Les Amours du Chico

Chapitre 16LE PLANCHER MOUVANT

Le lendemain, il se leva à son heure habituelle, il avait adoptéune embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et là,abrité par le renfoncement de la fenêtre, caché par le large ethaut dossier du fauteuil, il était à peu près certain d’échapper àla surveillance occulte qu’il sentait peser sur lui.

Ce fut là qu’il se réfugia et qu’il resta de longues heures,immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Etsans doute croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi parle grand inquisiteur, car parfois une lueur malicieuse brillait aufond de ses prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres.Il savait qu’il était condamné à jeûner durant quelque temps,puisque le frère Zacarias l’avait prévenu la veille ; donc ilpensait que ses gardiens ne pénétreraient pas dans sa chambre. Ilne se trompait pas. La matinée se passa sans qu’on lui apportât lamoindre nourriture. Vers une heure de l’après-midi, il se levalanguissant et s’en fut au coffre à habits, d’où il tira un petitpaquet qu’il cacha dans son pourpoint, s’enveloppa soigneusementdans les plis de son manteau qu’il ne quittait pas depuis quelquetemps, et péniblement, car il se sentait très faible, il regagnason fauteuil où il disparut.

Que fit-il là ? Nous ne saurions dire au juste. Mais ilremuait les mâchoires comme quelqu’un qui mastique un aliment.Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper la faim.

Pendant trois jours, on le laissa ainsi seul, sans lui apporterun morceau de pain, un verre d’eau. Il était devenu d’une faiblesseextrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout etil lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traînerle fauteuil dans son coin favori.

Car, chose bizarre, il s’obstinait à se réfugier là. Il y avaitexactement treize jours qu’il était enfermé dans ce couvent-prisonet il n’était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, unebarbe naissante envahissait ses joues et son menton, les yeuxbrillant d’un éclat fiévreux, il n’était plus que l’ombre delui-même. Il passait la plus grande partie de son temps dans lefauteuil où il restait prostré de longues heures.

Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent uneboule de pain noir et un alcarazas rempli d’eau en lui recommandantde ménager ces maigres provisions, attendu qu’on ne lui endonnerait d’autres que dans deux jours.

C’est à peine s’il parut entendre ce qu’on lui disait. Il fautcroire cependant qu’il avait entendu et compris, car deux heuresplus tard le pain était diminué de moitié et l’alcarazas s’étaitvidé dans les mêmes proportions. Il faut croire aussi qu’il étaitsurveillé de près, car peu de temps après les moines reparurent etle prièrent de les suivre.

Le maigre repas qu’il venait de faire lui avait rendu un peu deforces, car il se leva sans trop de difficulté. Mais ce qui étonnales deux gardiens, c’est qu’il ne paraissait pas très biencomprendre ce qu’ils disaient.

Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l’autreet ils l’entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelquescouloirs et descendre deux étages. Une porte s’ouvrit, les moinesle poussèrent, et il obéit docilement au geste et pénétra dans lenouveau local qui lui était assigné. Les moines posèrent par terrece qui restait de pain et d’eau, qu’ils avaient eu la précautiond’emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista s’en futdroit chez le supérieur du couvent.

– Eh bien ? fit laconiquement ce personnage.

– C’est fait, répondit non moins laconiquement le frèreBautista.

– Il n’a pas fait de difficultés ?

– Aucune, révérendissime père. D’ailleurs, je ne sais sic’est l’effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toutesa conscience. Ah ! ce n’est plus le fringant cavalier qu’ilétait lorsqu’il est entré ici !

– Est-il réellement si bas ? Faites attention, monfrère, que ceci est d’une importance capitale.

– Révérendissime père, je crois sincèrement que si on lesoumet encore quelques jours à un régime aussi dur, il perdra laraison… à moins qu’il ne tombe d’inanition.

– Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu’il puisses’en douter. Vous êtes bien sûr qu’il avait avalé le contenu de labouteille de saumur que nous vous avions recommandé de placer bienen évidence le jour de son entrée au couvent ?

