Les Aventures de Charlot

Chapitre 13– La tempête. – Un homme à la mer. – Courage de Charlot. – Arrivéeà Rio-Janeiro. – M. Villiers.

La tempête éclata bientôt dans toute safureur. Le navire bondissait sur les vagues. Son beaupré, à chaquecoup de tangage, disparaissait dans les flots.

Tout autre que des marins exercés demeuraitdans sa cabine. Cependant M. Villiers avait voulu rester surla dunette. C’est une sorte de maison en bois, s’élevantau-dessus du pont et surmontée d’un autre pont qui lui sert decouverture et de terrasse. Sur ce second pont est placé legouvernail.

Au moment où le navire se câbrait,pour ainsi dire, afin de franchir la cime d’une vague énorme, uneautre vague arriva et balaya tout ce qui se trouvait sur ladunette, sauf le timonier, qui se cramponnait à la roue. Quant aucapitaine, il était alors sur son banc de quart.

Entraîné par la vague furieuse,M. Villiers disparut.

« Un homme à la mer ! dit letimonier. – Deux hommes à la mer ! » ajouta-t-ilaussitôt.

Le second homme, c’était notre ami Charlot. Àl’instant où M. Villiers était enlevé de dessus le bord, lemousse apportait en courant un cordage que le timonier avaitdemandé pour l’aider à maintenir la roue du gouvernail.

Avec une présence d’esprit qu’on n’auraitjamais attendue d’un enfant de cet âge, Charlot remit une desextrémités de la corde au timonier ; puis, conservant l’autreà la main, il se jeta résolument à l’eau avant que le marin pût leretenir.

Quoique Charlot, élevé sur les bords de lamer, nageât comme un petit poisson, sa tentative n’en était pasmoins dangereuse. Mais le brave enfant n’avait consulté que soncœur et sa reconnaissance pour M. Villiers.

Dieu voulut sans doute l’en récompenser. Parun hasard miraculeux, il se trouva tout près de celui qu’ilcherchait à sauver. Malgré cela, il avait peine à lerejoindre ; les vagues le lui cachaient de temps en temps etles éloignaient l’un de l’autre. Enfin, un moment rapprochés, ilssaisirent ensemble une des bouées de sauvetage qu’on leur jetait dunavire. Tous deux s’y cramponnèrent, et, grâce à la corde que lemousse n’avait pas lâchée, on les hala jusque sous la poupe, et onleur lança d’autres cordages. Tous leurs efforts n’empêchèrentpoint qu’une vague ne les emportât encore à quelque distance. Maison les ramena de nouveau, et on parvint enfin à les hisser sur ladunette. Charlot avait perdu connaissance. Par un mouvementinstinctif, il tenait son cordage avec tant de force qu’on eutmille peines à le retirer de ses doigts crispés.

Quand il revint à lui, il reçut lescompliments de tout le monde. Jobic et Lazare l’embrassèrent. Lepère Dur-à-cuire murmura en levant les épaules :

« Eh bien, mon garçon, à te voir mangerton sucre, là-bas au Havre, je ne t’aurais pas cru sibrave. »

Le digne matelot n’avait jamais pu digérer cesucre-là.

L’héroïque conduite de Charlot fut consignéesur le livre de bord, et le capitaine le félicita chaleureusement.Quant à M. Villiers, qui avait montré pendant l’accident unsang-froid extraordinaire, il ne le perdit qu’en serrant dans sesbras le brave petit garçon auquel il devait la vie.

Comme la tempête n’était pas encore à sa fin,Charlot se déroba aux remerciements de M. Villiers pourretourner à son poste. En le voyant arriver sur le gaillardd’avant, les matelots l’applaudirent.

« Charlot, mon garçon, dit Cadillac, quiaurait plaisanté sur un gril brûlant, je te nomme colonel de monrégiment, le 1er plongeur à cheval, et je te décore dela médaille de sauvetage. »

Il fit mine en même temps de lui accrocher surla poitrine un couvercle de casserole. Mais, tout en plaisantantainsi, il serra cordialement la main du petit mousse.

Une manœuvre dispersa tout le monde.

