gré, à seule fin de vouséviter la peine de me porter.

Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. Ilsconnaissaient la force redoutable de leur prisonnier et, bienqu’ils fussent parfaitement résolus à obéir aux ordres reçus, bienqu’ils eussent pleine confiance dans leur propre force, ils étaientde tempérament pacifique et ne tenaient pas autrement à éprouver àleurs dépens, peut-être, la vigueur de celui qu’ils avaient missionde garder.

– À la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frèreBautista, vous voilà raisonnable. Et par saint Baptiste, mon vénérépatron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faireconnaissance avec le réfectoire où nous vous conduisons !

– Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c’estl’ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. Mais je vouspréviens : cette fois-ci, pas plus que les autres, vous neréussirez pas à me faire absorber la moindre nourriture.

Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d’œilinquiet, tandis que leur front se rembrunissait.

– Bah ! fit frère Bautista, allons toujours. Nousverrons bien si vous aurez l’affreux courage de vous dérober devantles délices de la table qui vous attend.

Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moinesrobustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu’à laporte du réfectoire, située dans le même couloir.

L’escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deuxgardiens ordinaires. Derrière lui, il entendit grincer les verrous.Il jeta autour de lui ce regard investigateur qui embrassait d’unseul coup jusqu’aux moindres détails et demeura tout émerveillédevant le spectacle réjouissant qui s’offrait à ses yeux.

La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste dedimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries qui larecouvraient entièrement, des essences les plus rares, étaient devéritables merveilles de mosaïque et de sculpture. Quatretapisseries flamandes ornaient deux côtés de la salle etreprésentaient les quatre saisons. Mais si le décor de chacune deces tapisseries variait, suivant la saison qu’il représentait, dansune intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était le mêmepartout.

C’était une profusion de fruits, de victuailles variées, deflacons, que des personnages, hommes et femmes, engloutissaientgloutonnement.

Dans l’Été, les personnages, de grandeur presque nature, étaiententièrement nus. Dans le printemps, ils étaient un peu pluscouverts. En revanche, les poses et les gestes étaient tels qu’ilnous faudrait recourir au latin pour les décrire. On nes’effarouchait pas pour si peu à cette époque.

Notez que, tout, en accomplissant ces gestes que nous nesaurions décrire, les personnages en question n’arrêtaient pas des’empiffrer avec des grimaces de jubilation. Évidemment, l’artistequi avait conçu ce panneau s’était inspiré de ces paroles del’Évangile : « Que votre main droite ignore ce que faitla gauche. » De-ci, de-là, quelques tableaux.

Et toujours le même sujet, varié seulement dans les détails desgens mangeant et buvant avec des mines béates. La seule vue de cespanneaux et tableaux était faite pour réveiller l’appétit le plusprofondément assoupi.

Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiersd’un côté. L’intérieur de cette cheminée était garni d’arbustes, deplantes rares, de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeilleautour d’une vasque de marbre dont le jet d’eau retombait en pluiefine, avec un murmure caresseur, et rafraîchissant l’air, saturé deparfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquementclos ; dix fauteuils de dimensions colossales s’espaçaient lelong des boiseries ; deux bahuts se faisaient vis-à-vis. Bienqu’il fît grand jour au dehors, aux quatre angles, quatre torchèresénormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se consumaientlentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans lasalle ce parfum spécial qu’on y respirait.

Voilà ce que vit Pardaillan d’un coup d’œil.

Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de laglorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu envue de l’inciter à faire comme les personnages des tableaux ettapisseries, c’est-à-dire à bâfrer sans retenue.

Au centre de la salle, une table était dressée, autour delaquelle vingt personnes eussent pu s’asseoir à l’aise. Une napped’une blancheur éblouissante et d’une finesse arachnéenne ;des chemins de table en dentelles précieuses, des surtouts d’argentmassif, des cristaux enchâssés de métal précieux, une vaisselled’or et d’argent, des flambeaux aux cires allumées et des jonchéesde fleurs. Tel était le décor prestigieux destiné à encadrerdignement les innombrables plats, les fruits savoureux, lesentremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées etl’escadron des flacons de toutes formes et de toutes dimensions,rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues,vénérablement poussiéreuses.

Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussentsuffi à rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, uncouvert, un seul, était mis. Et devant cet unique couvert, un vastefauteuil semblait tendre ses bras rigides à l’heureux gourmet àl’intention duquel on avait fait cette débauche de richessesgastronomiques.

Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias etBautista, avec des airs de vénération profonde comme ils n’enavaient peut-être pas devant le saint sacrement. Et leurs yeuxclignotants, leur énorme bouche qui s’arrondissait en cul de poule,leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus dansla salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie,tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leurœuvre à eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leurrefusa pas.

– Admirable ! dit-il simplement d’un air trèsconvaincu.

– N’est-ce pas ? rayonna frère Bautista. Et quedirez-vous, mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuseschoses qui figurent sur cette table !

Les deux moines se regardaient d’un air triomphant. Leurs yeuxse disaient clairement :

« Enfin ! il va goûter à ces mets, et nous, noustoucherons enfin la récompense de nos efforts persévérants. À nousla plus grande partie de ces bonnes choses… Il ne saurait mangertout cela. »

Et la langue passée sur les lèvres lippues semblaitrépondre :

« L’eau m’en vient à la bouche, rien que d’ypenser. »

Hélas ! la joie des vénérables frères fut de courte durée,car Pardaillan ajouta aussitôt :

– Merveilleux ! Mais vous vous êtes donné beaucoup depeine bien inutilement, car je ne toucherai à rien des merveillesentassées là.

La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu,ils l’eussent battu.

– Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista.Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous tend lesbras.

– Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre…Rien, entendez-vous ?

– C’est l’ordre ! dit doucement frère Zacarias.

Pardaillan lui jeta un coup d’œil de côté.

– Vous l’avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vousne variez pas souvent vos formules.

– Puisque c’est l’ordre ! répéta naïvement frèreZacarias.

– Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pourl’amour de nous… Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nosefforts.

Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère ?Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureuxobservateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens ne luilaisseraient aucun répit, tant qu’il ne se serait pas assis à cettetable somptueuse ? Nous ne saurions dire, mais toujours est-ilque de son air railleur il condescendit :

– Eh bien, soit. Pour l’amour de vous, je veux bienm’asseoir là… Mais vous serez bien fins si vous réussissez à mefaire ingurgiter la moindre des choses.

Et il s’assit brusquement, avec un air qui eût donné fort àréfléchir aux dignes moines s’ils avaient été plus physionomistesou s’ils avaient mieux connu leur prisonnier.

– Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner,allons, faites en conscience votre métier de bourreau.

Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils necomprenaient pas. Machinalement ils regardèrent autour d’eux, commesi les paroles ne pouvaient s’adresser à eux. Et d’un communaccord, ils levèrent les yeux au ciel comme pour se dire :« Il divague ».

Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, unorchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mità jouer des airs tour à tour tendres et languissants, joyeux etcapricants, tantôt sur des rythmes lents et berceurs, tantôt surdes rythmes endiablés de vitesse et d’originalité. Et les sons desinstruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus desflûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés,mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliquesou joyeux.

Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, cesfleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, lefumet des plats, l’arôme capiteux des vins tombant en pluie derubis et de topaze dans des coupes de pur cristal, au long pied demétal précieux, chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, il y avait là plusqu’il n’en fallait pour affoler l’esprit le plus fermé et le pluslucide. Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan étaitpâle de l’effort surhumain qu’il faisait pour se maîtriser.

Avait-il donc réellement peur du poison dont il étaitmenacé ? Peur au point de se condamner lui-même à se laissermourir lentement de faim devant cet amoncellement de mets délicatsou substantiels ?

Ceci mérite une explication. Nous la donnerons aussi brève quepossible :

Non, Pardaillan n’avait pas peur du poison. Menacé à motscouverts des supplices les plus horribles, il est facile decomprendre qu’entre une torture savamment dosée pour là faire durerdes heures et des jours, peut-être et un poison foudroyant, lechoix était tout fait. N’importe qui, à sa place, n’eût pas hésitéet eût pris le poison.

Ce n’était pas la mort elle-même, non plus, qui l’effrayait. Endescendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que lamort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis quemortes étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines,Pardaillan ne pouvait plus guère tenir à la vie.

Alors ?

Alors il y avait ceci : Avec ses idées spéciales,Pardaillan se disait qu’ayant accepté du roi Henri une mission deconfiance, il n’avait pas le droit de mourir, lui Pardaillan, avantque cette mission fût accomplie.