– Absolument… Il ne restait pas une goutte de vin au fondde la bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommesassurés.

Le prieur eut un sourire sinistre :

– S’il en est ainsi, il doit être, en effet, à point.N’importe, pour plus de sûreté, j’enverrai le médecin. Allez, monfrère. Vous voilà déchargé de votre prisonnier. Vous avez accomplivotre mission avec zèle et intelligence, monseigneur sera contentde vous. Allez.

Bautista s’inclina profondément devant son supérieur et sortit,fier du témoignage de satisfaction reçu.

La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillanpouvait avoir environ dix pieds de long et autant en largeur. Elleétait parfaitement obscure. Il n’y avait aucun meuble, pas unsiège, pas même une botte de paille, et le chevalier, qui,décidément, n’avait plus de forces, dut s’accroupir sur leplancher, le dos appuyé à une des cloisons de son cachot.

Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi ? Des heures oudes minutes ? Il n’aurait su dire, car il paraissait avoirperdu conscience de l’état misérable dans lequel il setrouvait.

Il est probable que le temps qu’il passa ainsi fut assez long,car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche depain et vida presque entièrement la provision d’eau.

À ses tortures vint s’en ajouter une nouvelle : la chaleur.Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et paraissaitprovenir du plafond de son cachot. Il lui semblait qu’un immensebrasier était allumé au-dessus de sa tête et laissait tomber surlui des bouffées de chaleur intolérable, et sans doute sous l’effetde cette chaleur anormale, l’air se faisait de plus en plus rare,et sa respiration devenait plus pénible.

Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus unsilence de tombe, une obscurité compacte à tel point que si lacruche, à laquelle il se désaltérait de temps en temps, n’avait étésous sa main, il n’aurait pu la retrouver.

Et voici que le milieu de ce brasier insupportable queparaissait être le plafond s’ouvrit soudain, un flot de lumièreinonda le cachot et vint l’aveugler de son éclat insoutenable.

C’était à croire qu’on venait d’allumer brusquement, au-dessusde sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient lesyeux. Et en même temps, par un phénomène inexplicable, la chaleurdiminuait, une douce fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheurne fit que s’accentuer et se changea rapidement en un froidglacial. Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait dansson coin.

Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autrephénomène se produisit : des émanations délétères envahirentson cachot, une puanteur insupportable vint le suffoquer. Ettoujours cet infernal soleil qui lardait ses prunelles de milliersde coups d’épingle atrocement douloureux chaque fois qu’il serisquait à ouvrir les paupières.

Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par lacongestion, avait roulé sur le sol. Le délire s’était emparé delui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses lèvresglacées, et parfois un gémissement plaintif alternait avec le râle.Et les heures s’écoulèrent douloureusement, mortelles, sans qu’ilen eut conscience.

Brusquement, l’éclat du soleil s’atténua. Le cachot fut encorevivement éclairé, mais cette lumière, du moins, était trèssupportable. En même temps, un déplacement d’air violent, tel quele produit un puissant ventilateur, balaya les mauvaises odeurs quiinfectaient le cachot, et l’air redevint respirable. Puis aussitôtdes bouffées de chaleur attiédirent l’atmosphère, pendant que desbouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce qui pouvaitrester de miasmes épars dans l’air.

Rapidement ce cachot, où il avait failli être terrassé tour àtour par la chaleur et le froid, par l’asphyxie et la congestion,ce cachot, où il avait failli être aveuglé par les éclats puissantsd’un soleil factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt lesbienfaisants effets de cet heureux changement. Le délire fit placeà une sorte d’engourdissement qui n’avait rien de douloureux, lesrâles cessèrent, la respiration redevint normale. Il ressentit unbien-être relatif, qui, après les prodigieuses secousses qu’ilvenait d’endurer, dut lui paraître délicieux. Peu à peu cette sorted’engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirableintelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l’entouraient,mais un vague embryon de conscience.

C’était peu. C’était cependant une amélioration notable,comparée à l’état où il se trouvait avant.

Nous avons dit qu’il avait roulé par terre. C’est sur sonmanteau que nous aurions dû dire.

