Les Amours du Chico

Chapitre 13LES AMOURS DU CHICO

Le couvent de San Pablo (disparu depuis longtemps), oùd’Espinosa avait donné l’ordre de conduire Pardaillan, était situési près de la place San Francisco qu’autant vaudrait dire qu’ildonnait sur cette place même.

En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pourainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu’on se battaittoujours sur la place, et un homme froid et méthodique, commed’Espinosa, ne pouvait commettre l’imprudence de faire traversercette place à son prisonnier en pareil moment.

Pardaillan était encadré de deux compagnies d’arquebusiers. Nonpas que le chevalier, ligoté comme il était, inspirât des craintesau grand inquisiteur. Mais précisément ces précautions, qui eussentpu paraître ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, sil’on songe que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir àpasser au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnierpouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons que d’Espinosatenait essentiellement à le garder vivant. Il pouvait encore – cequi eût été plus fâcheux encore – être délivré par les rebelles quipouvaient le prendre pour l’un des leurs. La nécessité d’uneimposante escorte se trouvait donc amplement justifiée.

Par surcroît de précautions, le chef de l’escorte fit faire à satroupe une infinité de détours par des petites rues quiavoisinaient la place, évitant avec soin toutes celles où ilpercevait les bruits de la bagarre. En outre, comme le chevalier,entravé par des liens très serrés, ne pouvait avancer qu’à toutpetits pas, il se trouva qu’il fallut une grande heure pour arriverà ce couvent San Pablo qu’on eût pu atteindre en quelquesminutes.

En ce qui concerne l’émeute, nous dirons qu’elle tournarapidement en lamentable échauffourée et qu’elle fut réprimée aveccette impitoyable cruauté que Philippe II savait montrer quand ilétait sûr d’avoir le dessus.

Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chefocculte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement et futnoyée dans le sang.

Les troupes dont elle disposait étaient nombreuses, bien armées,et bien organisées. À ces troupes disciplinées s’ajoutait la masseimposante du populaire qui sans savoir, suivait docilementl’impulsion qui lui était donnée.

Si Fausta avait poussé les choses, avec cette vigueur et cetterapidité d’action qu’elle montrait en de certaines circonstancesgraves, elle eût pu mettre les troupes royales en fâcheuse posture,obliger le roi et son ministre à compter avec elle et – quisait ? – avec un peu de décision, sans leur laisser le tempsde se reconnaître et de s’organiser, acculer le roi à uneabdication. C’eût été le triomphe complet, la réalisation assuréede ses rêves d’ambition.

Ce plan, qui consistait à pousser activement les événementsjusqu’au succès final, avait été primitivement le sien. Il pouvaitréussir. Malheureusement pour elle, Fausta devant les hésitationsdu Torero, de celui qui, pour elle, était le prince Carlos, Faustaavait commis la faute impardonnable de modifier son plan.

Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle résolu à luidonner son nom et à partager avec elle le trône pourvu qu’elle lehissât sur ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n’en eûtpas juré cependant. C’est alors qu’elle eut cette idée malheureuse,qui devait consommer la ruine de ses ambitions, de modifier sesidées premières.

Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et deconsommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait sespropositions ? Elle pensait bien que le prince ne pousseraitpas la folie jusque-là. C’était possible, après tout.Qu’arriverait-il alors ?

Ceci simplement : que n’ayant pas un prince royal espagnolà présenter aux mécontents, ses partisans auraient tôt fait de seséparer d’elle et de se retourner vers leur ancien roi, dansl’espoir de se faire pardonner leur trahison.

Il arriverait que le roi déchu se retrouverait comme parenchantement à la tête de partisans d’autant plus dévoués qu’ilsavaient plus à se faire pardonner, à la tête aussi de troupesnombreuses et aguerries, et que l’effort gigantesque qu’elle auraitfait deviendrait inutile et vain.

Non. Mieux valait n’agir qu’à bon escient et, puisqu’elle avaitun doute sur les intentions du prince, la prudence commandaitd’agir comme si elle ne devait pas compter sur lui.

Fallait-il renoncer ?

Non pas. Mais au lieu d’aller de l’avant et de s’engager à fond,il fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable et dequelles forces elle disposait. Nul doute que lorsqu’il aurait vu etcompris, il ne revînt humble et soumis. Alors il serait tempsd’entreprendre en toute assurance l’action définitive.

Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero futenlevé par ses partisans sans qu’il fût possible aux troupesroyales de l’approcher. Et l’émeute se déchaîna dans toute sonhorreur.

Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors leschefs du mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circulerl’ordre de la retraite et s’éclipsèrent bientôt, suivis de leurshommes.

Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que lebon populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cetteaffaire et qui – pour employer une expression de son cru – « yallait bon jeu bon argent ».

Alors aussi ce fut la boucherie pure et simple, car lesmalheureux n’avaient, pour la plupart, que quelques méchantscouteaux à opposer aux armes à feu des soldats et, pour cuirasses,que leur large poitrine.

Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement.C’étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quelétait ce prince Carlos qu’on acclamait. Ils ne savaient qu’unechose : on voulait leur enlever leur Torero et, par le Christcrucifié, cela ne se ferait pas.

Tout a une fin cependant. Bientôt ceux-là aussi apprirent que leTorero était sain et sauf, hors d’atteinte de la griffe royale quiavait voulu s’abattre sur lui. Comment ? Par qui ? peuimporte. Ils le surent, et dès lors il devenait inutile des’exposer plus longtemps.

Et ce fut la débandade générale et il ne resta plus sur la placeet dans les rues que les soldats triomphants… et aussi,hélas ! les cadavres qui jonchaient le sol et les blessés plusnombreux encore qu’on enlevait à la hâte.

Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couventSan Pablo. Et voici qu’au moment de franchir le seuil de sa prison,il aperçut là, au premier rang, qui ? le nain Chico enpersonne.

Mais dans quel état, grand Dieu !

Ah ! il était joli le somptueux costume flambant neufquelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l’avantageait sibien et qui lui avait valu auprès des nobles dames de la cour cemirifique succès qui avait paru si fort contrarier la gentillepetite Juana !

D’abord plus de toque empanachée et plus de manteau. Ensuite,fripés, déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avaitété un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chaussesresplendissantes. Et par-ci, par-là, des taches rouges quiressemblaient singulièrement à du sang.

Ah ! il était propre ! Et si la petite Juana l’avaitvu dans cet état, quelle réception elle lui eût fait, SainteVierge !

La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissaitnullement se soucier des détails de sa toilette. Haillons ousomptueux habits, il savait tout porter avec la même désinvoltefierté. Il se redressait tout comme il le faisait sur la pistelorsque les murmures d’admiration bourdonnaient autour de lui, etil ne perdait pas une ligne de sa taille d’homoncule.

Et puis, tiens ! s’il était si mal arrangé, lui le Chico,le seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissaitcomme un dieu, n’était guère mieux arrangé que lui, et de le voirainsi, entouré de gardes, ficelé comme un jambon, que c’en étaitune pitié, couvert de poussière et de sang, le pauvre Chico enétait tout saisi et il en eût pleuré de chagrin si son grand ami nelui avait appris précisément qu’un homme ne doit pas pleurer.

Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là ?Évidemment, sa petite taille l’avait utilement servi. Pourquoiétait-il là ? Pour Pardaillan. Celui-ci n’en douta pas un seulinstant.

Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur lesyeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait unepeine si sincère, une affection si ardente, un dévouement siabsolu, une si naïve admiration à le voir si fier au milieu de sesgardes qu’il paraissait diriger que ce grand sentimental qu’étaitle chevalier de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusementréconforté, et qu’il eut à l’adresse de son petit ami un de cessourires d’une si poignante douceur qui avaient le don debouleverser le petit paria.

Le premier mouvement de Pardaillan fut d’adresser quelques motsau nain. Mais il réfléchit que dans les circonstances présentes ilrisquait fort de le compromettre. Un mot de lui pouvait êtrefuneste à son petit ami. Il eut l’affreux courage des’abstenir.

Cependant, comme il avait la rage de s’oublier toujours poursonger aux autres, il aurait bien voulu savoir ce qu’était devenuson autre ami, don César, sur qui il s’était promis de veiller etpour qui il s’était si imprudemment exposé qu’il se trouvait pris.Il adressa donc, en passant, un regard d’une muette éloquence aunain attentif.

Le Chico n’était pas un sot. Il s’était senti largementrécompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitementcompris à quel mobile il obéissait en paraissant ne pas leconnaître. Seulement, tandis que Pardaillan se disait : Neperdons pas ce pauvre petit bougre par une marque de sympathie, lenain de son côté se disait : N’ayons pas l’air de leconnaître. Tiens ! on ne peut pas savoir, moi libre, jepourrai peut-être lui être utile.