La mort, dit-on, délie de tout. Il faut croire qu’il ne pensaitpas ainsi, puisqu’il se fût cru sincèrement déshonoré enn’accomplissant pas ce qu’il avait promis d’accomplir, même sic’était la mort qui l’arrêtait.

Orgueil, dira-t-on ? C’est possible. Nous ferons remarquerque nous ne faisons pas de psychologie. Nous présentons notre hérostel qu’il était, sans chercher à le grandir où à le diminuer,laissant ce soin à ses gestes seuls.

Ayant décidé qu’il n’avait pas le droit de mourir avant d’avoirmené à bien sa mission, entre le poison qui devait le foudroyer etla mort lente, Pardaillan choisissait la mort lente et se dérobaitdevant le poison, parce qu’il se disait très justement que, tombantraide mort sur le parquet, tout serait fini. Tandis que, fût-ilentre les mains du bourreau, râlant et à l’agonie, tant qu’il luirestait un souffle de vie, l’événement imprévu pouvait se produirequi le rendrait à la vie et à la liberté, et lui permettraitd’accomplir sa tâche.

On voit qu’il était rigoureusement logique. Seulement,dame ! pour mettre en pratique une logique de ce genre, ilfallait être doué d’une énergie peu commune, d’une dose de volonté,d’un courage et d’un sang-froid qu’il était peut-être seul capabled’avoir.

Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé etfinalement résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir parles tentatives désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias,qu’il suivait avec une inébranlable rigueur la ligne conduite qu’ils’était tracée.

Une chose qu’il avait aussi décidée, et que nous devons faireconnaître, c’est qu’il courait le risque de l’empoisonnement enprenant la nourriture qu’on lui présenterait, le quatrième jour àpartir de la réception du billet du Chico.

Pourquoi ce quatrième jour ? Comptait-il donc sur lenain ? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant surlui que sur n’importe qui. C’était précisément ce qui faisait saforce, de ne compter en tout et pour tout que sur lui-même, et, enmême temps, d’utiliser adroitement et surtout fort à propos tousles atouts qui se présentaient dans son jeu lorsqu’il engageait unepartie semblable à celle qu’il jouait en ce moment.

Or, le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pourle moment, cette carte n’était pas à dédaigner plus qu’une autre.Elle pouvait être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savaitpas encore. Cela dépendrait du jeu qu’abattrait son adversaire.

Il s’était fixé ce terme de quatre jours simplement parce qu’ilse disait que les forces humaines ont une limite et que, s’ilvoulait être en état de profiter des événements favorables quipouvaient toujours se produire, il lui fallait, de toute nécessité,réparer ses forces affaiblies par un long jeûne.

Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sursa tête. Mais quoi ? Il fallait cependant bien en finir d’unemanière ou d’une autre. C’était un risque à courir, il le savaitbien : il le courrait, voilà tout. S’il succombait, il auraitdu moins la satisfaction de se dire qu’il avait lutté autant qu’illui avait été possible de le faire.

Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination,d’Espinosa ne renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.En y réfléchissant bien, c’était probablement ce qui arriverait.Donc ce point était bien réglé dans son esprit, comme les autres,et sa résolution irrévocablement prise.

Qu’on veuille bien nous pardonner cette digression, qui nousparaissait nécessaire, et ceci dit, revenons à notre histoire,comme dit l’autre.

Lorsqu’ils eurent enfin amené leur prisonnier à s’asseoir devantson couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort étaitfait et que cet homme extraordinaire, qui avait le courage derester indifférent devant les choses les plus appétissantes, nesaurait, cette fois, résister aux tentations accumulées sur cettetable.

Certainement, il succomberait devant tel plat ou tel cru, et,dès l’instant qu’il aurait goûté à l’une ou l’autre desinnombrables merveilles culinaires entassées là à son intention,peu leur importait qu’il continuât ou s’arrêtât. Leur but seraitatteint, leur mission glorieusement accomplie, et ils auraientenfin droit à la récompense promise : c’est-à-dire qu’ilspourraient, à leur tour, se régaler de toutes ces bonnes choses,s’empiffrer jusqu’à en éclater, entonner les liquides jusqu’àrouler ivres-morts sous la table. Car, c’était cela uniquement quiles travaillait et pas autre chose.