En effet, malgré la chaleur – on était au gros de l’été – parsuite d’on ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, ils’était enveloppé dans son manteau et n’avait plus voulu s’enséparer. Cette fantaisie remontait au jour de ce fameux et uniquerepas qu’il avait fait dans cette merveilleuse salle à manger,aménagée à son intention.

Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et depuis, il nel’avait plus quitté, ni jour ni nuit.

Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bienremarqué cette bizarrerie, sans y attacher d’importance d’ailleurs.Comme on a pu s’en rendre compte par le rapport de Bautista à sonsupérieur, pour eux, leur prisonnier n’avait plus bien sa tête àlui. Cette obstination à s’envelopper ainsi, ils l’avaient mise surle compte d’une lubie de dément. C’est ce qui explique quelorsqu’ils vinrent chercher Pardaillan pour le conduire à sonactuel cachot, celui-ci était parti avec son manteau, et comme ilsétaient habitués à le voir constamment avec, ils n’y avaient prêtéaucune attention.

D’ailleurs, on ne leur avait donné aucune instruction au sujetde ce vêtement. Il est vrai qu’ils avaient négligé de signaler cedétail sans importance à leurs supérieurs.

Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il seredressa lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva cemanteau, le plia proprement, et comme il n’y avait pas de sièges,il s’assit dessus et s’appuya au mur. Il jeta autour de lui unregard qui n’était plus ce regard si vif d’autrefois, mais où neluisait plus cette lueur de folie qu’on y voyait l’instant d’avant.Il vit près de lui un pain entier et une cruche pleine d’eau.

Ceci fait supposer que son supplice avait duré un jour, deuxjours peut-être, puisqu’on avait renouvelé ses provisions sansqu’il s’en fût aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévorapresque en entier. De même, il vida aux trois quarts la cruche.

Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forcesamenèrent une nouvelle amélioration dans son état mental. Il eutplus nettement conscience de sa situation. Il s’accota au mur leplus commodément qu’il put et se remit à regarder attentivementautour de lui, avec ce regard étonné d’un homme qui ne reconnaîtpas les lieux où il se trouve.

À ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec,semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame largecomme une main, longue de près de deux pieds, tranchante comme unrasoir, pointue comme une aiguille, ressemblant assez exactement àune faux, venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à lahauteur du sein. Le tranchant, placé horizontalement et tourné deson côté, l’avait frôlé en passant ; quelques lignes de plus àdroite, et c’en était fait de lui : la lame le perçait de parten part.

Le Pardaillan au cœur de diamant qu’il était, il y avaitquelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse apparitionavec étonnement, peut-être – et encore n’est-ce pas bien sûr – entout cas sans manifester le moindre émoi. Hélas ! cePardaillan n’était plus. Les intolérables tortures qu’il enduraitdepuis bientôt deux semaines, quelque drogue infernale qu’on avaitréussi à lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine.Il n’était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près de ledevenir.

De l’homme fort, sain, vigoureux qu’il était, la faim, la soif,les abominables supplices qu’on lui infligeait avaient fait de luiun être faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n’était rien.Ce qui était le plus affreux, c’est que la drogue, l’horribledrogue, non contente de dévorer cette intelligence si lumineuse quiétait la sienne, de l’aventurier hardi, entreprenant, intrépide etvaillant, avait fait un être pusillanime qu’un rien effarouchait etqui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave, finissant dansla peau d’un lâche !… Quel triomphe pour Fausta !

En voyant cette faux qui l’avait frôlé de si près que c’étaitmiracle qu’elle ne l’eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan futsecoué d’un tremblement nerveux, et hagard, sans songer às’écarter, il cria : Ho ! en regardant la faux d’un airhébété. Au même instant, du côté opposé, il perçut le même bruitprécurseur d’une apparition nouvelle et il se replia, se tassa,avec une expression de terreur indicible, et un hurlement long,lugubre, pareil à celui d’un chien hurlant à la mort, jaillit deses lèvres crispées. Une nouvelle lame venait de jaillir de soncôté droit ; et, comme la première, il s’en fallait d’un filqu’elle ne l’eût atteint.

