Les Amours du Chico

Chapitre 3LE FILS DU ROI

Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec unesombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé dedouleur.

Elle avait lieu d’être satisfaite. Elle avait mené toute cettepartie de son entretien avec une habileté infernale.

Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, quin’inspirait que la terreur à la grande majorité de ses sujets,était franchement abhorré par une minorité composée d’une élitedans laquelle tous les éléments de la société fraternisaient,momentanément unis dans la haine et l’horreur que leur inspirait lesombre despote.

Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants,soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait detout dans cette minorité. Pour tous ces opprimés, généralementd’intelligence plus ouverte et d’idées plus avancées que le commundu troupeau habitués à courber l’échine, la fureur religieuse duroi, qui l’incitait constamment à des répressions sanglantes, avaitfait de celui-ci, à leurs yeux, une sorte de monstre qu’il eût étélicite, au point de vue purement humain, de supprimer.

Nous ne parlons pas, bien entendu, d’une tourbe d’intrigants –il yen a et il y en aura toujours – qui ne voyaient dans lerenversement de l’ordre établi qu’une occasion de satisfaire leurspassions. Nous ne parlons que de ceux qui étaient sincères.

Quoi qu’il en soit, le mécontentement était assez général, assezprofond pour qu’un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns,ambitieux ou illuminés dont le désintéressement ne pouvait êtresuspecté. Nous avons vu Fausta présider et diriger à son gré uneréunion de ces révoltés. Qu’un mouvement sérieux vînt à sedessiner, et une foule d’inconnus ou d’hésitants se joindraient àceux qui auraient donné le branle.

Fausta savait tout cela.

Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pourqui le nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante,et à qui il n’inspirait que haine et horreur. De plus, chez leTorero, la haine du tyran se doublait d’une haine personnelle pourcelui qu’il accusait d’avoir assassiné son père.

La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date,farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s’étaitpas affilié à ceux qui cherchaient, dans l’ombre, à frapper ou toutau moins à renverser le despote, ce n’était pas par prudence ou pardédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l’assouvirpersonnellement. En outre, nature essentiellement droite et loyale,il avait horreur de tout ce qui était sombre, tortueux et caché.Résolu à frapper celui qu’il considérait comme un ennemi des siens,il était non moins résolu à agir franchement et au grand jour…dût-il être broyé lui-même.

Tels étaient les sentiments de don César à l’égard du roiPhilippe au moment où Fausta s’était dressée devant lui pour luicrier : « C’est ton père ! »

On comprend que le coup avait pu l’accabler.

Ce n’est pas tout : depuis qu’il avait l’âge de raisonner,don César, trompé par des récits – probablement intéressés – où lafiction côtoyait dangereusement la vérité, don César s’était compluà dresser, dans son cœur, un autel à la vénération paternelle. Cepère, qu’il n’avait jamais connu, il le voyait grand, noble,généreux, il le parait des qualités les plus sublimes, il luiapparaissait tel qu’un dieu.

Sur cette adoration muette, qu’il voyait toujours en lui, siloin qu’il remontât le cours de ses ans, Fausta avait soufflé. Etle dieu s’était écroulé. Ce dieu vénéré s’était mué en un monstresanguinaire, car toute haine personnelle mise à part, c’est ainsiqu’il considérait le roi. Il avait suffi à Fausta de dire :« Voici ton père ! » pour que cette vénérationardente, passionnée, croulât lamentablement.

Ceci, c’était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne luiparaissait pas croyable.

Il se disait : « J’ai mal entendu… je suis fou. Le roin’est pas mon père… il ne peut pas être mon père puisque… je sensque je le hais toujours !… Non, non, mon père estmort !… »

Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n’yavait pas à douter : c’était cela, c’était bien cela, le roiétait bien son père. Alors il se raccrochait désespérément à sonidéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme qu’on luidésignait pour son père. Il se disait que sans doute il l’avait maljugé et il fouillait furieusement les actes connus du roi pour ydécouvrir quelque chose, n’importe quoi, susceptible de le grandirà ses yeux.

Et désespéré, s’accablant d’injures et d’anathèmes, ilconstatait qu’il ne trouvait rien. Et son horreur, sa fureur contresoi-même allaient grandissant, car non seulement il ne trouvaitrien, mais encore il persistait à ne voir en lui que le monstrequ’il avait toujours vu. Et dans une révolte de tout son être, ilse disait : « C’est mon père, pourtant ! C’est monpère ! Est-il possible qu’un fils haïsse son père ?N’est-ce pas plutôt moi qui suis un monstredénaturé ? »

Alors sa pensée bifurqua : il pensa à sa mère.

On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, oupour toute autre que nous ignorons, sa mère n’avait jamais occupédans son cœur la place qu’y avait eue son père. Pourquoi ? Quipeut savoir ? Certes il avait pensé à elle souvent, chaquejour. Mais la première place avait toujours été pour son père. Etvoici que, par un de ces revirements qu’il ne cherchait pas às’expliquer, tout d’un coup la mère détrônait le père et prenait saplace.

Et il croyait comprendre : « Par Dieu !clamait-il dans son esprit éperdu, j’y suis ! Je continue àdétester mon père parce qu’on m’a dit qu’il a martyrisé et faitmourir ma mère. C’est cela !… »

C’était un peu cela en effet.

Et ceci c’était le chef-d’œuvre de Fausta qui avait lentement,savamment soufflé la haine dans son cœur, la haine contre son père,et qui soudain, pour excuser cette haine monstrueuse, pour lajustifier, pour la rendre plus profonde, plus tenace, plusnaturelle aussi, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait faitintervenir sa mère.

Est-ce que la mère ne doit pas passer avant le père ? Etlorsque le père est assez lâche, assez infâme pour torturer et tuerlentement la mère, est-ce que le fils doit hésiter ? Nedoit-il pas la défendre, la venger ? Même contre sonpère !

Voilà qui expliquait tout. Voilà qui mettait sa consciencedéchirée en repos.