Ainsi la même pensée de désintéressement se manifestait en mêmetemps chez ces deux hommes, véritables antithèses vivantes. Qu’onaille s’étonner, après cela, de la sympathie subite qui avaitattiré cette force qu’était Pardaillan vers cette faiblesse quereprésentait le Chico.

Donc le nain comprit parfaitement la signification du coup d’œilde Pardaillan qui criait :

– Don César est-il sauf ?

Dans le même langage muet il répondit à l’instant et il futcompris comme il avait compris lui-même.

La tête était la seule partie de son corps qu’il pouvait remuerà son aise, attendu qu’il n’avait pas été possible de l’enchaînercomme le reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par unimperceptible signe de tête et il passa de ce pas lourd, lent etmaladroit que lui imposaient ses entraves.

Il s’aperçut alors que le Chico, favorisé par l’exiguïté de sataille, se faufilait parmi les soldats, d’ailleurs indifférents,s’attachait obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sahauteur, comme s’il avait eu quelque chose à lui communiquer.

Si Pardaillan était la force et la bravoure personnifiées, ilétait aussi intelligence et la bonté. C’était un grand sentimentalet un solitaire, qui, sa vie durant, n’avait jamais compté que surlui-même pour se tirer d’affaire, et qui y avait bien réussijusque-là, donnant ainsi un éclatant démenti aux paroles del’Ecclésiaste : Vae soli ! C’était un simple quisuivait son chemin tout droit.

S’il rencontrait sur sa route un faible ou un malheureux, sonpremier mouvement était de lui tendre une main secourable, sans sesoucier des conséquences que ce geste pouvait avoir pour lui.

S’il rencontrait un fauve – et il en avait rencontré – il secontentait de s’écarter. Non par dédain ou prudence, mais parinsouciance. Si le fauve lui montrait les crocs, dame alors,Pardaillan exhibait les siens, et provoqué il ne lâchait plusprise. Si le fauve s’attaquait lâchement à plus faible que lui,Pardaillan n’attendait pas alors la provocation et ne savait pasrésister à la tentation de s’interposer, s’exposant lui-même pourdéfendre un inconnu.

Bien des gens réputés braves et raisonnables eussent estimé quec’était le moment ou jamais de s’écarter. Pardaillan pensaitautrement.

Ceci est pour dire que précisément parce qu’il avait consciencede sa force, précisément parce qu’il était toujours maître de luiet habitué à ne compter que sur lui, le grand sentimental qu’ilétait ne pouvait être insensible à une marque d’amitié ou dedévouement, bien qu’il eût une manière à lui de marquer sessentiments qui pouvait passer aux yeux de ceux qui ne leconnaissaient pas pour de la raideur et de l’orgueil.

L’humble geste de cette faiblesse, représentée par le nainChico, se dévouant naïvement à cette force, représentée parPardaillan, l’émut, le remua jusqu’au fond des entrailles.

Il remarqua alors que le nain serrait dans son poing crispé lemanche de sa minuscule dague et qu’il jetait sur les hommes de sonescorte des regards chargés de colère qui les eussentinfailliblement jetés bas s’ils avaient été des pistolets. Il neput s’empêcher de penser à part lui :

« Ah ! le brave petit homme. Si sa force égalait sabravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l’onfait jouer un si triste rôle ! »

Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitiésincère qui se manifestait en un moment si critique pour lui. Etson naturel railleur et enjoué reprenant le dessus, comme si lenain eût été à même de l’entendre, il ajoutait en jetant un coupd’œil narquois à la dague, guère plus grande qu’une aiguille àtricoter :

– Laisse ton aiguille ! Vois-tu, petit, ils sonttrop !

Ceci visait l’escorte formidable qui l’encadrait.

Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte ducouvent. Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante,sournoise par les guichets visibles ou dissimulés, humble par lacouleur neutre et effacée, arrogante et menaçante par les clous etles peintures et les innombrables verrous et serrures, et froide,triste, triste comme ces bâtiments d’aspect lugubre et sinistre,sans physionomie précise, caserne ou prison, temple ou géhenne, onne savait pas au juste, qu’on apercevait dominant les hautesmurailles blanches qui les ceinturaient.

On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec desgrincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes àl’aide de clés que le nain Chico eût eu bien de la peine àsoulever. Il y eut forcément un temps d’arrêt assez long.

Le Chico profita de cet instant, qu’il avait peut-être prévu,pour se livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne leperdait pas de vue, on le conçoit, comprit aisément et qui eût labonne fortune de passer inaperçue, les gardes du chevalier,satisfaits de voir leur corvée enfin terminée, plaisantant etbavardant entre eux.

– Je viendrai ici tous les jours, disaient les gestes dupetit homme.

Et les yeux de Pardaillan répondaient :

– Pourquoi faire ?

Un haussement d’épaules, des yeux levés au ciel, des mainsremontant jusqu’à la tête et retombant mollement,signifiaient :

– Est-ce qu’on peut savoir, tiens ! Vous serezpeut-être bien aise de communiquer avec le dehors.

Une moue accentuée, un hochement de tête, un regard circulairesur ses gardes, répondait :

– Heu ! Tu perdras ton temps. Je serai bien gardé,va !

Et le Chico d’insister :

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ? On peuttoujours essayer.

Et Pardaillan de répondre :

– Soit. J’accepte ton dévouement.

Et d’un sourire, il remerciait.

Maintenant, la porte était ouverte. Avant qu’elle se fermâtlourdement sur lui – peut-être pour toujours – il tourna unedernière fois la tête et adressa un dernier adieu au nain dont laphysionomie intelligente et mobile semblait lui crier :

– Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vousabandonnerai pas, moi, et, qui sait ? peut-être vous serai-jeutile.

Pardaillan disparut sous la voûte sombre ; les soldatsressortirent et s’éloignèrent allègrement, et le Chico demeuraseul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider à s’éloigner decette porte qui venait de se fermer sur le seul homme qui lui eûttémoigné un peu d’amitié et lui eût parlé comme on parle à unhomme, sur cet homme dont la parole chaude et colorée avait éveilléen lui tout un monde de sensations inconnues qui sommeillait sansqu’il s’en doutât.

Le soleil s’éteignait lentement à l’horizon ; bientôt sonorbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait aujour ; il n’y avait plus rien à espérer. Le Chico poussa ungros soupir et s’éloigna lentement, tristement, à regret.

Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser laville. Il ne remarqua pas que, hormis les patrouilles quisillonnaient les rues, il ne rencontrait aucun passant dans cesrues habituellement si animées à cette heure, où la fraîcheur dusoir qui tombait invitait les habitants à descendre respirer un peude cette fraîcheur vivifiante.

Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, lesportes verrouillées, les volets hermétiquement clos Il ne remarquarien. Il allait doucement, tout pensif, et parfois il sortait deson sein un parchemin qu’il considérait attentivement et leremettait vivement dans sa poitrine, comme s’il eût craint qu’on nele lui volât :

Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissaitattacher un grand prix, n’était autre que ce blanc-seing queCenturion avait obtenu de Barba-Roja et qu’il avait vendu àFausta.

On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans lecaveau truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsuledestinée à empoisonner l’air. En fouillant dans son sein pour yprendre l’étui contenant le poison qu’elle destinait à Pardaillan,elle avait laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.

Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier,et ne pouvant le lire dans l’obscurité, il l’avait passé à saceinture. Or, en rampant sur les dalles pour épier El Chico, lechevalier, sans s’en apercevoir, avait à son tour laissé tomber cepapier.

De retour à l’auberge de La Tour, il n’avaitplus pensé à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Lenain l’avait, à son tour, trouvé, et comme il savait lire, comme,dans son réduit, il avait de la lumière, il s’était rendu compte dela valeur de sa trouvaille et l’avait soigneusement mise de côté.Son intention était de remettre ce parchemin au seigneur français,à qui il appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait,mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements quis’étaient précipités l’avaient empêché de réaliser sonintention.

C’était donc ce blanc-seing que nous l’avons vu étudier dans larue. Que voulait-il en faire ? À vrai dire, il n’en savaitrien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait qu’il pourraitpeut-être s’en servir en faveur de Pardaillan. Mais comment ?C’est ce qu’il s’efforçait de trouver.

Une chose l’inquiétait : c’est qu’il n’était pas très sûrque sa trouvaille eût réellement la valeur qu’il lui attribuait.Nous avons dit qu’il savait lire et même écrire. Il faut entendrepar là qu’il pouvait annoncer péniblement et griffonner, encoreplus péniblement, les mots les plus usuels ; c’est tout.

Pour l’époque, c’était beaucoup, et il pouvait passer pour unsavant aux yeux de la masse des illettrés. Aujourd’hui un enfant desix à sept ans en sait davantage. On voit que tout est relatif.