Un inappréciable instant, il resta ainsi entre ces deuxtranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareilsaux deux branches énormes de quelque fantastique et menaçantecisaille prête à se refermer et à le broyer. Et aussitôt, justeau-dessus de sa tête, une troisième faux parut, dont le tranchantplacé dans le sens vertical paraissait vouloir le couper en deux,de haut en bas.

Par quel miracle cette troisième faux l’avait-elle manqué dequelques lignes ? L’ancien Pardaillan n’eût pas manqué de seposer cette question dès la première apparition.

Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et enmême temps plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sansdoute par l’instinct de la conservation, il s’écarta précipitammentde l’infernale muraille. Et les deux faux horizontalesl’enserraient si étroitement que, dans le mouvement qu’il fit, iltaillada son pourpoint. Il eût pourtant cette suprême chance de nepas déchirer ses chairs en même temps.

Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta dese mettre hors d’atteinte et, accroupi au milieu du cachot, encontinuant d’émettre des gémissements, comme fasciné, il regardaitles trois faux d’un air stupide.

Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur lamême ligne, se mirent automatiquement en branle, se refermant àfond l’une sur l’autre, comme les deux branches d’une paire deciseaux. Puis elles s’ouvrirent, et ce fut alors la faux verticalequi s’abaissa pour se relever dès que les autres se rapprochaientpour se croiser.

Ce mouvement, commencé avec lenteur, s’accéléra insensiblement,acquit bien vite une certaine rapidité et la conserva sansdéfaillir, comme si les faux étaient actionnées par quelquemachine.

Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulierde trois monstrueux hachoirs, alternant, avec une précisionmécanique, à coups carrément rythmés, malgré leur rapidité. Etchaque fois qu’une des faux se fermait à fond où s’ouvrait toutegrande, cela produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclataitcomme le bruit d’une baguette frappant un tambour. En sorte que,avec la rapidité acquise, ces bruits, d’abord espacés, sechangèrent en un roulement continu qui remplit le cachot d’unbourdonnement sonore.

Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi,à côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et,comme la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et leroulement devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième etune cinquième série apparurent et se mirent en branle.

Alors, d’une extrémité à l’autre de la cloison diabolique,Pardaillan ne vit plus que l’éclat fulgurant de l’acier tombant etse relevant avec une rapidité prodigieuse. Il était interdit des’approcher de cette cloison, sous peine d’être happé par les fauxet haché menu comme chair à pâté. Et le roulement devintassourdissant.

Pardaillan, hors de l’atteinte des faux, ne pouvait détacher sesyeux exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plaintelugubre fusait de ses lèvres, sans répit.

Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le planchers’écrouler sous lui. Tout d’abord il crut s’être trompé. Il pensaque ce qu’il venait de percevoir n’était que l’effet d’unetrépidation produite par cet insupportable roulement qui devaitébranler toute la pièce.

La peur – car il avait une peur affreuse, peur de mourir hachépar ces horrifiantes lames, il avait peur, lui !Pardaillan ! – la peur, donc, lui donnait une lueur delucidité qui lui permettait d’observer et de raisonner.

Mais comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vitbientôt qu’il ne s’était pas, malheureusement, trompé. En effet, iln’y avait pas à en douter, le plancher s’inclinait dans ladirection de la machine à hacher.

C’était le nom que, d’instinct, il avait spontanément donné,dans son esprit, à cette effroyable invention. Il s’inclinait sibien, même, que sous chacun de ces groupes, qui était comme unepièce dont le tout constituait la machine, une quatrième fauxvenait d’apparaître.

La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait.Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges.Seulement, tandis que les trois faux primitives continuaient leurperpétuel mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile,paraissant attendre et guetter, sournoise et menaçante. Et lemouvement d’inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avecune régularité terrifiante.