Aussi, sans s’arrêter à ses paroles plutôt dures, et d’ailleursimméritées – nous avons expliqué qu’ils n’étaient que desinstruments inconscients du rôle odieux qu’on leur faisait jouer –le cœur débordant d’espoir, ils s’empressèrent à le servir.

Avec des précautions minutieuses, avec un respect attendri, ilssaisirent chacun un flacon et versèrent, l’un d’un certain vin deBeaune que les années de bouteille avaient pâli à tel point que durouge initial, il était passé au rose effacé : l’autre, d’uncertain Xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait à de l’oren fusion. Et en faisant cette opération avec toute la dévotiondésirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens altérés. Quandles deux verres furent pleins, ils les saisirent doucement par lepied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme ils eussentsoulevé l’hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.

– C’est du velours, dit onctueusement Bautista en clignantdes yeux.

– Du satin, ajouta Zacarias d’un air non moins pénétré.

– Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan,croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable comédie.

– Comédie ! protesta Bautista ; mais, mon frère,ce n’est point une comédie.

– C’est l’ordre, comme dit si bien frère Zacarias.Oui ?… En ce cas, allez-y, harcelez-moi… Mais je vous aiprévenus : je ne toucherai à rien de ce que vousm’offrirez.

– Qu’à cela ne tienne ! s’écria vivement Bautista qui,tout borné qu’il fût, ne manquait pas d’à-propos. Choisissezvous-même.

En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la tableet d’un geste large, il désignait les flacons rangés en bonordre.

– Mordieu ! fit Pardaillan impatienté ; gardezvotre piquette ; je n’en ai que faire.

– Piquette ! s’étrangla le moine indigné,piquette !…

Et s’emparant à nouveau du verre il l’éleva lentement jusqu’àson œil, le contempla un instant avec amour et vénération et, lebrandissant en un geste qui anathématisait, il tonitrua :

– Blasphème !… profanation !…

Puis baissant le verre jusqu’à ses larges narines, les yeuxluisants de désir, il se mit à le renifler avec des grimaces dejubilation et, finalement, levant les yeux au ciel, il dit d’un airde commisération profonde :

– Pardonnez-lui, Seigneur, il ne sait pas ce qu’ildit !

Et s’indignant à nouveau, il ajouta aussitôt :

– Mais, malheureux, goûtez-y, seulement, et vous me direzensuite si ce n’est pas là du soleil en bouteille !

Pardaillan le considéra un instant avec une attention aiguë. Cetenthousiasme lui paraissait suspect. ; À ses yeux, ainsi qu’ill’avait dit l’instant d’avant, le moine jouait une lamentablecomédie. Et comme le frère Bautista soutenait son regard avec lapaisible assurance d’une conscience qui n’a rien à se reprocher,comme il ne cherchait pas à dissimuler la pitié dédaigneuse que luiinspirait ce profane qui prenait pour de la piquette des vinsvénérables par leur vieillesse et leur noblesse authentique,Pardaillan, poursuivant son erreur, prit cette expression de pitiédédaigneuse pour une sinistre ironie. Et pour montrer qu’il n’étaitpas dupe, il lui dit d’un air narquois :

– Hé ! mon révérend, si c’est là du soleil, que n’engoûtez-vous un rayon ? Je prends l’engagement de vider, aprèsvous, ce qui restera de soleil dans ce flacon. Est-cedit ?

Découragés et désolés, les deux moines posèrent leurs verres surla table et, avec un gémissement, de regret :

– C’est impossible, larmoya l’un.

– On nous l’a défendu, geignit l’autre.

– Parbleu ! ricana Pardaillan.

Voyant que les vins ne réussissaient pas à le décider, ils setournèrent du côté des provisions et, avec une patience, uneténacité dignes d’un meilleur sort, ils placèrent devant lui, et envantant les mérites respectifs de chaque mets, tour à tour potagesonctueux, hors-d’œuvre excitants, poissons, langoustes, entrées,relevés, rôts, gibier, venaison, entremets, fruits naturels etconfits. Ils n’oublièrent rien, parce qu’ils espéraient toujoursarriver à l’ébranler. Pardaillan ne leur répondait même plus. Ilfermait les yeux, se bouchait les narines et disait non de la têteà chaque tentative.