Au bout de quelques heures, la tempête secalma enfin. On put reprendre la route directe au lieu de continuerà fuir devant le vent, ou vent arrière, c’est-à-dire dansle même sens que le vent.

Pendant la soirée, M. Villiers se promenalongtemps sur le pont en compagnie du capitaine Tanguy. Ilscausaient avec une certaine animation. Le timonier, qui entendaitquelques mots de leur conversation chaque fois qu’ils arrivaientprès de lui, raconta qu’ils avaient prononcé plus d’une fois le nomde Charlot.

D’après le peu qu’il avait saisi, il luisemblait que M. Villiers émettait quelque projet à l’égard dupetit mousse, et que le capitaine l’engageait à en différerl’accomplissement.

« Laissez-le se former auparavant,répondait M. Tanguy ; plus tard, il vous remercierad’avoir attendu. »

De quoi s’agissait-il ? Voilà ce que lematelot ne put dire à Jobic.

Malgré ses bonnes qualités, l’enfant n’étaitpoint parfait. Bien d’autres que lui d’ailleurs se fussent laisséenivrer par les éloges qu’il recevait. Il se crut tout de suite ungrand personnage, et, suivant l’expression populaire, ilposa un peu.

Les actes de courage et de dévouement sontchose trop commune parmi les marins pour qu’on en parle bienlongtemps. Au bout de quelques jours, quoi qu’on n’eût pas oubliéle courage de Charlot, et qu’on le traitât moins brusquement queses camarades, on ne lui parlait plus de ses exploits. AlorsCharlot en parla de lui-même. Les deux premières fois, cela passasans observation. Mais un jour, Dur-à-cuire lui dit de son airbourru :

« Laisse-nous tranquilles avec tonhistoire, moussaillon. On ne se vante pas ainsi, que diable !Au large ! »

Voyant que Charlot se retirait tout piteux,Cadillac l’empoigna par le bras :

« Je vais t’expliquer ce que Dur-à-cuirevient de te narrersi gracieusement, dit-il en saluantironiquement le vieux matelot. Ce que tu as fait l’autre jour estbien, assurément, surtout pour un enfant comme toi, mais tu gâteston affaire en en causant à perpétuité. Parmi les hommes quit’entourent, il n’en est guère qui n’auraient quelques traits demême genre à citer. Vois un peu s’ils en jacassent comme toi à toutpropos. Les éloges, faut les attendre et ne jamais aller leschercher.

– Quand on est brave, faut pas êtrevaniteux, comprends-tu ? ajouta Jobic.

– Oui, Jobic, murmura Charlothonteux.

– Tiens, moi, par exemple, reprit Lazare,un jour qu’il faisait nuit, j’ai sauvé une diligence à douze placeset cinq chevaux, qui était entrée au grand trot dans le ventred’une baleine avec les vingt-trois voyageurs qu’elle contenait, ettrois chats dont deux chiens. Eh bien, tu vois que je n’en parlejamais.

– Et comment as-tu fait pour sauver tadiligence ? demanda Jobic.

– J’ai frappé (attaché) uneamarre sur le timon de la voiture, j’ai roulé l’autre extrémitéautour d’un boulet, avec lequel j’ai chargé un canon, puis j’ai misle feu à la pièce. En sautant, le boulet a entraîné la voiture, lesdouze chevaux, les quarante voyageurs et les trois éléphants.

– Tu disais trois chats.

– Oui, mais ils avaient trouvé tant desouris dans le ventre de la baleine qu’ils étaient devenus groscomme des éléphants. »

Comme maître Cadillac débitait ces folies d’unair impassible et du ton le plus grave, tout le monde se mit àrire, et Charlot fit chorus.

Il profita néanmoins de l’avis du matelot, etsa modestie acheva de lui concilier l’affection de l’équipage.

Quant à M. Villiers, il redoubla desollicitude envers son nouveau protégé. Il avait obtenu ducapitaine que le mousse aurait chaque soir quelque liberté pourlire et travailler. Il lui demandait compte de ses lectures,causait avec lui de façon à développer son esprit, et le poussaitvivement en mathématiques.

Après une traversée de deux mois, leJean-Bart arriva en vue de Rio-Janeiro.