Et ç’avait été une idée magistrale que Fausta avait eue là.Maintenant le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentimentsdivers, n’était plus qu’une loque humaine qu’elle pourrait arrangerà sa guise.

Le plus fort était fait, le reste ne serait qu’un jeu. LeTorero, le fils du roi, était à elle, elle n’avait qu’à tendre lamain pour le prendre. Elle serait reine, impératrice, elledominerait le monde par lui – car il ne serait jamais qu’uninstrument entre ses mains.

Et en attendant il fallait le lâcher sur celui qu’elle lui avaitdit être son père. Il fallait lui faire admettre l’idée d’unmeurtre régicide doublé de parricide, en le parant des apparencesd’une légitime défense.

Et comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeuxexorbités obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propresmains, Fausta poussa les battants de la fenêtre, laissa retomberles lourds rideaux ; dérobant à ses yeux une vue qui lui étaitsi pénible.

En effet, dès qu’il ne vit plus le roi, don César poussa un longsoupir de soulagement et parut sortir d’un rêve angoissant comme uncauchemar. Il jeta un regard trouble sur les splendeurs quil’environnaient comme s’il se fût demandé où il était et ce qu’ilfaisait là. Puis ses yeux tombèrent sur Fausta, qui l’observait ensilence, et la notion de la réalité lui revint tout à fait.

Fausta, voyant qu’il s’était ressaisi et qu’il était maintenantà même de continuer l’entretien, dit doucement d’une voix grave oùperçait une sourde émotion :

– Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalementdévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus fortes que mavolonté et m’ont emportée malgré moi.

Le Torero fut secoué d’un frisson qui le parcourut de la nuqueaux talons. Ce titre de « monseigneur » avait pris dansla bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée. De plus, il semblaitlui dire qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, que tout ce qu’ilavait vu et entendu jusque-là, si affreux, si douloureux que celalui parût, était bien une réalité.

En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impressionpénible qu’il traduisit en répétant avec amertume et en secouant latête :

– Monseigneur !… :

– C’est le titre qui vous revient de droit, dit gravementFausta, en attendant mieux.

Une fois encore, le Torero reçut un choc dans la poitrine.

Que signifiait cet « en attendant mieux » ?L’intendant de la princesse avait, presque textuellement, prononcéles mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément ? Il résolutde le savoir au plus tôt, et comme Fausta, avec cette imposantenoblesse d’attitude qui la faisait si majestueuse qu’elle semblaittoujours dominer les têtes les plus haut placées, comme Fausta luiindiquait son siège en disant : « Daignez vousasseoir », le Torero s’assit, bien résolu à tirer au clairtout ce qui lui paraissait obscur et ténébreux dansl’extraordinaire aventure qui lui arrivait.

– Ainsi, madame, dit-il d’une voix très calme en apparence,vous prétendez que je suis le fils légitime du roiPhilippe ?

Fausta comprit qu’il cherchait à se dérober, et que si elle lelaissait faire il lui échapperait.

Elle le fouilla d’un regard pénétrant, et ne put s’empêcher derendre intérieurement hommage à la force d’âme de ce jeune hommequi, après des secousses aussi rudes, avait su se dominer au pointde montrer un visage aussi calme, aussi paisible.

« Décidément, songeait-elle, ce petit aventurier n’est pasle premier venu. Il a une dose d’orgueil vraiment royale. Toutautre, à sa place, eût accepté la révélation que je lui ai faite enexultant. Vraie ou fausse, un autre se fût empressé de la tenirpour valable. Celui-ci reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, ildiscute, et je crois, Dieu me pardonne ! que son plus cherdésir serait d’acquérir la preuve que je me suistrompée. »

Et pour la première fois depuis le commencement de cetentretien, un doute commença de pénétrer sournoisement en elle et,avec une angoisse terrible, elle se posa la question :« Serait-il dénué d’ambition à ce point ? Après avoir eule malheur de me heurter à un Pardaillan, aurai-je cet autremalheur d’avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fouspour qui fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont quedes mots vides de sens ? »

En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargéd’imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de luivenir en aide.

Mais c’était une rude jouteuse que Fausta, et elle n’était pasfemme à renoncer pour si peu. Ces réflexions avaient passé dans sonesprit avec l’instantanéité d’un éclair. Et quels que fussent sondoute et son angoisse, sa physionomie n’exprima rien que cetteimmuable sérénité qu’il lui plaisait de montrer.

Et à la question du Torero qui ne la suspectait paspersonnellement, elle répondit du tac au tac :

– Des documents, d’une authenticité indiscutable, que jepossède, des témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes filslégitime du roi Philippe. Et c’est pourquoi je le dis. Mais je neprétends rien, personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vousl’ai dit, un jour, très prochain, je mettrai toutes ces preuvessous vos yeux. Et vous serez bien forcé de convenir vous-même queje ne prétends rien qui ne soit l’expression de la plus absoluevérité.

Très doucement, le Torero dit :

– À Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, nique je suspecte vos intentions !

Et avec un sourire amer :

– Je n’ai pas reçu l’éducation réservée aux fils de roi…futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis – puisque vousl’assurez – je n’ai pas été élevé sur les marches du trône. J’aivécu dans les ganaderias, madame, au milieu des fauves que j’élèvepour le plus grand plaisir des princes, mes frères. C’est monmétier, madame, à moi, un métier dont je vis, n’ayant ni douaire,ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame.Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d’un gardien defauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtesaccoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.

Fausta approuva gravement de la tête.

Le Torero, s’étant excusé à sa manière, repritaussitôt :

– Ma mère, madame, comment s’appelait-elle ?

Fausta leva les sourcils d’un air surpris, et avecforce :

– Vous êtes prince légitime, dit-elle. Votre mères’appelait Élisabeth de France, épouse légitime de Philippe roi,reine d’Espagne, par conséquent.

Le Torero passa la main sur son front moite.

– Mais enfin, madame, dit-il d’une voix tremblante, medirez-vous pourquoi, puisque je suis fils légitime, pourquoi cetabandon ? Pourquoi cette haine acharnée d’un père contre sonenfant ? Pourquoi cette haine contre l’épouse légitime, hainequi est allée jusqu’à l’assassinat ?… Car vous m’avez biendit, n’est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitementsque lui infligeait son époux ?