Ce qu’il y a de certain, c’est que le Chico se rendaitparfaitement compte du peu de valeur de son instruction et n’avaitqu’une confiance très limitée en sa prétendue science. Quevoulez-vous, il n’était pas prétentieux ! Nous le savions déjàtimide, le voilà donc avec un défaut de plus. Ce n’est pas notrefaute s’il était ainsi et non autrement.

Donc, se méfiant de ses capacités, il n’était pas très sûr de lavaleur du document trouvé. Ah ! s’il avait été aussi savantque la petite Juana, laquelle, sur les tablettes qu’elle avait dansson cabinet de surveillance, savait résoudre les comptes les pluscompliqués, en moins de temps qu’il n’en faut pour vider un verrede bon vin !

Oui, s’il avait été aussi savant qu’elle, il eût été vite fixé.De là à se dire que la « petite maîtresse » pouvait seulele tirer d’embarras, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi.Il résolut donc d’aller soumettre le précieux parchemin à lacompétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu’il enétait au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin del’auberge de La Tour.

Notez que Juana l’avait chassé et que son splendide costumeétait en loques. Deux raisons qui l’eussent fait reculer en touteautre circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s’ilosait se présenter devant elle sans avoir été mandé ? Quelaccueil, surtout, s’il se présentait ainsi ? Il n’y pensa pasun seul instant. Il s’agissait peut-être du salut de son grand ami,ceci primait toute autre considération, et il se mit résolument enroute.

Il trouva l’auberge à peu près vide de clients, et cela n’étaitpas fait pour le surprendre après les événements sanglants del’après-midi. Les quelques personnes attablées étaient desmilitaires qui, pour la plupart, ne faisaient qu’entrer serafraîchir et s’en allaient aussitôt.

La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à lacuisine, et qui était comme le bureau de l’hôtellerie. Elle avait,naturellement, gardé la superbe toilette qu’elle avait endosséepour aller à la corrida, et ainsi parée, elle était séduisante aupossible, jolie à damner un saint, fraîche comme une rose à peineéclose, et dans son riche et élégant costume qui lui seyait à raviron eût dit une marquise déguisée.

En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, leChico sentit son cœur battre la chamade, ses yeux brillèrent deplaisir et une bouffée de sang lui monta au visage.

Mais il n’était pas venu pour la bagatelle et le petit homme eutle courage de refouler la tentation qui l’agrippait. Résolu à nes’occuper que de choses graves, à ne songer qu’à son ami, il arrivaceci, qu’il n’aurait jamais prévu : c’est qu’il se présentaavec une assurance qu’elle ne lui avait jamais vue.

Nous n’oserions pas jurer que la mignonne Juana n’avait pasescompté un peu cette visite de son timide amoureux. Il est même àprésumer que c’est dans cette attente qu’elle avait décidé degarder la magnifique toilette qui la faisait si adorable, et quiétait digne, en tous points, de rivaliser avec le superbe costumedu Chico.

Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisteraitpas au désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arrangerd’avance la réception qu’elle lui ferait.

On conçoit combien l’attitude si nouvelle et si imprévue dupetit homme la piqua au vif. La fine mouche avait cependantremarqué sa rougeur et l’éclat soudain de son regard quand ill’avait aperçue. Mais qu’était-ce que cela comparé à seshabituelles adulations ?

Le Chico, comme tous les Espagnols, avait le complimentfacilement hyperbolique quand il s’agissait de celle qu’il aimait.Avec cette poésie naturelle qu’il ne soupçonnait pas, il avait sutrouver les mots tendres et câlins qui bercent autant que descaresses. Il avait toujours pour elle, de ces attentions délicatesqui ne la laissaient jamais indifférente, bien que, par habitudecontractée de longue date, elle affectât d’accueillir le tout avecdes airs de petite souveraine qui l’intimidaient toujours unpeu.

Cette fois-ci, rien de tout cela. Pas un mot aimable, pas uncompliment, à peine un coup d’œil distrait à sa plus belletoilette. Et cette froide assurance qu’elle ne lui connaissaitpas ?…

Quoi ! était-elle devenue subitement affreuse ? Oubien, grisé par le succès qu’il avait remporté auprès des noblesdames, le Chico, se prenant pour un personnage important,faisait-il fi d’elle ? Son dépit était si violent qu’elle enaurait pleuré… si elle n’avait craint de redoubler son orgueil enparaissant attacher tant de prix à ses attentions.

Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacherses impressions, si bien qu’il ne soupçonna rien de ce qui sepassait en elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de sonton le plus grondeur qu’elle lança :

– Comment oses-tu reparaître ici quand je t’aichassé ? Et dans quel état encore, Vierge sainte !N’es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant moi ?Non ! tu ignores la honte, tu ne connais quel’impudence !

Pour la première fois de sa vie le Chico accueillit cetteviolente sortie avec une indifférence qui accrut son indignation.Il ne rougit pas, il ne baissa pas la tête, il ne s’excusa pas. Illa regarda tranquillement en face et, comme s’il n’avait pasentendu, il dit simplement et très doucement :

– J’ai besoin de t’entretenir de choses sérieuses.

La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sapoupée. Où prenait-il cette tranquille audace ? La vérité estque le Chico n’avait pas conscience de son audace. Il ne songeaitqu’à Pardaillan et tout s’effaçait devant cette pensée. Ce qu’elleprenait pour de l’audace n’était que de la distraction. Ilentendait vaguement ce qu’elle disait, mais il pensait à touteautre chose, il ne saisissait qu’imparfaitement le sens de sesparoles qui, dès lors, perdaient toute leur portée.

Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu’elle avait vudu premier coup d’œil et s’écria :

– Mais tu es couvert de sang ! Tu t’es doncbattu ?

– Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville ?

– Comment ne le saurais-je pas ? On dit qu’il y a eurébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts par milliers…du moins l’ai-je entendu dire aux rares clients que nous avons eusen ce jour de malheur.

Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion devoix dont il ne perçut pas la tendresse :

– Tu es donc blessé ?

– Non. J’ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-jebien quelque écorchure par-ci, par-là, mais ce n’est rien. Ce sangn’est pas le mien. C’est celui des malheureux que j’ai vu tuerdevant moi.

Dès l’instant qu’il n’était pas blessé, elle reprit son airgrondeur et dit :

– C’est là que tu t’es fait arranger de la sorte ?Qu’avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre ?

– Il le fallait bien.

– Pourquoi le fallait-il ? Et quand je pense que jesuis allée à cette course et que je serais peut-être morte àl’heure qu’il est si j’étais restée jusqu’à la fin !

Ce fut à son tour de pâlir de crainte :

– Tu es allée à la course ?

– Hé oui ! Heureusement la Vierge me protégeait sansdoute, car une subite indisposition de Barbara, qui m’accompagnait,m’a fait quitter la plaza après que le sire de Pardaillan eût sibrillamment dagué le taureau. Aussi demain irai-je faire brûler uncierge à la chapelle de Notre-Dame la Vierge !

Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au mondeelle n’eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu’ellel’avait vu dans son triomphe et que c’était ce qui l’avait faitquitter sa place.

Lui ne vit qu’une chose : c’est que, par bonheur, elleavait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver dans lamêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir quelque coup mortel.

– Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. Onvoulait assassiner le Torero. C’est pour lui qu’on s’est battu.Heureusement ses partisans l’ont enlevé, et maintenant, bien caché,il est hors de l’atteinte de ses ennemis.

– Sainte Vierge ! que me dis-tu là ? fit-elle,vivement intéressée.

– Ce n’est pas tout. La rébellion dont tu as entenduparler, c’était en faveur de don César. On dit qu’il est le fils duroi ; c’est lui qui est, paraît-il, le légitime infant etc’est lui qu’on voulait placer sur le trône à la place de son père,le roi Philippe, lui qu’on acclamait sous le nom de roi Carlos.

Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout deconnaître personnellement un homme qu’on prétendait fils duroi.

Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit,et joignant ses petites mains :

– Don César, fils du roi ! s’exclamait-elle. Eh bien,à dire vrai, cela ne m’étonne pas. J’ai toujours pensé qu’il devaitêtre de très haute naissance. Tout de même je n’aurais pas cruqu’il fût de sang royal. Et tu dis qu’il est l’infantlégitime ? Qui donc osait attenter à sa vie ?

– Le roi… son père, dit le Chico en baissant la voix.

– Son père ! Est-ce possible ? fit-elleincrédule. Il ne savait pas, sans doute.

– Il savait, au contraire. C’est même pour cela qu’ilvoulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moije le sais. Il y a bien des choses que je sais, tiens ! etpersonne ne s’en doute.

– Mais pourquoi ? C’est horrible, cela, qu’un pèreveuille faire tuer son fils !