Rio-Janeiro, capitale du Brésil, est une villede 200 000 âmes. La population se compose de blancs, de métis,de mulâtres, de nègres et d’Indiens. Ceux-ci, maintenant peunombreux et dans une misérable condition, descendent des premiershabitants du pays. On évalue à deux ou trois millions le nombre desnègres esclaves.

La traite (commerce des nègres) est àprésent interdite par les lois, mais, au moment dont nous parlons,elle avait lieu encore clandestinement, à la honte del’humanité.

La langue du pays est le portugais. La plupartdes blancs savent aussi l’anglais ou le français. Presque tous sontcatholiques.

Située à l’entrée d’une baie magnifique etencadrée de pittoresques montagnes, Rio-Janeiro se compose demaisons à un seul étage construites à l’européenne et n’offrantrien de pittoresque. Le port est un des plus beaux du monde. Laville est excessivement sale. Comme il n’y a pas d’égouts, chaqueondée de pluie transforme les rues en rivières qui emprisonnent lesgens dans leurs maisons.

M. Villiers avait à faire diverses étudessur les ressources et les relations commerciales deRio-Janeiro ; il loua une maison dans la rue principale, qu’onappelle Rua Dircita. Les matelots étant peu occupés, ilobtint du capitaine la permission d’emmener Charlot, sous prétextede l’employer à faire des commissions.

Le premier soin de notre ami, en débarquant,fut de porter lui-même à la poste une lettre pour sa mère. Cettelettre était un petit volume auquel, depuis longtemps, il employaitles soirées. Il contait sa vie à bord, ses études, les bontés deM. Villiers ; il disait surtout le grand désir qu’ilavait de revoir sa famille.

Dans la chaumière, Charlot était, comme on lepense bien, le sujet toujours renaissant des causeries, l’objet detous les rêves, l’inquiétude et l’espoir de sa mère et de sessœurs. Aucun petit événement n’avait lieu qui ne rappelât sonsouvenir et le regret de son absence. Quand Rosalie eut dessouliers neufs, elle eût bien voulu faire admirer à Charlot sonpetit pied chaussé de bleu. Denise parlait de lui, même à Kéban.Chaque soir les deux enfants et leur mère répétaient ensemble laprière des marins : « Mon Dieu, épargnez au vaisseau quile porte le vent et la fureur des flots. Préservez-le lui-même detout mal ; faites que nous le revoyions heureux. Mais si vousen ordonnez autrement, donnez à lui et à nous force etcourage. »

Fanchette prenait sa part de tous ces vœux, detoutes ces pensées ; bonne, active, intelligente, elle avaitgagné l’affection de ses maîtres, qui la traitaient mieux qu’uneservante ordinaire. Le curé continuait de lui donner desleçons ; elle savait l’histoire sainte, le catéchisme, elleapprenait l’arithmétique, et, dans les longues soirées d’hiver,c’était elle qui lisait à haute voix, autour du foyer quiréunissait la famille, des livres choisis par le digne prêtre.

Par elle, celui-ci connut bientôt davantageMarianne, Charlot, Denise et Rosalie. Il accompagna Fanchette quandelle allait voir ses amis, et ses visites laissaient toujours lespauvres gens plus heureux et en meilleur espoir. Il pourvoyaitaussi à ce que Marianne, dont le chagrin avait altéré la santé, eûtde temps en temps du bouillon et un peu de bon vin. Enfin ils’occupait des enfants, contait des histoires à Rosalie,encourageait Denise à profiter de ses rares instants de loisir pourse perfectionner dans la lecture.

La petite avait appris, comme son frère, avecl’instituteur ; mais elle n’avait pas le temps de continuerses leçons ; seulement M. Nicolas la prenait avec soipendant deux heures pour lui faire lire quelque livre utile.

M. Nicolas aussi était un des bons amisde la famille ; il aimait à parler de son petit élèveabsent.

« Vous verrez,Mme Marianne, que ce garçon-là fera son chemin. Ila de l’intelligence et du cœur.

– Pour du cœur, monsieur, bien sûr il ena, disait Marianne. C’est un brave enfant ; que Dieu lebénisse ! »

Aussi nous avons vu que Dieu bénissaitCharlot.

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