– Je l’ai dit et je le prouverai.

– Ma mère était donc coupable ?

Et il tremblait en posant cette question. Et ses yeux suppliantsimploraient un démenti qu’elle ne lui fit pas attendre car elledit, très catégorique :

– Votre mère, je l’ai dit et je le répète et je leprouverai, la reine, votre mère, votre auguste mère, était unesainte.

Évidemment, elle exagérait considérablement. Élisabeth deValois, fille de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reinepar sa redoutable mère, pouvait avoir été tout ce qu’il lui auraitplu d’être, hormis une sainte.

Mais c’est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sapiété filiale, d’autant plus ardente et aveugle qu’il n’avaitjamais connu sa mère, pour lui faire accepter toutes lesexagérations qu’il lui conviendrait d’imaginer.

Fausta avait besoin d’exaspérer autant qu’il serait en sonpouvoir le sentiment filial en faveur de la mère. Plus celle-ciapparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du fils, etplus, forcément, sa fureur contre l’époux, bourreau de sa mère, sedéchaînerait violente, irrésistible. Or il fallait que cette fureurarrivât à un point tel qu’il oubliât totalement que cet épouxc’était son père.

C’est pourquoi, pour les besoins de sa cause, Fausta n’hésitaitpas à canoniser, de sa propre autorité, la mère du Torero.

Celui-ci accueillit l’affirmation de Fausta avec une joiemanifeste. Il eut un long soupir de soulagement etdemanda :

– Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cetacharnement pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé ? Leroi serait-il réellement le monstre altéré de sang que d’aucunsprétendent qu’il est ?

Il oubliait que lui-même l’avait toujours considéré comme tel.Maintenant qu’il savait qu’il était son père, il cherchaitinstinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. Il espérait,sans trop y compter, qu’elle dirait des choses qui ledisculperaient, comme elle en avait dit en faveur de sa mère.

Ceci ne pouvait faire l’affaire de Fausta. Implacable, ellerépondit :

– Le roi, malheureusement, n’a jamais eu, pour personne, unsentiment de tendresse. Le roi, c’est l’orgueil, c’est l’égoïsme,c’est la sécheresse de cœur, c’est la cruauté en personne. Malheurà qui lui résiste ou lui déplaît. Cependant, en ce qui concerne lareine, il avait un semblant d’excuse.

– Ah ! fit vivement le Torero. Peut-être fut-ellelégère, inconséquente, oh ! innocemment, sans levouloir ?

Fausta secoua la tête.

– Non, dit-elle, la reine n’eut rien à se reprocher. Sij’ai parlé d’un semblant d’excuse, c’est qu’il s’agit d’uneaberration commune à bien des hommes, indigne toutefois d’unmonarque qui doit être inaccessible à tout sentiment bas. Elleporte un nom, cette aberration spéciale, on l’appelle :jalousie.

– Jaloux !… Sans motif ?

– Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sansamour.

– Comment peut-on être jaloux de qui l’on n’aimepas ?

Fausta sourit.

– Le roi n’est pas fait comme le commun des mortels,dit-elle.

– Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu’aucrime ? Ce que vous appelez jalousie, d’autres pourraient,plus justement peut-être, l’appeler férocité.

Fausta sourit encore d’un sourire énigmatique qui ne disait nioui ni non.

– C’est tout une histoire mystérieuse et lamentable qu’ilme faut vous conter, dit-elle, avec un léger silence. Vous en avezentendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacteet nul, s’il savait, n’oserait parler. Il s’agit du premier fils duroi, votre frère, de celui qui serait l’héritier du trône à votreplace, s’il n’était pas mort à la fleur de l’âge.

– L’infant Carlos ! s’exclama le Torero.

– Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.

Alors cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit àla lui raconter, en l’arrangeant à sa manière, en brouillant lavérité avec le mensonge, de telle sorte qu’il eût fallu laconnaître à fond pour s’y reconnaître.

Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisionsqui ne pouvaient ne pas frapper vivement l’esprit de celui à quielle s’adressait, et ceci d’autant plus que certains de ces détailscorrespondaient à certains souvenirs d’enfance du Torero,expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient parujusque-là incompréhensibles, corroboraient certaines parolessurprises par lui.

Et toujours, tout au long de cette histoire, elle faisaitressortir avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père,de l’époux, cela sans insister, en ayant l’air de l’excuser et dele défendre. En même temps la figure de la reine se détachaitdouce, victime résignée jusqu’à la mort d’un implacablebourreau.

Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimitéde sa naissance, il était convaincu de l’innocence de sa mère, ilétait convaincu de son long martyre. En même temps il sentaitgronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, aprèsavoir assassiné lentement la mère, voulait à tout prix supprimerl’enfant devenu un homme. Et il se sentait animé d’un désir ardentde vengeance.

Et une révolte aussi lui venait contre cet acharnement morteldont il était là victime. N’avait-il pas droit à la vie comme toutecréature ? N’avait-il pas droit à sa part de soleil comme toutce qui vit et respire ? Eh bien, puisqu’il se trouvait acculéà cette nécessité qui lui paraissait monstrueuse d’avoir à sedéfendre contre son propre père, il se défendrait, sang duChrist ! et s’il y avait crime, que le crime retombât surcelui qui avait attaqué le premier.

Ce n’était pas tout à fait ce qu’avait voulu Fausta. Quand mêmec’était un résultat très appréciable d’avoir fait pénétrer dans cetesprit une pensée de résistance, étant donné surtout qu’elle avaitcraint un moment qu’il ne se dérobât tout à fait. Avec un peu depatience elle l’amènerait où elle voulait. Pour passer de ladéfensive à l’offensive, que faut-il, le plus souvent ? Peu dechose. Un renfort, une arme, un mouvement d’audace ou de colère, iln’en faut pas plus pour amener à charger vigoureusement tel quijusque-là s’était contenté de parer les coups. Ces armes, ellesaurait les lui mettre dans les mains ; cette audace, ellesaurait la lui insuffler.