– Ah ! voilà ! Ceci, c’est ce qu’on appelle« la raison d’État ». Je sais cela aussi.

Malgré elle, elle eut un coup d’œil admiratif à l’adresse dupetit homme. C’est vrai, tout de même, qu’il savait des choses quenul ne soupçonnait. Comment s’arrangeait-il pour savoir ?

Il reprit, très sérieux :

– Je servais de pago à don César dans sa course. Tu n’aspas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous sommes entrés surla piste.

Elle savait très bien. Elle l’avait très bien vu. N’importe,elle feignit d’être surprise. Lui continua :

– Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Jel’ai suivi. C’est là que j’ai été si mal arrangé.

Et avec un soupir de regret :

– J’avais un si beau costume… tout neuf. Si tu m’avaisvu ! Regarde donc dans quel état on l’a mis.

Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plusêtre question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant sonmaître, le petit homme ; c’était bien.

– Ce n’est pas tout, reprit tristement le Chico. J’aiencore une nouvelle à t’apprendre… une mauvaise nouvelle,Juana.

– Parle… Tu me fais frémir.

Il disait cela pour la préparer doucement et elle ne soupçonnaitpas où il voulait en venir. Alors il lâchaprécipitamment :

– On a arrêté le sire de Pardaillan.

Il était persuadé qu’elle allait s’effondrer à cette nouvelle.Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta.Oh ! évidemment elle parut affectée, mais enfin ce n’était pasle désespoir auquel il s’attendait. Voyant qu’elle se taisait, ildit doucement :

– Tu as du chagrin ?

– Oui, dit-elle simplement.

– Tu l’aimes toujours ?

Elle le considéra avec un étonnement qui n’était pas joué.

– Oui, dit-elle, je l’aime, mais pas comme tu penses.

– Oh ! fit-il tout saisi, pourtant tu m’as dit…

– J’aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme unbon et brave gentilhomme qu’il est. Je l’aime comme un frère aîné,mais pas plus. N’oublie pas cela, Chico. Ne l’oublie plusjamais.

– Tiens ! fit-il rayonnant, et moi qui mefigurais…

– Encore ! dit-elle avec un commencement d’impatience.Comment faut-il donc te dire les choses pour que tu lescomprennes ?

Il se mit à rire de bon cœur. Il eût été complètement heureuxs’il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit :

– Oh ! je comprends va. Alors, si tu aimes le seigneurde Pardaillan comme un frère, tu voudras bien m’aider à le tirer desa prison.

– De tout mon cœur, fit-elle spontanément.

– Bon ; c’est l’essentiel.

– Mais pourquoi l’a-t-on arrêté ? Comment ?

– Pourquoi ? Je n’en sais rien. Comment ? Je lesais. J’étais là, j’ai tout vu. Je l’ai suivi, lui aussi, jusqu’àsa prison. On l’a enfermé au couvent San Pablo.

– Tu l’as suivi ! Pourquoi faire ?

– Pour savoir où on l’enfermait, tiens ! Pour tâcherde le délivrer.

– Tu veux le délivrer ? Toi ? Tu l’aimesdonc ?

– Oui, je l’aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi,c’est plus que le Seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte àgoutte pour le tirer des griffes qui l’ont frappé. C’est que tu nesais pas, Juana, quel homme c’est. Si tu les avais vus !Sais-tu combien ils se sont mis pour l’arrêter ? Descompagnies et des compagnies. Partout il y en avait et ils étaienttous là pour lui. Et Mgr d’Espinosa aussi, et la princesseétrangère aussi, que j’ai bien reconnue, malgré qu’elle eût prisdes habits d’homme. Ils étaient mille peut-être pour l’arrêter, luitout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé, à coups depoing. Si tu avais vu !… Et ils l’ont pris et ils l’ontenchaîné. Et même tout enchaîné, incapable de faire un mouvement,tant ils l’avaient ligoté des pieds à la tête, même réduit àl’impuissance, il leur faisait peur. Ils en avaient peur, je tedis !

Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement,parlait, parlait sans s’arrêter, et s’enthousiasmait et s’exaltait.Et ce n’était pas à son sujet, à elle, qui, jusqu’à ce jour, avaitété l’unique et constante préoccupation du petit homme, elle lesavait bien. Aussi la petite Juana allait de surprise ensurprise.

Décidément, il y avait quelque chose de changé chez sa poupée,et elle se demandait, non sans inquiétude, jusqu’où il irait etquelle nouvelle surprise déconcertante il lui réservait.

Et elle récapitulait dans son esprit : le Chico, si timide,s’était présenté devant elle avec une impudente audace ; lui,si sensible à tout ce qui lui venait d’elle, il avait accueilli sesreproches avec la plus complète indifférence ; lui qui n’avaitd’yeux que pour elle, qui la comblait de délicates prévenances, luiqu’elle croyait si passionnément épris, il n’avait pas eu le pluspetit mot aimable, pas la plus petite attention, et c’est à peines’il avait daigné l’honorer d’un coup d’œil distrait.

C’était à croire qu’elle n’existait plus pour lui. C’étaitl’abomination, la désolation, l’immolation, la fin des fins,quoi ! À qui se fier, bonne Vierge ! après pareilletrahison !

Pour l’amener à se départir de cette inconvenable froideur, elleavait mis en œuvre tout l’arsenal compliqué et redoutable de sespetites ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recoursaux mille et un stratagèmes, qui, d’ordinaire, lui réussissaient sibien : attitudes penchées, regards provocants ou alanguis,gestes lents et câlins de ses mains fines et blanches, grâcesmutines, sourires ensorceleurs. Tout cela en pure perte.

D’un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans sescheveux. Elle avait joué distraitement avec, l’avait portée, àdifférentes reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer leparfum, et finalement l’avait laissée tomber… par mégarde. Iln’avait pas bronché. Naïvement, elle pensa qu’il ne voyaitpeut-être pas la fleur qu’elle lui jetait.

Sans en avoir l’air, elle l’avait poussée du bout du piedjusqu’à ce qu’elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois,n’eût pas manqué d’implorer la faveur d’emporter cette fleur, ouqui l’eût sournoisement ramassée et cachée précieusement dans sonsein, il l’avait laissée où elle l’avait poussée. Assurément, c’estqu’il ne voulait pas la ramasser, le mécréant ! Quellehumiliation !

Il avait un culte spécial pour le pied d’enfant de sa petitemaîtresse. Il aimait à s’accroupir devant elle et, tabouret vivant,il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis qu’elle babillait,il écoutait gravement, les caressant doucement, en des gestesfrôleurs, avec l’appréhension vague de les abîmer, et quelquefoisil s’oubliait jusqu’à poser dévotement ses lèvres dessus, au hasardde la rencontre.

Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes,elle stimulait sa timidité naturelle, afin de l’amener, sans enavoir l’air, à ce jeu qu’elle partageait avec un plaisir réel,quoique dissimulé, très sensible qu’elle était, sous son apparenceindifférente, à cette adoration spéciale.

C’est que, sans le vouloir et sans le savoir, c’était elle-mêmequi avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-êtrebizarre, trouvera-t-on, et qui l’avait entretenu et cultivé aupoint d’en faire une passion.

En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais ellen’eût pas été l’Andalouse de pure race qu’elle était, si ellen’avait eu par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-ondire, de son pied, réellement très petit, très joli.

Ce faible marqué pour ses extrémités, elle le lui avait faitpartager. Dès lors, elle ne pouvait être que satisfaite de le voirrenchérir sur elle-même.

Ceci fera peut-être sourire le lecteur.

En notre siècle de prosaïsme, de concurrence vitale effrénée,d’activité intense, on a quelque peu perdu le culte de la femme etde tout ce qui fait sa beauté. Ils sont rares, aujourd’hui, ceuxqui savent apprécier en connaisseurs les charmes de la femme etpour qui la vue d’un joli pied, finement chaussé, est un véritablerégal des yeux.

Autrefois, on ignorait la vapeur et les aéroplanes. On avait letemps de détailler et de savourer en fin gourmet tout ce que la vienous offre de bon et de beau.

Remarquez, lecteur, que nous ne critiquons pas. Nous constatons,voilà tout.

En Espagne, surtout, où, il n’y a pas bien longtemps encore, onpouvait voir, en pleine rue, le galant étaler, en un geste large,sa mante à terre devant l’amoureuse de son choix, et celle-ci,légère et pimpante, reins cambrés, souriante et gracieuse, mollettendu, cheville fine et dégagée, fouler de son pied mignon le tapisimprovisé. Après quoi, le majo se drapait fièrement danssa mante, étalant avec orgueil aux yeux de tous la trace trèsapparente des pas de la salada, non sans avoir, aupréalable, baisé cette trace à pleines lèvres.