Ce supplice infernal dura plus d’une heure. Pardaillan suait àgrosses gouttes. Les moines aussi, d’ailleurs, seulement ce n’étaitpas pour les mêmes raisons. Et au fur et à mesure que le supplicetirait à sa fin, Pardaillan, satisfait d’avoir résisté à latentation, reprenait son air insouciant et enjoué. Les moines, aucontraire, qui voyaient s’envoler leur dernier espoir, prenaientdes mines lugubres et faisaient des nez longs d’une aune. Enfin,lorsque le dernier plat eut subi le sort de tous les autres,Bautista, ne sachant plus à quel saint se vouer, larmoyapiteusement en joignant les mains :

– Bonté divine ! vous avez donc résolu de vous laissermourir de faim ?

– Eh ! je ne dis pas non, railla Pardaillan. J’aiparfois des idées bizarres.

Les deux moines faillirent se trouver mal. Ce coup lesassommait. C’est que, en cherchant à l’exciter, les pauvres diabless’étaient excités eux-mêmes outre mesure. Plus leurs efforts sebrisaient devant la froide résolution de leur prisonnier et plusleur désir gourmand s’exaspérait.

Et voici que maintenant, cet homme cruel et extraordinaireparlait de se laisser mourir de faim ! s’il le faisait commeil le disait – et il paraissait bien capable de le faire,hélas ! – il leur faudrait donc renoncer à satisfaire leurrêve de gourmandise. La déception était d’autant plus cruellequ’ils s’étaient crus près d’atteindre leur but.

De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortitvainqueur, mais anéanti, brisé, et dès qu’il eut réintégré sacellule il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée defatigues physiques les plus dures l’eût moins fatigué que l’effortmoral énorme qu’il venait de faire.

Il ne faut pas oublier qu’il y avait trois longs jours qu’iln’avait pris de nourriture et il se trouvait dans un état defaiblesse compréhensible mais qui ne laissait pas que del’inquiéter. L’estomac eût été ce qui l’eût fait le moins souffrir,si on ne lui avait infligé ce raffinement de supplice incroyable defaire défiler sous ses yeux les mets les plus capables de réveillercet estomac engourdi.

En effet, les tiraillements douloureux des premiers tempss’espaçaient de plus en plus et il est à présumer qu’ils eussentcomplètement disparu si on n’avait pris soin de les réveiller parce moyen. Si l’estomac ne le tracassait pas trop, en revanche lafièvre le minait et la soif, l’horrible soif qui contractait sagorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisaitcruellement souffrir.

Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaientexaspérants, et, ce qui était plus grave, des éblouissementsfréquents qui le laissaient dans un état de prostration quiressemblait singulièrement à l’évanouissement. Et ceci, surtout,l’inquiétait. S’il avait plu à l’inquisiteur de le faire saisirdans un de ces moments, il eût été tout à fait incapabled’esquisser un geste de défense. Enfoncé dans son fauteuil, ilgrondait en songeant aux deux moines :

– Les scélérats, m’ont-ils assez assassiné !… Vit-onjamais acharnement pareil ?… Ils ne m’ont pas fait grâce duplus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim qui metenaille ? car j’ai faim, mordieu ! j’enrage de faim etde soif… Et leur assommante, leur énervante musique !… VraiDieu ! j’aime la musique, mais pas dans de semblablesconditions… Et ces fleurs !… ces parfums !… cestableaux ! Ah ! Fausta ! d’Espinosa ! pour lesraffinements de torture que vous m’infligez, que serai-je en droitde vous faire, moi, le jour où je vous tiendrai à ma merci ?…Enfin, demain verra la fin de cet horrible supplice. Demain, sitoutefois on ne m’oublie pas, je réparerai mes forces… ou je seraimort… Ah ! par ma foi ! j’ai fait ce que j’ai pu !Arrive qu’arrive, demain je mangerai.

Le lendemain, l’heure du petit déjeuner arriva, et les moines neparurent pas.

– Diable ! songea Pardaillan déçu, aurais-je tropattendu ? M. d’Espinosa aurait-il changé d’idée et,renonçant au poison, voudrait-il me prendre par la faim ?Enfin, attendons. Peut-être n’est-ce qu’un retard ?

Et il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant unrepas frugal, très léger, qui n’eût pu le satisfaire après le longjeûne qu’il venait d’endurer.