Quand elle eut terminé son récit, quand elle le vit dans l’étatd’exaspération où elle le voulait, elle l’attaqua résolument, selonsa coutume :

– Vous m’avez demandé, monseigneur, pourquoi je m’étaisintéressée à vous sans vous connaître. Et je vous ai répondu quej’avais répondu à un sentiment d’humanité fort compréhensible. J’aiajouté que depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait faitplace à une sympathie qui s’accroît de plus en plus, au fur et àmesure que je vous pénètre davantage Chez moi, mon prince, lasympathie n’est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitié, jevous l’offre encore.

– Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je netrouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude.

Très gravement, avec une douceur enveloppante, avec un regardensorcelant, un sourire enivrant, elle dit :

– Attendez, prince, avant d’accepter ou de refuser…

– Madame, interrompit vivement le Torero, qui s’exaltaitsans s’en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé,assez ingrat, pour refuser l’offre généreuse d’une amitié qui meserait précieuse au-dessus de tout ?

Elle secoua la tête avec un sourire empreint d’une doucemélancolie.

– Défions-nous des mouvements spontanés, prince. Ce qui estaccessible aux mortels ordinaires ne l’est pas pour nous, princes,désignés par Dieu pour conduire et diriger les foules.

Et avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement lejeune homme enivré :

– S’il nous était permis de suivre les impulsions de notrecœur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparerce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un desmonarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous lesqualités rares qui font les grands rois.

Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de convictionardente, plus ému encore par ce qu’elles laissaient deviner desous-entendu flatteur, le Torero s’écria :

– Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m’abandonneentièrement à vous.

L’œil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste commepour signifier qu’elle acceptait de le diriger et qu’il pouvaits’en rapporter à elle. Et, très calme, très douce :

– Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelquesmots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ceque je peux, et ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je doisaussi vous rappeler ce que vous êtes, j’entends au regard de tousceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et où vousallez.

– Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero.Mais quoi que vous disiez, d’ores et déjà, je suis résolu àaccepter l’amitié précieuse que vous voulez bien m’offrir. Et sivous ne me l’aviez offerte spontanément, sachez que je l’eussesollicitée avec ardeur. Il me semble, madame, que la vie meparaîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l’éclairerde votre radieuse présence.

Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière àl’époque en général, et plus spécialement au tempérament, extrêmeen tout, de l’Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent desincérité indéniable dans la manière dont furent prononcées cesparoles. Elle en fut très satisfaite. Plus le Toreros’enflammerait, plus sa tâche en serait facilitée.

Elle reprit avec force :

– Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapabled’entreprendre quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité,parce que votre obscurité et surtout votre naissance douteuseviendraient se briser contré des préjugés de caste, plus puissantsdans ce pays que partout ailleurs. Si vous tentiez quelque hardicoup de main, nul ne vous suivrait, hormis quelques hommes dupeuple qui ne comptent pas. Si vous avez du génie, vous êtescondamné quand même à végéter, obscur et inconnu : votrenaissance vous interdit d’aspirer aux honneurs, aux emploispublics. Ce que je vous dis là, est-il vrai ?

– Très vrai, madame. Mais je ne désire ni gloire nihonneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et quant à la pauvreté,elle m’est légère. Au reste, vous savez peut-être que si je voulaisaccepter tous les dons que les nobles amateurs de corrida jettentdans l’arène à mon intention, je pourrais être riche.

– Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous :brave comme le Torero. On dit aussi : généreux comme leTorero. Cependant, maintenant que vous savez que vous êtes issu desang royal, vous ne pouvez continuer l’humble et obscure existencequi fut la vôtre jusqu’à ce jour.

– Pourquoi, madame ? fit naïvement le Torero. Cetteexistence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je lachangerais. D’après ce que vous me dites, je ne serai jamais unprince royal. Pourquoi ne resterai-je pas ce que j’ai été jusqu’àce jour ?

Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces parolesdénotaient un manque d’ambition qui contrariait ses projets.Néanmoins elle ne laissa rien paraître et se garda bien decombattre ouvertement ces idées.

– Vous oubliez, dit-elle simplement, qu’il ne vous est paspermis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens etd’ambition. Vous oubliez que demain, quand vous paraîtrez dansl’arène, vous serez misérablement assassiné, et que rien, rien nepourra vous sauver… si je vous abandonne.

Le Torero eut un sourire de défi.

– Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire quevous ne vous laisserez pas égorger comme mouton à l’abattoir.

– C’est bien cela, madame.

Fausta eût un haussement d’épaules apitoyé.

– Vous oubliez encore, reprit-elle froidement, que celuiqui veut votre mort détient la puissance suprême, vous oubliez quecelui-là, c’est le roi. Pensez-vous qu’il s’arrêtera à desdemi-mesures et se contentera de lâcher sur vous quelquesmisérables coupe-jarrets ? Vous souriez encore et je vouscomprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardiscompagnons qui n’hésiteront pas à tirer l’épée pour votre défense.Insensé que vous êtes ! Sachez donc, puisqu’il faut tout vousdire, que demain une armée sera sur pied à votre intention. Demaindes milliers d’hommes d’armes, avec arquebuses et canons, tiendrontla ville sous la menace. On espère, on compte qu’un incidentsurgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez frappé lepremier et votre mort paraîtra accidentelle. Je vous dis que vousêtes condamné irrémédiablement. Que si, par impossible – il fauttout admettre, même un miracle – vous veniez à vous tirer sain etsauf de la bagarre, on en sera quitte pour recommencer. Si vouséchappez encore, on jettera le masque, vous serez ouvertementsaisi, jugé, condamné, exécuté.

Ces paroles, prononcées avec une violence croissante,produisirent impression sur le Torero. Néanmoins il ne se renditpas sur-le-champ.

– Pour quel crime me condamnerait-on ? fit-il.

Fausta étendit la main sur le balcon, et désignant le bûcher queles lourds rideaux dérobaient à leur vue :

– Le même crime de ce malheureux que vous avez entenduclamer son innocence.