Quoi qu’il en soit, faible prononcé, vice ou passion, quel quesoit le nom qu’on voudra donner à cette coquetterie spéciale, lapetite Juana l’avait au plus haut point et l’avait fait partager auChico, qui l’avait si bien adoptée que, sur ce point, il semontrait plus intransigeant, plus ardent, plus admiratif, plusdifficile et plus coquet qu’elle encore, ce qui n’était pas peudire.

Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recoursà ce suprême moyen qu’elle avait tout lieu de croire infaillible,et ses jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soiebrodée, comme en portaient les grandes dames, ses petits pieds àl’aise dans de mignons et minuscules souliers de satin, s’étaientmis à s’agiter et se trémousser, s’efforçant d’attirer à euxl’attention du récalcitrant. Et comme il ne paraissait pas voir,elle s’était décidée à repousser petit à petit le tabouret surlequel elle posait ses pieds.

Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable detabouret. N’importe, elle avait réussi à le pousser si bien quetoute petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt lesjambes pendantes sans un point d’appui où poser ses extrémités.Elle espérait ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.

En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiterde l’aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, etil sut résister héroïquement à la tentation.

Hélas ! une fois de plus la petite Juana échouapiteusement. Elle dut, puisque décidément il se montrait rebelle àtoute tentative détournée, se résigner à recourir à la provocationdirecte, et d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme etindifférente, sur un ton qu’elle croyait propre à le piquer, elledit :

– Es-tu distrait à ce point, ou te soucies-tu si peu de moique tu ne vois point que me voici les jambes ballantes, sans lemoindre appui où poser mes pieds ?

Ceci, manifestement, voulait dire : Niais !qu’attends-tu pour prendre la place du tabouret que j’airejeté ? Et comme si ce n’était pas assez qu’elle eût étécontrainte à cette humiliation, voici que, suprême humiliation, leChico, au lieu de profiter de l’invitation directe, se contentaitde remettre sous ses pieds le lourd tabouret de bois qu’elles’était donné tant de peine à repousser.

Et comme s’il eût voulu bien marquer son intention d’êtreinaccessible à toute tentation et de rester de glace, il se hissasur un escabeau placé assez loin d’elle.

À ce dernier et insupportable outrage, Juana faillit se livrer àun des gros accès de colère qui s’emparaient d’elle quand il lacontrariait ou qu’elle ne parvenait pas à lui faire deviner etexécuter ce qu’elle désirait et n’osait demander ouvertement. Ellefaillit le chasser, le battre, l’égratigner, pour le punir de soninsolente froideur.

Mais elle réfléchit que, dans l’état d’esprit où elle le voyait,il était capable de se fâcher à son tour pour la première fois desa vie. Non pas qu’elle eût peur de lui, mais c’est qu’elle tenaità connaître les détails des importantes nouvelles qu’il apportait,et si elle le rudoyait, dame ! elle courait le risque de nerien savoir. La curiosité, plus forte que le dépit, lui conseilladonc de garder une attitude calme et digne et de paraître ne pasavoir été touchée par l’affront ; car pour elle c’était unaffront sanglant qu’il venait de lui faire.

Et c’était à ce moment-là que le Chico, si peu bavardd’habitude, ne tarissait pas de s’émerveiller sur le compte du sirede Pardaillan, son grand ami, pour qui il délaissait et paraissaitdédaigner celle qui, jusqu’à ce jour, avait seule existé pourlui.

Or, comme il s’agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savaitplus si elle devait s’indigner du changement d’attitude du nain ousi elle devait s’en montrer ravie. Elle ne savait plus si elledevait le féliciter ou l’accabler de reproches et d’injures.

En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avaitaccueilli la nouvelle de l’arrestation de Pardaillan, si le Chicoavait été moins préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine etl’éclat trop brillant de ses yeux.

Est-ce à dire qu’elle aimait Pardaillan ? Peut-être, toutau fond de son cœur, gardait-elle encore un sentiment très tendrepour lui ? Peut-être ! Ce qu’il y a de certain, c’estque, après l’entretien mystérieux qu’elle avait eu avec lechevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amourromanesque.

Très sincèrement encore, sous l’influence des conseilsfraternels de Pardaillan, elle s’était tournée vers le Chico, avecl’espoir de trouver en lui ce bonheur qu’elle savait insaisissableet impossible avec l’autre.

Ce qui est non moins certains, c’est que, en laissant toutsentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférenteau sort de Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avaitdit au Chico qu’elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.

Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée àtenter l’impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour lesecourir. Et c’était encore une chose admirable que Pardaillan, surqui s’acharnaient les forces coalisées des plus puissants duroyaume à commencer par le roi, ne devait trouver, pours’intéresser à son sort, pour s’ingénier à le tirer des serrespuissantes qui l’avaient saisi, prêts à faire le sacrifice de leurvie, que ces deux faiblesses représentées par une miniature d’hommeet une fillette frêle et mignonne habituée à être choyée et adulée.C’était admirable et touchant.

Malheureusement, ceci se produisait à un moment qui pouvait êtrefuneste au Chico et à Juana. Tous deux couraient le risque d’êtrevictimes d’un malentendu sentimental.

Pour le Chico, les entretiens qu’il avait eus avec Pardaillanavaient complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait faitde lui le complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamaisqu’une petite amie pour le chevalier. S’il avait gardé le moindredoute à cet égard, les paroles de Juana lui disant qu’elleconsidérait Pardaillan comme un frère eussent fait tomber cedoute.

Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu’ilavait accoutumé d’entendre sur son compte, vivant sans cesse dansla solitude, il s’exagérait outre mesure son inférioritéphysique.

Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n’étaitpas parvenu à l’ébranler. Il restait immuablement convaincu quejamais aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, nevoudrait de lui pour époux.

Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu’il osâtavouer son amour, il eût fallu qu’il fût sur le pointd’expirer ; ou bien que Juana elle-même, renversant les rôles,parlât la première. Mais ceci n’arriverait jamais, n’est-cepas ? Il savait bien que Juana ne l’aimait que comme un frère.Celui qu’elle aimait, quoi qu’elle en dît, c’était Pardaillan.

De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elledevait savoir, elle, qu’elle ne serait jamais à Pardaillan. Cen’était pas au moment où il pensait qu’elle devait éprouver unepeine affreuse qu’il trouverait le courage de dire ce qu’il n’avaitjamais osé dire jusqu’à ce jour. De là cette réserve excessive queJuana prenait pour de la froideur et de l’indifférence.

D’autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner sonamour était de ne paraître s’occuper que de Pardaillan, à qui, sansnul doute, elle pensait exclusivement. Et comme sur ce point ilétait en outre poussé par son amitié ardente, il n’avait pasbeaucoup de peine à rester dans le rôle qu’il s’était dicté. De làson insistance à ne parler que de Pardaillan, insistance quiexaspérait la jeune fille, malgré ses sentiments. De là cetteassurance qu’il prenait pour de l’audace.

Du côté de Juana les choses s’embrouillaient davantage en cesens que, femme, elle était plus complexe, accessible à dessentiments contradictoires qu’elle-même ne parvenait pas àconcilier, qui la tiraillaient en des sens opposés, sans qu’il luifût possible de prendre une détermination ferme, attendu qu’elle nese rendait pas parfaitement compte de ce qu’elle éprouvait et nesavait pas au juste ce qu’elle voulait.

Nous avons expliqué dans un précédent chapitre que son cœurhésitait entre Pardaillan et le Chico. L’entretien qu’elle avait euavec Pardaillan avait fait pencher la balance en faveur de sonpetit compagnon d’enfance.

Consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan, ramenéeau sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes, éclairéepar la logique d’un raisonnement serré, elle avait compris qu’illui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pourPardaillan n’avait pas encore des racines telles qu’elle ne pûtl’extirper sans trop de douleur. Elle s’était résignée.

Forcément elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devaitd’autant plus que Pardaillan, qu’elle admirait déjà, par quelquesconfidences discrètes et avec ce tact qu’il puisait dans la bontéde son cœur, avait su lui imposer un sentiment respectueux qu’elleignorait avant.

Or, Pardaillan, qu’elle respectait et admirait, lui avait dit leplus grand bien du Chico. Or, elle savait qu’un tel hommen’adressait pas un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceciil était résulté que si Pardaillan avait gagné son respect, lesaffaires amoureuses du nain, grâce à lui, avaient fait un progrèsconsidérable.

En réalité, elle aimait le nain plus qu’elle ne le croyait. Maisson amour n’était pas encore assez violent pour l’amener à fouleraux pieds la pudeur de la jeune fille en la faisant parler lapremière. Mettre tout en œuvre pour lui arracher sa timidité, oui.Parler elle-même, cela non, elle ne le pouvait pas… pas encore dumoins.