L’heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines neparurent toujours pas.

Cette fois, Pardaillan commença de s’inquiéter pour de bon.

– Il n’est pas possible que ce soit un oubli, songeait-ilen arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelquechose… Mais quoi ?… D’Espinosa aurait-il deviné qu’aujourd’huij’étais résolu à affronter son poison ?… C’est impossible. Etpuis, s’il en était ainsi, ce serait le moment, plus que jamais, deme servir ce fameux poison… Le Chico aurait-il fait quelquetentative imprudente ?… Se serait-il laissé prendre ?… Sije m’informais ?…

Il se dirigea vers la porte. Mais au moment de frapper au judas,il s’arrêta, indécis.

– Non, fit-il en s’éloignant lentement, je ne veux pas leurlaisser voir que j’attends ma pitance avec impatience… quoique, àtout prendre… Patientons encore.

L’heure de la collation passa. Puis l’heure du dîner vint à sontour, Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l’heure du soupervint et passa sans amener les moines.

– Morbleu ! fit rageusement Pardaillan, je veux savoirà quoi m’en tenir !

Résolument il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvritaussitôt.

– Vous avez besoin de quelque chose ? fit une voixdoucereuse qui n’était pas celle de ses gardiens ordinaires.

– Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. À moins quevous n’ayez résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vousprierai de me le faire savoir.

– Vous voulez manger ! fit la voix sur un ton desurprise manifeste. Et qui vous en empêche ? N’avez-vous pastout ce qu’il vous faut dans votre chambre ?

– Je n’ai rien, mort de tous les diables ! Et c’estpourquoi je vous demande de me dire si vous avez résolu de melaisser périr de faim !

– Vous laisser mourir de faim, bonté divine ! Ypensez-vous ? Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnirvotre table, je présume.

– Je n’ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui sedemandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceaude pain, pas une goutte d’eau.

– Ah ! mon Dieu !… les deux étourdis vous ontoublié !

La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier laphysionomie pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie,il ne fallait guère y songer. À travers les étroites lamelles decuivre et dans la demi-obscurité d’un couloir éclairé par quelquesveilleuses, l’œil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guèreque des contours indécis.

– Enfin, s’écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aipas vus aujourd’hui ?

– Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir ducouvent. Oh ! pour la journée seulement ! Mais on pensaitqu’ils auraient eu la précaution de vous fournir les provisionsnécessaires à la journée avant de s’absenter. Ah ! simonseigneur apprend de quelle négligence ils se sont renduscoupables… je ne voudrais pas être à leur place… Mais vous,monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoin’avoir pas prévu dès le déjeuner ? On vous aurait servi àl’instant… Tandis que, à présent…

– À présent ? fit Pardaillan.

– À présent, tout dort au couvent, le père pitancier commeles autres. Impossible de vous donner la moindre des choses. Quelmalheur !

– Bah ! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer,un jour d’abstinence de plus ou de moins, je n’en mourrai pas. Sij’avais seulement un peu d’eau pour humecter mes lèvres. Enfin,n’en parlons plus. J’attendrai jusqu’à demain… si toutefois il estbien vrai qu’on n’ait pas décidé de me laisser mourir de faim.

– Oh ! monsieur le chevalier ! Commentpouvez-vous nous croire capable de pareille cruauté !N’avez-vous pas entendu monseigneur nous ordonner formellementd’avoir les plus grands égards pour votre personne ?… Lesseuls coupables sont les frères Bautista et Zacarias… Aussi puis-jevous assurer que le châtiment qui leur sera infligé…

– Ceci ne réparera rien, interrompit Pardaillan, et puisquevous m’assurez que demain j’aurai un repas confortable…

– Soyez tranquille, monsieur, on fera en sorte de réparerle mal qui vous a été fait.

– Bon ! Et puisque les frères Bautista et Zacarias nesont coupables que de négligence, je leur pardonne de grand cœur etje demande instamment qu’aucune punition ne leur soit infligée àcause de moi.

Et, sans vouloir écouter la voix qui célébrait la générosité dece pardon chrétien, il alla se jeter sur son lit, où il demeura unlong moment songeur, avant de s’assoupir.