C’était la deuxième fois qu’elle faisait une allusion détournéeà la Giralda, et cette fois encore l’allusion sous-entendait unemenace. Le Torero le comprit. Il pâlit légèrement.

– Ah ! fit-il avec angoisse, est-ce à cepoint ?

Sur un ton solennel, Fausta répondit :

– Je vous dis que rien ne peut vous sauver.

Si brave que fut le Torero, il sentait la terreur se glissersournoisement en lui et c’était ce que voulait Fausta.

– Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, jefuirai. Je quitterai l’Espagne.

Fausta sourit.

– Essayez de franchir une des portes de la ville,dit-elle.

– J’ai des amis, je puis m’assurer les services de quelquesbraves résolus à tout, pourvu qu’on y mette le prix. Je passerai deforce.

– Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engagerune armée entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, àdix armées s’il le faut.

Le Torero la considéra un instant. Il vit qu’elle ne plaisantaitpas, qu’elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculeraitdevant rien pour le faire disparaître. À son tour, il eut laperception très nette que sa vie, comme elle disait, ne tenait qu’àun fil. En même temps, il comprit que la lutte était impossible. Ileut une révolte intérieure. Il ne voulait pas mourir, mourir dumoins ainsi, stupidement assassiné, avant d’avoir goûté aux joiesde la vie. En même temps aussi, une voix intérieure lui disait quecette femme qui lui parlait était une force capable de luttercontre la puissance qui le menaçait, capable peut-être de battrecette puissance. Machinalement il demanda :

– Que faire alors ?

Cette question, Fausta l’attendait. Elle avait tout dit pour lalui arracher.

Très calme, elle reprit :

– Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser unequestion : Voulez-vous vivre ?

– Si je le veux ! Mordieu ! madame, j’ai vingtans ! À cet âge, on trouve la vie assez bonne pour ytenir !

– Êtes-vous résolu à vous défendre ?

– N’en doutez pas, madame.

– Encore faudrait-il savoir jusqu’à quel point ?

– Par tous les moyens, madame.

– S’il en est ainsi, si vous m’écoutez, peut-êtreréussirai-je à vous sauver.

– Mort du diable ! madame, parlez, et s’il ne tientqu’à moi, je suis assuré de mourir de vieillesse !

– En ce cas, je puis répondre à votre question : vousne vous sauverez qu’en frappant votre ennemi avant qu’il vous aitmis à mal.

Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta encertaines circonstances. Il semblait qu’elle avait dit la chose laplus simple, la plus naturelle du monde. Malgré ce calmeeffroyable, elle appréhendait vivement l’effet de ses paroles, etce n’était pas sans anxiété qu’elle observait le jeune homme.

Le Torero, à cette proposition inattendue, s’était dressébrusquement, et livide, tremblant, il s’exclamait :

– Tuer le roi !… tuer mon père !… Vous n’y pensezpas, madame… Vous voulez m’éprouver sans doute ?

Fausta posa son œil noir sur lui. Elle vit qu’il n’était pasencore au point où elle le voulait. Cependant elle insista.

– Je croyais, dit-elle avec un léger dédain, que vous étiezun homme. Je me suis trompée. N’en parlons plus. Pourtant, moi quine suis qu’une femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sansvengeance.

– Ma mère ! dit le Torero d’un air égaré.

Impitoyable, elle poursuivait :

– Oui, votre mère ! Morte assassinée par celui quivous assassinera, puisque vous tremblez à la seule pensée defrapper.

– Ma mère, répéta le Torero en crispant les poings avecfureur. Mais le tuer, lui, mon père !… C’est impossible !J’aime mieux qu’il me tue moi-même.

Fausta comprit qu’insister davantage risquait de lui faireperdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesseadmirable, elle changea de tactique, et avec un haussementd’épaules :

– Eh ! fit-elle avec une certaine impatience, qui vousparle de tuer ?

Depuis qu’il avait cru comprendre qu’elle lui proposait unparricide, le Torero, bouleversé, oubliant toute étiquette, allaitet venait d’un pas nerveux et saccadé dans l’immense salleencombrée de meubles précieux, de bibelots rares. Cet attentatcontre nature lui paraissait si monstrueux qu’il ne pouvait pastenir en place. Il s’arrêta net et, regardant Fausta en face, ildit vivement :

– Cependant vous avez dit…

– J’ai dit : il faut frapper. Je n’ai pas dit, je n’aipas voulu dire : il faut tuer.

Le Torero eut un soupir de soulagement d’une éloquence muette.Ses traits convulsés se rassérénèrent, et pour cacher son désarroi,il s’excusa en disant :

– Pardonnez ma nervosité, madame.

– Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta.

– Expliquez-vous, de grâce.

– Je vais donc parler clairement. Ce que le roi craintpar-dessus tout, c’est que l’on apprenne que vous êtes son filslégitime et l’héritier de sa couronne.

– Je comprends ceci qui est la conséquence logique de sonincompréhensible haine à mon égard.

Fausta approuva d’un signe de tête et reprit :

– Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eûtsimplifié la besogne en lui permettant de vous frapper plussûrement peut-être. Mais si secret que soit un jugement, si docilesque soient des magistrats, qui peut jurer qu’une indiscrétion nesera pas commise ? Sa terreur à ce sujet est telle qu’il apréféré s’engager dans des voies tortueuses, sacrifier descentaines d’innocents à seule fin que votre mort passât sinoninaperçue – vous êtes trop connu – du moins sans éveiller lessoupçons.

– Cependant vous disiez tout à l’heure que j’étais menacéd’une arrestation suivie d’une condamnation à mort,naturellement.

– Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité quelorsqu’il lui sera dûment démontré qu’il ne peut vous atteindreautrement.

– Il n’aura pas cette peine, dit le Torero avec amertume.Que pourrais-je contre le roi, le plus puissant de laterre ?

– Vous pouvez plus que vous ne pensez. D’abord exploitercette terreur du roi au sujet de la divulgation de votrenaissance.