Or, avec un timide de la force du Chico, elle n’avait pasd’autre alternative pour liquider la question. S’il avait fait unepartie du chemin, s’il l’avait bercée de mots doux comme il entrouvait parfois, s’il avait eu cette attitude et ces caresseschastes qui troublent néanmoins, peut-être il eût pu l’affoler aupoint de lui faire oublier sa retenue.

Mais voilà que par malheur le Chico s’avisait, bien mal àpropos, de résister à toutes ses avances et de se tenir sur uneréserve qui pouvait lui paraître de la froideur. Alors qu’elle eûtvoulu ne parler que d’eux-mêmes, voilà qu’il ne parlait, lui, quede Pardaillan. C’était désespérant : elle l’eût battu si ellene se fût retenue.

Notez que si le petit homme avait paru oublier Pardaillan pourne songer qu’à lui-même, il eût obtenu probablement ce mêmerésultat de l’exaspérer. Alors ? direz-vous. Alors ceci prouveque lorsque l’amour est en jeu, il n’y a pas à finasser, ni àraisonner. Il n’y a qu’à suivre les impulsions de son cœur. Sil’amour est vraiment fort et sincère, il trouvera toujours moyen detriompher.

Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calculd’aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé, sans lechercher, le meilleur moyen de forcer le cœur de celle qui, de soncôté, sans s’en douter assurément l’aimait peut-être autant qu’elleen était aimée.

Peut-on jamais savoir avec les femmes, surtout quand elless’avisent, comme la petite Juana, de vouloir jouer au plus fin avecl’amour ! Il arrive toujours un moment où elles sont les pluspunies de leur inutile malice.

Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres,Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu’ilplaisait au Chico de lui imposer, espérant bien se rattraper aprèset reprendre, avec succès, elle l’espérait, ses efforts interrompuspour l’amener à se déclarer.

Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu’elleavait qu’il ne serait question que de Pardaillan, jointe à lavolonté bien arrêtée de le sauver, si c’était possible, aidèrentpuissamment à la faire patienter. Mais il fallait bien que ce fûtpour Pardaillan, et le sacrifice qu’elle faisait était en sommeméritoire.

– Seigneur Dieu ! dit-elle, avec une pointed’amertume, comme tu en parles ! Que t’a-t-il donc fait que tului es si dévoué ?

– Il m’a dit des choses… des choses que personne ne m’avaitjamais dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même,Juana, n’es-tu pas résolue à le soustraire au supplice quil’attend ?

– Oui, bien, et de tout mon cœur. Je te l’ai dit.

– Tu sais qu’il pourrait nous en cuire de mettre ainsinotre nez dans les affaires d’État. Le moins qui pourrait nousarriver serait d’être pendu haut et court. C’est une grâce quenotre sire le roi n’accorde pas facilement. Et je crois bien quenous ferions préalablement connaissance avec la torture.

Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le luidisait-il ? Pour l’effrayer ? Pour la fairereculer ? Non, car il était bien résolu à se passer d’elle età ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même latorture pour son ami. Mais l’imposer à elle, la voir mourir !Allons donc ! Est-ce que c’était possible, cela !

Tout ce qu’il voulait d’elle, c’était d’être renseigné sur lavaleur de sa trouvaille. S’il lui avait fait entrevoir les suitesprobables de leur ingérence dans les affaires de l’État, comme ildisait, c’était pour peser en quelque sorte son dévouement à elle,et régler le sien propre.

Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu’elleconnut la valeur exacte du sacrifice qu’il faisait. Il n’avait quevingt ans, il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Ets’il en faisait l’abandon, de cette vie, il tenait à ce qu’ellen’ignorât pas qu’il l’avait fait à bon escient.

Il était si petit, elle était depuis si longtemps habituée à leconsidérer comme un enfant que cette idée pouvait lui venir decroire qu’il avait agi sans discernement et que s’il avait su àquoi il s’exposait, il se serait certainement abstenu. Cette idéeque sa mort pouvait passer pour le fait d’une inconséquence luiétait insupportable.

Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n’avait puréprimer un long frisson. Dame ! qu’on se mette à saplace ! Elle était à l’aube de la vie. Elle ne connaissaitrien. En dehors de sa maison, qui était son domaine à elle, elleignorait le reste de l’univers.

En dehors de son père, du Chico et de ses serviteurs qui étaientses seuls amis, elle ne connaissait personne. Mais le peu qu’ellesavait de la vie n’était pas si dédaignable et, à tout prendre, sonpère, notable bourgeois, avait su mettre de côté de quoi luiassurer sa vie durant une aisance large qui à l’époque pouvaitpasser pour de l’opulence. Quitter tout cela pour un homme qu’elleconnaissait depuis quelques jours était bien fait pour donner àréfléchir.

Mais tout se tient et s’enchaîne et tout n’est qu’entraînement.Peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âmevaillante ? Peut-être le romanesque relevé par un dangermortel avait-il un attrait particulier pour elle ?

Peut-être aussi l’aventure périlleuse à tenter seprésentait-elle à une heure où elle était dans l’état d’espritqu’il fallait pour la lui faire accepter ? Nous pencherionsplutôt pour cette raison.

En réalité l’amour était apparu à son cœur vierge sous lesapparences de deux hommes qui étaient deux antithèsesvivantes : Pardaillan qui, au moral sinon au physique, luiapparaissait comme un géant, et le Chico qui, au physique comme aumoral, était une réduction d’homme infiniment gracieuse.

Longtemps elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée parla force de l’un presque autant que sollicitée par la faiblesse del’autre. Brusquement, raisonnée par l’un au profit de l’autre, elles’était décidée à choisir. Et voici que maintenant que son choixétait fait en faveur du plus faible, elle se trouvait menacée deles perdre tous les deux à la fois.

Celui qui n’avait pas voulu d’elle, condamné par un pouvoirredoutable entre tous : l’Inquisition. Celui qu’elle avaitaccepté, ne pouvant avoir l’autre, se dévouant inutilement au salutdu premier. Tout l’univers pour elle se résumait en ces deuxhommes. Eux morts, que ferait-elle dans la vie ?

Ne valait-il pas mieux qu’elle partît avec eux ? N’ayant puêtre ni à l’un ni à l’autre, ils seraient unis tous trois dans lamort. Voilà ce que se dit la petite Juana.

Si nous passons à la question d’entraînement dont nous parlonsplus haut, nous voyons qu’il se trouva que l’attitude du Chico pesafortement sur sa décision. Pour elle, comme pour tout le monde,demeuré enfant par la taille, le nain devait être resté enfant parla force physique et par le moral.

Et voici que tout à coup il se révélait à elle comme un vraihomme, sinon par la taille et la force, du moins par le cœur, parle courage et par le sang-froid.

Le Chico s’ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner.Il avait fallu pour cela l’œil pénétrant de Pardaillan.

Le petit homme ne s’était pas rendu compte de la froideintrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort qui pouvaitêtre le sien s’il se lançait dans l’aventure qu’il méditait.

Comme il n’était pas sot, il raisonnait avec une logique serréeque lui eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D’ailleurs,dans cette existence de solitaire qu’il menait depuis de longuesannées, il avait contracté l’habitude de réfléchir longuement et dene parler et d’agir qu’à bon escient.

Pour lui, la question était très simple : il l’avait assezméditée… Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plusformidable qui existât. Évidemment lui, pauvre, solitaire, faible,d’intelligence médiocre – c’est lui qui parle – ne disposantd’aucune aide, d’aucune ressource, il serait infailliblement battu.Or, la partie perdue pour lui, c’était sa tête qui tombait.Tiens ! ce n’était pas difficile à comprendre cela !

Tout se résumait donc à ceci : fallait-il risquer sa têtepour une chance infime ? Oui ou non ? Il avait décidé quece serait oui. Partant, il avait fait le sacrifice de sa vie et sejugeait condamné.

Il aurait été bien embarrassé de dire si c’était de la bravoureou non. Les choses étaient ainsi et non autrement, et puisqu’ildécidait de tenter l’aventure, il lui paraissait logique d’enenvisager les conséquences.

Ainsi avait-il fait, et c’est ce qui lui avait permis de parleravec cette tranquillité qui avait si fort impressionné sa petiteamie.

Si le Chico n’avait pas conscience de son héroïsme, Juana, enrevanche, s’en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sousun jour qui lui était complètement méconnu.

Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé detourner au gré de son humeur avait disparu. Disparu aussi l’enfantqu’elle se plaisait à couvrir de sa protection.

Ce Chico, inconnu jusqu’à ce jour, par la force de son esprit,lui paraissait de taille à se passer désormais de son faible appuiet, qui mieux est, à la protéger à son tour. C’était un vrai hommequi pouvait devenir son maître.

Tout ceci, exagéré et embelli par son imagination, faisait quele Chico lui apparaissait maintenant comme une manière dehéros.