Alors, Pardaillan remarqua ce qu’il n’avait pas encore remarquéjusque-là : que le plancher de son cachot paraissait être uneénorme plaque d’acier, lisse, glissante sans une rainure, sans unesoudure visibles, sans la moindre protubérance à quoi il eût pus’accrocher. Il se sentit doucement, mais irrésistiblement, glissersur ce plancher, et il comprit qu’il allait rouler infailliblementjusqu’à l’un de ces cinq hachoirs qui le mettrait en pièces.

Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sansnom qui lui rongeait le cerveau achevèrent l’œuvre dissolvante,poursuivie avec une ténacité féroce durant quinze jours de torturesvariées, longuement et froidement préméditées, accumulées avec unart diabolique et destinées à faire sombrer cette raison si solide,si lumineuse.

Le but visé par Fausta et d’Espinosa était atteint. Pardaillann’était plus.

C’était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé,écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d’une voixqui s’efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine àhacher, criait de toutes ses forces, déjà épuisées :

– Arrêtez !… Arrêtez !… Je ne veux pasmourir !… je ne veux pas !…

Mais on ne l’entendait pas sans doute. Ou peut-être l’implacablevolonté de l’inquisiteur avait-elle décidé de pousser l’expériencejusqu’au bout.

Car le plancher continuait de s’abaisser avec une régularitédésespérante. Maintenant, ce n’étaient plus cinq losanges, mais dixqui fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec lemême roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit detonnerre.

L’instinct de la conservation, si puissant, à défaut duraisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillandécouvrit l’unique chance qui lui restait de sauver cette vie àlaquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle était cettechance :

Ce plancher mobile était maintenu d’un côté par des charnièrespuissantes. Ces charnières n’étaient pas placées contre le mur quisoutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même.C’est-à-dire que, du côté opposé à la pente, on avait posé uneforte traverse de métal.

C’est sur cette traverse qu’étaient vissées les charnières. Sicette traverse avait eu quelques centimètres de plus dans salargeur, Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus etattendre aussi longtemps que ses forces le lui eussent permis.Malheureusement, la traverse était trop étroite. Mais s’il n’étaitpas possible de se poser là-dessus, on pouvait du moins s’yaccrocher et s’y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendupar le bout des doigts. Le fou – nous ne voyons pas d’autre nom àlui donner – avait vu cela.

C’était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplicede quelques secondes. Il était évident qu’il ne pourrait semaintenir longtemps dans cette position et même, en admettant quele mouvement de descente s’arrêtât, la pente était déjà assez raidepour rendre la chute inévitable.

Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolongerson agonie et désespérément, il s’accrocha à ce rebord sauveur. Ily gagna du moins qu’il ne vit plus les épouvantables hachoirs quiavaient le don de l’affoler.

Le plancher continuait sa descente. Bientôt, l’extrémitédescendante irait s’appuyer sur le sol de la pièce qui devait êtreau-dessous… en admettant qu’il y eût une pièce au-dessous. Sinon lapente se changerait insensiblement en ligne verticale et alors ceserait la chute dans quelque mystérieux abîme.

Maintenant, la cloison était tapissée du haut en bas et danstoute sa largeur de faux qui continuaient immuablement leurmouvement de hachoir et semblaient appeler la proie convoitée.

Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forcesl’abandonner de plus en plus ; ses doigts, gonflés parl’effort, s’engourdissaient ; la tête lui tournait et, malgréson état, il comprenait que bientôt, dans un instant, il lâcheraitprise, et ce serait fini : il roulerait là-bas se faire hacherpar la hideuse machine, qui semblait l’appeler de son ronronnementformidable.

Il râlait, et cependant son désir de vivre était siprodigieusement tenace qu’il trouvait encore, et malgré tout, laforce de crier presque sans discontinuer :

– Arrêtez ! Arrêtez !…

Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâchaprise. Il se maintint un instant de sa seule main droite. Lesdoigts de cette main, à leur tour, le trahirent un à un. Deuxdoigts seuls restèrent désespérément incrustés dans le métal etsupportèrent le poids de son corps un inappréciable instant.

Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine,un cri terrible, un cri de bête qu’on égorge jaillit de ses lèvrestuméfiées, et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui lesaisirent.

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