Le lendemain, à l’heure du petit déjeuner, toujours pas demoines. Et Pardaillan se demanda si, après l’avoir assommé deprévenances, après l’avoir accablé d’une profusion de metsdélicats, alors qu’il était résolu à ne rien prendre, on n’allaitpas maintenant, lui laisser indéfiniment tirer la langue. Enfin, àl’heure du grand déjeuner, les deux gardiens parurent, et avec desmines lugubres annoncèrent que « les viandes de monsieur lechevalier étaient servies ».

Pardaillan commençait à si bien désespérer qu’il leur fitrépéter l’annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repasl’attendait, et qu’avec ce repas, son sort serait définitivementréglé, il retrouva son calme et son assurance. Souriant de la minepiteuse des deux moines, qui, pensait-il, avaient dû être vertementtancés, il bougonna :

– Comment se fait-il que, devant vous absenter toute lajournée, vous n’ayez pas eu la précaution de me munir des alimentsnécessaires ?

– Mais… puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons,s’écria naïvement Bautista.

– Est-ce une raison ?… Hier, précisément, j’étaisdisposé à manger.

– Est-ce possible !…

– Puisque je vous le dis.

– Et aujourd’hui ? haleta Zacarias.

– Aujourd’hui, comme hier, j’enrage de faim et de soif… Sivotre table est aussi bien garnie qu’elle l’était avant-hier soir…je me sens assez d’appétit pour la mettre à sec.

– Seigneur Dieu ! s’écria Bautista, ravi, quel plaisirvous nous faites !… Venez vite, monsieur.

Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier qui se laissaitfaire avec complaisance. Quand ils furent devant la table, aussisomptueusement garnie que l’avant-veille, le moine Zacarias s’écriaen désignant d’un clignement d’œil significatif l’énorme profusionde plats chargés de victuailles :

– Je vous défie bien de la mettre à sec !

– Il est de fait, confessa Pardaillan, qu’il y a là de quoisatisfaire plusieurs appétits robustes.

Et il s’assit résolument devant l’unique couvert. Et commel’avant-veille, l’orchestre invisible se fit entendre mystérieux etlointain, tandis que les moines s’empressaient à le servir, pleinsde prévenances et d’attentions, les yeux luisants, la faceépanouie, heureux de penser qu’enfin ! ils allaient réaliserleur rêve de gourmands.

Pardaillan, très froid, attaqua les hors-d’œuvre. Et, à le voirsi calme, si admirablement maître de lui, on n’eût, certes, pusoupçonner le drame effroyable qui se passait dans son esprit.

En effet, à chaque bouchée qu’il avalait, quoi qu’il en eût,cette question revenait sans cesse à son esprit :

– Est-ce celle-ci qui va me foudroyer ?

Et chaque fois qu’il passait à un autre plat, il sedisait :

– Ce n’était pas celui qu’on enlève… ce sera peut-être pourcelui-ci.

Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspectionchaque bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire,l’aliment ou le liquide qu’il avait dans la bouche avant del’avaler. Puis cette lenteur l’avait impatienté, son naturelinsouciant avait repris le dessus, et il s’était mis à boire et àmanger comme s’il avait été sûr de n’avoir rien à redouter ;ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait nullement de constater qu’aucundes mets qu’il absorbait ne trahissait aucune saveur suspecte.

Dans le formidable menu qui lui était servi, il avait choisi uncertain nombre de plats à son goût et s’en était tenu à ceux-làseuls. Il avait fait de même pour les vins et les aliments qu’ilavait choisis ; il les avait ingérés avec une résolutionadmirable en semblable circonstance. Bref, il mangea comme quatreet but comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire entoute autre circonstance, mais parce qu’il estimait que c’étaitnécessaire.

Quant aux moines, ce qu’ils demandaient, c’était qu’il goûtât àl’un quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leurrevenir, comme on le leur avait promis. Ceci étant obtenu, peu leurimportait qu’il mangeât peu ou beaucoup. Les reliefs de la tableétaient tels qu’ils étaient assurés de pouvoir satisfaire leurgourmandise durant plusieurs repas. Tranquille sur ce point, leseul qui importât à leurs yeux, ils se montrèrent des servantsempressés, adroits et discrets.

Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il leméritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet, s’acheva enfin etil regagna sa chambre où il se jeta dans son fauteuil.