Elle ne doutait pas qu’il ne réussît à sauver une fois encorecelui qu’il appelait son grand ami. Et plus le nain grandissaitdans son esprit, plus elle sentait l’appréhension l’envahir. Ellequi jusqu’à ce jour s’était crue bien supérieure à lui, elle quil’avait toujours dominé, elle courbait la tête, et dans unehumilité sincère, étreinte par les affres du doute, elle sedemandait si elle était digne de lui.

Au moment où elle reconnaissait sa supériorité intellectuelle,elle éprouvait un déchirement douloureux en voyant que lui, dontelle se croyait si sûre, il paraissait se détacher d’elle, carcomment expliquer autrement qu’il eût résisté à toutes ses avances,qu’il ne parut prêter aucune attention à sa personne. Comme elleétait excessive en tout, elle se disait :

– Certainement, il se rend compte de sa valeur. Que suis-jepour lui, comparée à ces nobles dames qui lui faisaient les yeuxdoux ? Une petite fille insignifiante, qui ne mérite pas autrechose que le dédain. Il ne m’aime plus, c’est certain… si tant estqu’il m’ait jamais aimée.

Et par un revirement naturel, plus elle croyait sentir qu’il luiéchappait, et plus elle tenait à lui, plus elle s’apercevait aveceffroi qu’il tenait dans son cœur une place plus considérablequ’elle n’avait cru.

Cet état d’esprit chez elle, cette résolution ferme où il étaitde ne se laisser distraire en rien dans les combinaisons qu’iléchafaudait pour la délivrance de son ami français, amenèrent unchangement radical dans leurs attitudes respectives.

C’était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait, elle,dont les yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, unecaresse, elle qui se montrait douce, soumise et résignée ; luiqui, en apparence, se montrait indifférent, très calme, très maîtrede soi et qui donnait là une preuve d’énergie extraordinaire dansun si petit corps, car son cœur battait à se rompre dans sapoitrine, et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds, debaiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui semblaientappeler ses lèvres.

Aussi, à l’avertissement charitable qu’il lui donnait, bienpersuadée, d’ailleurs, qu’il était de force à surmonter tous lesobstacles, avec un regard voilé de tendresse, avec un sourire à lafois soumis et provocant, elle répondit, sans hésiter :

– Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avectoi.

Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblaitqu’on ne pouvait pas dire plus clairement : Je t’aime assezpour braver même la torture, si c’est avec toi.

Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongeraitentre eux et les séparerait implacablement. Le Chicotraduisit : « J’aime le sire de Pardaillan assez pourrisquer la torture pour lui. » Il sentit, son cœur se serreret il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur qui letenaillait tandis qu’il clamait dans sa pensée :

« Elle l’aime toujours, d’un amour qui n’a rien defraternel quoi qu’elle en dise. Allons, c’est dit, je tenterail’impossible, et du diable si je n’y laisse ma peau. Aussi bien lavie m’est-elle insupportable. Mais toi, du moins Juana, tu ne seraspas exposée, et tu ne sauras jamais combien le Chicot’aimait. »

Et tout haut, d’une voix qui tremblait un peu, avec une grandedouceur et reprenant ses propres paroles :

– Que t’a-t-il donc fait que tu lui es sidévouée ?

Et l’horrible malentendu s’accentua encore.

Elle eut une lueur de triomphe dans son œil doux. Le Chico étaitjaloux, donc il l’aimait encore. Sotte qui s’était fait tant demauvais sang ! Alors, avec un sourire malicieux, croyantl’amener à se déclarer enfin, elle minauda :

– Il m’a dit des choses… des choses que nul ne m’avaitjamais dites avant lui.

À son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico, et elleles disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et excitersa jalousie.

Le nain comprit autre chose.

Pardaillan lui avait dit et répété :

– Je n’aime pas et je n’aimerai jamais ta Juana. Mon cœurest mort, il y a longtemps.

Il avait encore dans l’oreille le ton douloureux sur lequel cesparoles avaient été dites. Il ne doutait pas qu’elles ne fussentl’expression de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, uninstinct sûr lui assurait que le seigneur français était la loyautémême. Pardaillan avait ajouté :

– Ta Juana ne m’aime pas, ne m’a jamais aimé.

Et là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlaitque de lui-même, il pouvait s’en rapporter à lui et le croire surparole. Mais lorsqu’il parlait des autres, il pouvait se tromper.D’après les paroles de Juana, il croyait comprendre que Pardaillanavait dû lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu’ellen’avait rien à espérer de lui. Cependant Juana ne reculait pasdevant l’évocation terrifiante de la torture et revendiquait, avecun calme souriant, son droit à participer au sauvetage de celuiqu’elle aimait encore et malgré tout. Pour lui, c’était clair etlimpide : Juana aimerait, sans espoir et jusqu’à la mort, lesire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu’à la mort etsans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre ? Sa résolution devintirrévocable. Il se condamnait lui-même.

Telle était la conclusion qu’il tirait des paroles imprudentesde la jeune fille. Ah ! si elle avait pu deviner ce qui sepassait dans sa tête ! Mais comment aurait-elle pu devinerdevant son impassibilité !

Car, il avait la force de rester impassible. Et c’était encoreune des bizarreries du caractère de cet étrange personnage. Il sedisait que Juana s’était donnée à Pardaillan, il n’avait plus ledroit lui, le Chico, de la traiter comme il faisait autrefois.

Il pouvait la considérer toujours comme une amie, mais il devaitrenoncer à la conquérir. S’il se fût agi d’une liaison matérielle,peut-être la jalousie l’eût-elle poussé à lutter. Mais il nedoutait pas un instant qu’il ne fût question que d’une liaisonchastement platonique.

Jamais Juana n’appartiendrait physiquement à Pardaillan,puisqu’il n’en voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu’ellepréférait la mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassessede chercher à l’attendrir.

Ces réflexions firent que, de réservé qu’il avait été jusque-là,il se fit glacial, mettant tout son orgueil à paraître impassibleet y réussissant assez bien pour la déconcerter tout à fait.Peut-être, si elle avait été plus lucide, eût-elle pu remarquerl’étrange pâleur du nain et l’éclat fiévreux de son regard. Maiselle était trop troublée elle-même pour s’arrêter à autre chosequ’aux apparences frappantes.

Et le malentendu qui s’était élevé entre eux acheva de lesséparer.

Le Chico se contenta d’acquiescer d’un signe de tête à cequ’elle venait de dire et, tirant de son sein le blanc-seingtrouvé, il dit avec une froideur sous laquelle il s’efforçait decacher ses véritables sentiments :

– Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce quec’est et ce qu’il vaut.

La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avaitespéré le faire parler et voici qu’il se montrait plus froid, pluscassant qu’il n’avait été depuis le début de cet entretien.

Ah ! décidément, il ne l’aimait pas, elle s’était trompée.Puisqu’il en était ainsi, elle ne lui donnerait pas cette joie dela voir pleurer. Elle se raidit pour refouler la larme prête àjaillir, elle prit tristement le parchemin qu’il lui tendait etl’étudia en s’efforçant d’imiter son attitude glaciale.

– Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rienlà que deux cachets et deux signatures, sous des formulesinachevées.

– Mais les signatures, les cachets, les connais-tu,Juana ?

– Le cachet et la signature du roi, le cachet et lasignature de monseigneur le grand inquisiteur.

– En es-tu bien sûre ?

– Sans doute ! Je sais lire, je pense : Nous,Philippe, par la grâce de Dieu, roi… mandons et ordonnons… à tousreprésentants de l’autorité religieuse, civile, militaire… Et plusbas : Inigo d’Espinosa, cardinal-archevêque, grand inquisiteurd’État. N’as-tu pas vu ces cachets au bas de l’ordonnance ? Cesont bien les mêmes. Nul doute n’est possible.

– C’est bien ce que j’avais pensé. Ceci, c’est ce qu’onappelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on setrouve couvert par la signature du roi… et tout le monde doit obéiraux ordres donnés en vertu de ce parchemin.

– Où t’es-tu procuré cela ?

– Peu importe. L’essentiel est que je l’ai. Je sais ce queje voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme quivive que tu m’as vu en possession de ce parchemin.

– Pourquoi ? Que veux-tu en faire ?

– Ce que je veux en faire ! Je n’en sais rien encore.Je cherche. Et à force de chercher je finirai bien par trouver.Pourquoi ? Parce que je compte me servir de ce blanc-seingpour délivrer le seigneur de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si onsavait que cet ordre ne m’appartient pas et qu’il a été rempliarbitrairement, ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pasà bien grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte deM. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important.Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus absolu. Ily va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.

Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu’elledevait se taire pour l’amour de Pardaillan. Il ne se doutait pasqu’il avait donné la meilleure de toutes les raisons endisant : « Ce serait ma mort certaine », et qu’ileût pu se dispenser d’ajouter un mot de plus.