– Comment ? Excusez-moi, madame, je ne comprends pasgrand-chose à toutes ces complications. Puis, que vousdirais-je ? La pensée que je suis réduit à comploter bassementcontre mon propre père, cette pensée m’est aussi douloureusequ’odieuse, et j’avoue qu’elle m’enlève toute ma lucidité.Éclairez-moi donc, madame, vous dont le cerveau puissant se joue àl’aise au milieu de ces intrigues qui m’épouvantent.

– Je comprends vos scrupules et je les approuve. Encore nefaudrait-il pas les pousser à l’extrême. Hélas ! je conçoisque votre cœur soit déchiré, mais si douloureux pour vous, sipénible pour moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votresalut. Je vous dis donc : Ne vous obstinez pas à voir le pèredans la personne du roi. Le père n’existe pas. L’ennemi seulreste ; c’est lui seul que vous devez voir, c’est lui seul quevous devez combattre. Ceci peut vous paraître monstrueux, anormal.Dites-vous bien que vous n’y êtes pour rien ; que tout le malvient de votre ennemi qui a tout fait, lui, et qu’au bout du compteVous êtes le champion d’un droit sacré : le droit à la vie,que possède toute créature qui n’a pas demandé à venir aumonde.

Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front ildit douloureusement :

– Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j’aipeine à l’accepter.

Fausta se fit glaciale. :

– Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vousdéfendre et que vous consentez à tendre bénévolement le cou pourmieux recevoir la mort ?

Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Faustal’examina avec une anxiété qu’elle ne pouvait surmonter. Enfin ilse décida.

– Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d’une voixsourde. J’ai droit à la vie comme tout le monde. Je me défendraidonc coûte que coûte. D’autant que, comme vous l’avez dit, il nes’agit pas de frapper mon père, mais de me défendre. Veuillez doncm’expliquer en quoi je pourrai exploiter cette terreur du roi dontvous parliez.

Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta dereprendre :

– Prenez les devants. Le roi craint qu’un fâcheux hasard nefasse connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même,hautement : Je vous remettrai les preuves irréfutables decette naissance. Ces preuves, étalez-les au grand jour. Que nul nepuisse suspecter vos dires. Il faut que, dans quelques jours, toutle royaume sache que vous êtes l’héritier légitime de la couronne.Il faut que l’on connaisse l’odieuse conduite du roi envers votresainte mère et envers vous. Quand on saura tout cela, quand chacun,du plus grand au plus petit, sera dûment convaincu par les preuvesque vous aurez produites, il s’élèvera un tel cri de réprobationunanime contre votre bourreau qu’il tremblera sur son trône. Voilàcomment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. Vous voyezqu’il ne s’agit pas d’un assassinat, comme vous l’avez cru, et sije vous pardonne de m’avoir supposée capable d’un conseil aussibas, c’est que je comprends, je vous l’ai dit, vos déchirements. Ceque je vous dis de faire est juste et légitime. Le plus rigoristene pourrait trouver à y redire.

– C’est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Maislaissez-moi vous dire que vous vous trompez quand vous dites que jevous ai crue capable de me conseiller un assassinat. Il faudraitêtre aveugle pour ne pas voir qu’un front aussi pur que le vôtre nepeut receler que des pensées nobles et pures. Il faudrait êtresourd pour ne pas entendre qu’une voix suave comme la vôtre ne peutlaisser tomber que des paroles généreuses.

Fausta daigna sourire.

– Soit, dit-elle négligemment, n’en parlons plus.

– Vous pensez donc, madame, que j’échapperai à la hainemortelle du roi en proclamant moi-même ma naissance ?

– Sans doute. Le roi n’osera plus vous faire assassiner. Lavérité étant connue de tous, votre meurtrier serait incontinentdésigné par tous. Si puissant, si orgueilleux qu’il soit, le roireculera devant un tel défi jeté à la fureur de tout un peuple. Illui restera la ressource de vous traduire devant un tribunal. Là,vous réclamerez hardiment la reconnaissance publique de tous vosdroits. Et soyez tranquille, les preuves que vous fournirez seronttelles que le roi devra s’incliner. Vous serez proclamé, c’estvotre droit, héritier de la couronne. Vous n’aurez qu’à attendrequ’il plaise à Dieu de rappeler à son divin tribunal le meurtrierde votre mère pour régner à votre tour.

– Est-ce possible ! balbutia le Torero ébloui.

– Cela sera, dit Fausta avec une convictionimpressionnante. Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Leroi est vieux, usé, malade. Ses jours sont comptés. Avantlongtemps, il vous cédera la place sans aucune interventioncriminelle.

– Eh bien ! madame, dit généreusement le Torero, siextraordinaire que cela puisse paraître, je lui souhaite de mefaire attendre longtemps.

Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l’avaittout doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant àlui faire abandonner la Giralda. Sans qu’elle eût pu dire pourquoi,Fausta sentait que ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elleavait mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L’avoir amenéà trouver tout naturel de monter sur un trône, c’était énorme.Quant au reste, la mort à bref délai de Philippe II, elle enfaisait son affaire. Qu’il le voulût ou non, une fois pris dansl’engrenage, il serait bien forcé d’aller jusqu’au bout. Et quant àla petite bohémienne, s’il se montrait irréductible sur ce point,elle aurait tôt fait de s’en débarrasser.

À l’exclamation du Torero, elle répondit gravement en levant sonindex vers le ciel :

– Nous sommes tous dans la main de Dieu.

– Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêveéblouissant, ainsi je vous devrai une couronne ! Commentpourrai-je m’acquitter envers vous ?

– Nous parlerons de cela tout à l’heure, dit Fausta d’unair détaché. Pour le moment il faut mettre sur pied tous lesaboutissants de cette entreprise. Vous pensez bien que cela n’irapas sans quelques difficultés.

– Je m’en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.

– Je vous ai offert mon amitié et mon aide, reprit Fausta.Avant d’accepter il faut que je vous dise ce que je peux faire pouraboutir à ce rêve qui vous éblouit.

– Madame…

– Je sais, interrompit vivement Fausta, vous acceptez sanssavoir. J’estime qu’il est nécessaire que vous sachiez.Écoutez-moi, donc.