– Ouf ! fit-il, me voilà rassasié… et vivant encore.Voyons, le billet disait : un poison foudroyant… Oui, mais onpeut avoir changé d’idée… on peut avoir mis un poison lent…Attendons. Nous verrons bien.

Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil.Il paraissait assoupi mais il ne dormait pas. Suivant sonexpression, il attendait et en même temps, il réfléchissait. Aubout de ce temps, il se leva et se mit à se promener lentement, unsourire aux lèvres.

– Je commence à croire que, décidément, il n’y avait pas lemoindre poison dans les aliments que j’ai absorbés. D’Espinosaaurait-il changé d’idée, comme je le prévoyais… ou tout ceci neserait-il qu’une comédie admirablement machinée et dont j’ai étésottement dupe ?… Peut-être ! Attendons encore. Voici quel’heure de la collation est passée et je n’ai pas encore aperçu mesdignes gardiens.

En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l’heure du dîner,ni à l’heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusementdéjeuné, à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivaitune idée qu’il avait résolu d’élucider. Il se dirigea donc vers lejudas et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce futle frère Zacarias qui lui répondit.

– Eh ! mon digne révérend, fit-il de son air figue etraisin, l’heure du dîner est passée, celle du souper aussi… on neme sert donc plus de ces magnifiques festins ?… Mordieu !je commençais à y prendre goût, moi.

– Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moined’une voix pâteuse et infiniment triste. Finis… hélas !

– Ah ! ah ! fit Pardaillan, dont l’œil pétilla.Mais dites-moi, pourquoi cet « hélas ! » Vous vousintéressez donc à moi ?

Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n’eût été del’inconscience, le moine répondit :

– Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commisje ne sais quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ontdécidé de vous priver de nourriture pendant quelque temps. Et commefrère Bautista et moi avions droit aux restes de ces mirifiquesrepas, que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se trouveque la punition dont vous êtes frappé nous atteint autant, si cen’est plus, que vous.

– Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion.En sorte que vous vous êtes régalés des reliefs de mon succulentdéjeuner ?

– Sans doute !… Et il était même si succulent quenotre regret de voir supprimer ces merveilles n’en est que pluscuisant… Ah ! mon frère, pourquoi vous êtes-vous obstiné silongtemps à refuser tout ce que nous vous offrions ! Ah !nous pouvons dire que nous n’avons pas eu de chance avec vous. Tantde si bonnes choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nosvénérables frères.

– Pourquoi vos frères et pas vous ? Ceci ne me paraîtpas juste, dit Pardaillan, qui paraissait s’apitoyer fort sur lesort du moine.

– Mgr d’Espinosa tenait essentiellement à ce que vousfussiez traité magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repasconfectionnés à votre intention. Pour nous punir de vos refusobstinés, dont nous étions tenus pour responsables, on nous privaitde ces merveilles culinaires, qui nous fussent revenues de droit,si vous aviez consenti à en goûter tant soit peu. Et pour rendre lapunition plus sensible, on les distribuait aux autres.

– C’est donc cela que vous mettiez tant d’insistance à mefaire goûter à ces mets ?

– Dame !… puisque les restes devaient nousrevenir !

– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Je ne suis pasmauvais diable. Si vous m’aviez averti, je me fusse laissé faire,uniquement pour vous être agréable.

– Hélas ! on l’avait prévu. Aussi nous avait-onformellement interdit de vous prévenir.

– Pourquoi avez-vous refusé de goûter à ces mets avant moi,ainsi que je vous l’ai offert à différentes reprises ?… C’eûtété autant d’attrapé.

– Ceci surtout nous était défendu, par-dessus tout. Nousn’aurions eu garde de nous laisser tenter, puisque, ce faisant,nous eussions été privés du reste… sans compter le châtiment sévèrequi nous était promis.

– Ah ! vous m’en direz tant ! fit Pardaillan qui,ayant tiré du moine ce qu’il en voulait, le quitta sans façon.

Quand il vit que le judas s’était refermé, il éclata d’un riresilencieux et murmura :

– Bien joué, ma foi ! Je me suis laissé berner commeun sot !… Le souvenir du séjour que je fis dans certain caveaudes « morts-vivants » et des péripéties qui leprécédèrent et le suivirent aurait dû cependant me mettre en gardecontre les procédés de M. d’Espinosa. La leçon ne sera pasperdue.

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