Juana avait frémi. Mais ce qui l’impressionna le plusdouloureusement, ce fut le ton désabusé, le ton d’amertume à peinevoilée sur lequel il avait dit que sa mort, à lui, était sansimportance.

Pourquoi lui disait-il ces choses horribles ? Il voulaitdonc mourir, Seigneur Dieu ? Comment ne pensait-il pas à lapeine affreuse qu’il lui faisait ? La gorge serrée parl’émotion qui la poignait, elle murmura en joignant les mains dansun geste implorant.

– Tu peux être tranquille. L’on me tuera plutôt que dem’arracher une parole sur ce sujet.

Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire :

– Oh ! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.

Et, très las, écrasé par l’effort qu’il faisait pour secontenir, il s’inclina devant elle et murmura :

– Adieu, Juana !

Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers laporte.

Alors son cœur, à elle, éclata. Comment, il s’en allait ainsi,sans un mot d’amitié, après un adieu sec et froid, un adieusinistre qui semblait sous-entendre qu’elle ne le reverraitplus ! Pâle et défaillante, elle se dressa toute droite surson grand tabouret de bois, et l’esprit chaviré, un seul mot, unnom jaillit de ses lèvres frémissantes, comme un appeléperdu :

– Chico !

Ce nom ainsi lancé, c’était un aveu.

Remué jusqu’au fond des entrailles, il se retourna brusquement.Dans un geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avaità peu près perdu conscience de ses actes. Si le Chico s’était jetésur ses mains pour les baiser, elle l’eût certainement saisi dansses bras, l’eût soulevé et pressé sur son cœur, et c’eût été enfinle dénouement radieux de cette fantastique idylle.

Mais sous son apparence frêle, il faut croire que le naincachait une volonté de fer ; à son appel, il s’arrêta et fitdeux pas vers elle. Mais il n’alla pas plus loin. Il ne dit pas unmot, ne fit pas un geste, et, impassible, il attendit qu’elles’expliquât.

Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eûtsenti sa raison l’abandonner, et les yeux noyés de larmes, ellebalbutia machinalement :

– Tu t’en vas ?… Tu me quittes ? Ainsi ?…N’as-tu donc rien d’autre à me dire ?

Et comme ses yeux parlaient en posant cette question ! Ilfallait être aveugle et fou comme le Chico pour ne pas voir et nepas comprendre. Brusquement, il se frappa le front comme quelqu’unqui se souvient tout à coup.

– Et la Giralda ? s’écria-t-il.

Du coup, elle sentit la colère l’envahir. Quoi ! pas unmot, pas un geste ? Toujours la même indifférenceglaciale ? Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C’enétait trop. Ses bras, qu’elle tendait vaguement vers lui,s’abaissèrent lentement, son œil se fit dur, un pli amer arqua salèvre pourpre, et elle gronda, agressive :

– Tu t’intéresses bien à elle !… T’aurait-elle ditaussi des choses que nulle ne t’a dites ?

Il la regarda d’un air étonné, et gravement :

– C’est la fiancée de don César ! dit-il. Ne suis-jepas le page du Torero ?

Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accèsde jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.

– C’est vrai, balbutia-t-elle.

Et passant de nouveau sa main sur son front de ce même gestemachinal, elle ajoute, en elle-même :

– Je deviens folle.

– Ne l’as-tu pas vue ? continua d’interroger le Chico.Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment où il sedirigeait vers elle pour lui faire hommage du flot de rubansconquis sur le taureau. Elle a dû se trouver prise dans la mêlée.Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !

– Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verraisans doute avant la nuit. C’est ici qu’elle viendra sûrements’enquérir de son fiancé.

Le nain hocha la tête d’un air pensif.

– Elle ne viendra pas, dit-il.

– Qu’en sais-tu ?

– Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaientsuspects. J’ai cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de cesacripant de don Gaspar Barrigon.

– Qu’est-ce que ce don Gaspar Barrigon ?

– Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, jele crains, a dû être victime de quelque tentative d’enlèvementcomme celle que j’avais déjà surprise. Centurion est tenace et,pour moi, il y a du Barba-Roja là-dessous. Quel malheur que lechevalier de Pardaillan se soit avisé de lui sauver la vie àcelui-là !

– Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peuxêtre tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Jel’aime comme une sœur. Elle est si bonne, si tendre, sijolie !

Dès l’instant où sa jalousie n’était pas en cause, elle savaitrendre à chacun la justice qui lui était due.

Le Chico approuva gravement de la tête et :

– Je sais où est enfermé M. de Pardaillan,dit-il ; j’ai vu où l’on a conduit don César. Il faut que jesache maintenant ce qu’est devenue la Giralda ; et si elle aété enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où on l’aenfermée. Demain peut-être don César quittera sa retraite, et jeveux être à même de le renseigner. Je n’ai donc pas un instant àperdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana ?

Elle eut une seconde d’hésitation et murmurafaiblement :

– Oui !

– En ce cas, adieu, Juana !

– Pourquoi adieu ? s’écria-t-elle, emportée malgréelle. C’est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serrele cœur. Pourquoi pas au revoir ? Ne te reverrai-je doncplus ?

– Si fait bien.

Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu’il lui cachaitquelque chose. Son sourire et ces paroles sonnaient faux.

– Quand ? insista-t-elle en le tenant sous sonregard.

Évasivement, il répondit :

– Je ne peux pas dire, tiens ! Peut-être demain,peut-être dans quelques jours. Cela dépendra des événements.

Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres etnon d’elle, elle crut bien faire en disant :

– N’est-il pas entendu que je dois t’aider dans ladélivrance du chevalier de Pardaillan… Il faut bien que tu medises, quand le moment sera venu, en quoi je pourrai t’êtreutile.

Et lui, il comprit que c’était surtout cela : la délivrancede Pardaillan, qui lui tenait à cœur. Mais il était bien résolu àse passer d’elle. Pour rien au monde il n’eût voulu la mêler à uneaventure qu’il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôtpoignardé sur l’heure.

Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner sesintentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa unpeu :

– C’est convenu, tiens ! Mais pour que je te dise enquoi tu pourras m’aider, encore faut-il que je sache exactement ceque je veux faire. Je te jure qu’en ce moment je n’en sais rien. Jecherche. Puis il y a la Giralda à retrouver. Tout cela serapeut-être long. Dès que mon plan sera établi, je te le feraiconnaître. C’est promis.

Comme il parlait avec assurance ! Qui lui eût dit que cepetit être si faible avait une tête si bien organisée et savaitagir avec tant de décision ! Aveugle, trois fois aveuglequ’elle avait été de l’avoir si longtemps méconnu !

Cependant, il avait promis de revenir. Tout n’était pas encoredit. Il reviendrait certainement, il tenait toujours ce qu’il luipromettait. Elle pouvait encore espérer. Très doucement, avec unregard chargé de tendresse, elle dit :

– Va donc, Luis, et que Dieu te garde !

Il se sentit doucement ému. Luis, c’était son prénom. Trèsrarement – autant dire jamais – elle ne l’avait appelé par sonpetit nom. Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avaitmise dans ce mot ! C’était tout son cœur qu’elle avait mis là,la pauvre petite Juana.

Vaguement, un inappréciable instant, il eut l’intuition que tousdeux ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment,pouvait dissiper le malentendu qui les séparait. Il eut peur de setromper, il eut peur de la froisser, il eut peur surtout deparaître abuser de son désarroi et de ce que les événements luidonnaient une certaine importance pour lui manquer de respect. Ilse raidit donc et surmonta encore une fois cette dernièretentation.

Elle, cependant, le dévisageait de son œil limpide, et toute sonattitude était un cantique d’amour. Il ne vit rien. Il ne compritrien. Comme il avait déjà fait, il s’inclina devant elle et dit eninsistant sur les mots :

– Au revoir, Juana !

Et comme il ébauchait un mouvement de retraite :

– Tu ne m’embrasses pas avant de partir ?

Le cri lui avait échappé. Ç’avait été plus fort qu’elle. Et ellelui tendait les mains en disant ces mots.

Cette fois-ci, il n’y avait plus à douter ni à reculer.

Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigtsqu’elle lui tendait et s’enfuit précipitamment.

Un long moment elle resta debout, regardant fixement la portepar où il venait de sortir. Et elle songeait :

« Il m’a à peine effleuré du bout des lèvres. Autrefois ilse fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine etmes mains de baisers fous. Aujourd’hui, il s’est incliné comme ungalant qui sait les usages fleuris. Il ne m’aime pas… il nem’aimera jamais, alors. »

Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans sesdeux mains et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée depetits sanglots convulsifs, comme un tout petit à qui on vient defaire une grosse peine.

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