Le Torero s’inclina respectueusement, reprit sa place sur sonsiège et dit :

– Je vous écoute, madame.

– D’abord la journée de demain. Je vous l’ai dit : unearmée entière tiendra la ville sous la menace. Il faut qu’il y aitbagarre, émeute, tel est le plan du roi, conseillé parM. d’Espinosa. Dans la lutte, vous serez tué : simpleaccident. Vous ne serez pas tué. J’en fais mon affaire, mesprécautions sont prises. À l’armée du roi, j’oppose une armée àmoi, que j’ai levée de mes deniers.

– Vous avez fait cela ? fit le Torero, émerveillé.

– Je l’ai fait.

– Mais pourquoi ?

– Je vous le dirai tout à l’heure, dit froidement Fausta. Àcette armée de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi,qui a pour mission de veiller uniquement sur votre précieusepersonne, se joindra le populaire qui vous admire et vous aime. Parmes soins, l’or est répandu à pleines mains dans le but de raviverl’enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit se répandraque le Torero est menacé. De toutes parts les défenseurs surgiront.Ce n’est pas tout. En même temps le bruit se répandra que le Toreron’est autre que l’infant Carlos – c’est sous ce nom que vousrégnerez – disparu dès sa naissance, poursuivi sa vie durant par lahaine implacable autant qu’injuste de son père. L’infant Carlossera acclamé de tous. Le roi entendra ces acclamations et vouspouvez imaginer sa fureur, d’autant que ses troupes seront battues.Vous sortirez sain et sauf de la bagarre. Je l’ai décidé ainsi, mesmesures sont prises, cela sera. Ne revenons plus sur ce point.

– Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.

Sans relever ces mots, Fausta reprit :

– Donc vous êtes sauf. Au milieu d’une armée qui vousacclame, je défie le roi de venir vous prendre. Demain, vous serezencore le Torero ; après-demain, vous serez l’infant Carlos.La ville tout entière est à vous. Vingt mille hommes d’armes, àvous, tiennent en respect les troupes royales. L’Andalousie entièrese soulève en votre faveur. Des émissaires à moi sont partis. Desmillions sont répandus de tous côtés. Si vous le voulez, avant lafin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans uncouvent et vous montez sur le trône à sa place.

Et comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elleajouta vivement :

– Mais vous êtes généreux. Vous n’abuserez pas de votrevictoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d’égal àégal. Et il s’estime trop heureux, devant la rapidité foudroyantedu mouvement, de vous reconnaître publiquement pour l’héritier desa couronne. Et vous, en fils soumis et respectueux, vous luilaissez la vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui nesaurait tarder.

– Je rêve !… balbutia le Torero.

– Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes,roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas ; empereur desIndes. Je vous donne mes états d’Italie avec ce que vous aurez enpropre par héritage, cela vous donne la moitié de l’Italie. Vousprenez le reste.

– Oh !

– Alors vous vous tournez vers la France. C’est le rêve devotre père, cela. Vous l’envahissez par les Pyrénées et par lesAlpes. En même temps vos armées descendent des Flandres. Unecampagne rapidement menée vous livre la France qui n’accepterajamais un roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l’est,vous envahissez l’Allemagne comme vous avez envahi la France, etvous reconstituez un empire plus grand que ne fut celui deCharlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous pouvezfaire, soutenu par la main que je vous offre.Acceptez-vous ?

Fausta s’était enflammée peu à peu à l’évocation de ses rêvesgigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminétransportèrent littéralement le Torero, qui, ne sachant s’il étaitéveillé ou s’il rêvait, s’écria :

– Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter.Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieusedésinvolture des millions dans cette entreprise, vous qui parlez deme donner vos états, vous enfin qui m’éblouissez par l’évocationd’une prestigieuse puissance, que me demandez-vous ? Quellesera votre part ?

Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeuxde Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe :’

– Je partagerai votre gloire, votre fortune, votrepuissance.

Sans hésiter, sans un regret, sous le coup de l’enthousiasme, ils’écria :

– Ce n’est pas trop, certes !

Fausta nota la manière parfaitement détachée avec laquelle ilavait souscrit à ses conditions.

– Trop désintéressé, songea-t-elle. À tout prendre, je lepréfère cependant ainsi.

Et tout haut, en le fixant toujours d’un regard aigu :

– Il reste à régler la façon dont se fera le partage.

Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu’elle admira enconnaisseur.

– Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elledoucement.

Très galamment, il répondit :

– Ce que vous ferez sera bien fait.

Tenace, elle reprit :

– Ce partage se fera de la manière la plus simple et laplus naturelle.

Elle le laissa en suspens un inappréciable instant etbrusquement elle porta le coup :

– Je serai votre épouse !

Le Torero bondit. Il s’attendait à tout, hormis à une prétentionsemblable, formée d’une manière si anormale, qui n’était pas sansle choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêveprestigieux, il se trouvait face à face avec la réalitébrutale.

Cette sorte d’exaltation factice qui s’était emparée de lui aucontact de Fausta s’était dissipée brusquement. Il la regardaitd’un air effaré et ne la reconnaissait pas. Il lui semblait que cen’était pas la même femme qu’il avait devant lui. Sous le coup del’emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui ledésir. Maintenant il la voyait tout autrement. Toujours aussibelle, certes, mais cette beauté nouvelle, loin d’exciter en lui ledésir, le repoussait au contraire par il ne savait quoi de sombre,de fatal. Pour tout dire : elle lui faisait peur.

Dans sa stupeur, il ne put que bégayer :

– M’épouser ! Vous ! madame !vous !

Fausta comprit que c’était l’instant critique. Elle se redressade toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisaitirrésistible, et adoucissant l’éclat de son regard :

– Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assezbelle ? Ne ferai-je pas une souveraine digne en tous points dupuissant monarque que vous allez être ?

– Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité,je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à labeauté, jamais, je le crois sincèrement, nulle beauté n’égala lavôtre. Vous êtes déjà, madame, un modèle accompli de majestésouveraine, et près de vous les plus grandes reines paraîtraient desimples dames d’atours, Mais…

– Mais ?… Dites toute votre pensée, dit Fausta, trèsfroide.

– Eh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Vous n’êtes pasune femme ordinaire, madame ; la franchise la plus absolue meparaît seule digne d’un caractère noble et fier tel que le vôtre.Je vous dirai donc en toute sincérité, sans fausse humilité, que jeme crois tout à fait indigne du très grand honneur que vous mevoulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez… femme.

Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.

– Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l’êtespas assez de votre côté. Il serait temps de faire abstraction devotre ancienne personnalité et de bien vous pénétrer de cettepensée que vous êtes, dès maintenant, le premier personnage duroyaume après le roi. Demain, vous serez peut-être roi vous-même.Vous allez jouer un rôle important sur la scène du monde. Vous nevous appartenez plus. Les pensées, les sentiments qui pouvaientvous paraître très naturels quand vous n’étiez qu’un simplegentilhomme ne sont plus de mise avec votre nouvelle situation.Vous n’êtes plus un homme : vous êtes un roi. Il faut voushabituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreurextravagante de penser qu’il pouvait être question d’amour entrenous ? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois restersouveraine avant d’être femme, de même que l’homme doit s’effaceren vous devant le souverain.

Le Torero hocha la tête d’un air peu convaincu :

– Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes néesouveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis unsimple mortel, et si mon cœur parle, j’écoute ce qu’il me dit.

Audacieusement, elle dit :

– Et votre cœur est pris.

Très simplement, en regardant en face sans provocation, maisavec fermeté, il répondit en s’inclinant très bas :

– Oui, madame.

– Je le savais ; monsieur. Cela ne m’a pas retenue unseul instant. L’offre de ma main que je vous ai faite, je lamaintiens.

– C’est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque moncœur s’est donné une fois, il ne se reprend plus.

Fausta haussa dédaigneusement les épaules.

– Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l’aventurier. Ilne saurait en être autrement.

Et comme le Torero allait protester, elle l’interrompit vivementen ajoutant :

– Ne dites rien ! N’accomplissez pas l’irréparable.Vous réfléchirez, vous comprendrez. Vous me donnerez une réponse…tenez, après-demain. Les événements qui vont se dérouler demainvous feront comprendre mieux que tous les discours la valeur del’alliance que je vous offre. Ils vous feront comprendre aussi àquels périls vous seriez exposé si vous commettiez la folie derefuser mes ordres. Vous pourrez voir de vos propres yeux que cespérils sont tels que vous succomberez infailliblement si je retirela main que j’ai étendue sur votre tête.

Et sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et,plus doucement :

– Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas,vous dis-je. J’attends votre retour avec confiance. Votre réponsene peut pas ne pas être conforme à mes désirs. Allez.

Et d’un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sansqu’il eût pu dire ce qu’il avait à dire.

Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait trèsbien compris ce qui s’était passé dans l’esprit du Torero. Elleavait vu dans son esprit que si elle le laissait parler, il allaitproclamer hautement son amour pour la petite bohémienne : misen demeure de choisir entre l’amour et la couronne qu’elle luifaisait entrevoir, le prince, sans hésiter, eût refusé la couronnepour conserver son amour. Fausta avait senti cela, et c’est enpensant à cela qu’elle avait dit : « N’accomplissez pasl’irréparable ».

Elle restait à sa place, très soucieuse. L’entrevue n’avait pastourné au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n’étaitpas perdu cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda :elle supprimerait l’obstacle, voilà tout. La Giralda morte,disparue, enlevée, déshonorée, elle ne doutait pas qu’il ne vînt àelle, soumis et obéissant.

Elle allongea la main et frappa sur un timbre.

À son appel, Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité,parut avec son sourire obséquieux.

Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle luidonna des instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite dequoi le bravo s’éclipsa sans doute pour procéder à l’exécutionimmédiate des ordres reçus.

Fausta demeura encore une fois seule.

Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit untiroir secret et en sortit un parchemin qu’elle considéralonguement avant de le cacher dans son sein en murmurant :

– Je n’ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieuxest de le remettre à M. d’Espinosa. Je fais ainsi d’une pierredeux coups. D’abord, je me concilie l’amitié du grand inquisiteuret du roi. S’ils ont des soupçons au sujet de cette conspiration,je les endors. Je trouve sécurité et liberté d’action. Ensuite,tout ce que le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tourneraau profit de son successeur. Sans qu’il s’en doute il travaillerapour le bien et pour la gloire de mon futur époux – car le Toreroacceptera – partant, pour mon propre bien et ma propre gloire.

Elle réfléchit une seconde et : « Pardaillan !…Que dira-t-il quand il saura que j’ai remis ce parchemin àM. d’Espinosa ? Voilà sa mission manquée, lui qui apromis de rapporter ce parchemin à Henri de Navarre. Quisait ? Si d’Espinosa le manque, je me débarrasse peut-être enmême temps de Pardaillan. Avec ses idées spéciales, il est capablede se croire déshonoré ! »

Et avec un sourire terrible : « Lorsqu’un homme commePardaillan se croit déshonoré et qu’il ne peut laver son honneurdans le sang de son ennemi, il n’a qu’une ressource : le laverdans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer !…C’est à voir !… »

Elle demeura encore, un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillanappela dans son esprit celui de son fils, et elle songea :« Myrthis ! Où peut bien être Myrthis ? Et mon fils,le fils de Pardaillan ? Il serait temps pourtant de recherchercet enfant. »

Elle réfléchit encore un moment et murmura :

– Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que jeréussisse, soit que j’échoue. Il sera temps alors de rechercher monfils.

Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur untimbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.

Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s’arrêtaitdevant le vestibule d’honneur du grand inquisiteur, logé aupalais.

Fausta eut un long entretien avec d’Espinosa, à qui, en échangede certaines conditions qu’elle posa, elle remit spontanément lafameuse déclaration du feu roi Henri de Valois proclamant PhilippeII d’Espagne héritier de la couronne de France.

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