Les Aventures de Charlot

Chapitre 16– Une nuit dans les bois. – Les nègres marrons. – Prisonniers. – Lecamp des nègres. – Le grand Malgache. – Position critique.

Ils revinrent sur leurs pas ;malheureusement, comptant sur leur guide, ils avaient négligéd’observer le chemin déjà parcouru. Il faut d’ailleurs avoir véculongtemps dans les bois pour être capable de se retrouver au milieude ces épaisses forêts, où il n’existe d’autres routes que lespistes formées par le passage des bêtes fauves, et où l’œil dunègre est le seul qui puisse découvrir un point de repère.

M. Villiers et Charlot se trouvèrentbientôt complètement perdus. La nuit arrivait. Les voix des animauxsauvages commençaient à se faire entendre dans le lointain.

Pour ne pas alarmer son petit compagnon,M. Villiers dissimula ses inquiétudes.

« Il faut renoncer à gagner Buena-Vistace soir, dit-il ; nous allons coucher ici.

– Brrr ! fit Charlot, peu flatté decette perspective.

– As-tu peur ? lui demandaCadillac.

– Non, mais…

– Mais ?

– Mais si nous allions être mangés parles lions ?…

– Avant tout, interrompit l’inspecteur,il faudrait nous occuper de faire du feu. C’est le meilleur moyend’éloigner les animaux féroces.

– Et de cuire son dîner, quand on a dequoi dîner, murmura Cadillac.

– As-tu faim, Charlot ? »demanda M. Villiers.

Quelque mésaventure qui pût arriver à notreami Charlot, cela ne lui enlevait jamais l’appétit.

Il répondit à la question de l’inspecteur parun gros soupir.

Cadillac portait la cantine sur son dos, mais,comme on avait déjà livré le matin un rude assaut aux provisionsqu’elle contenait, ce qui restait était fort insuffisant pour ledîner de trois personnes. Il fallait d’ailleurs songer au déjeunerdu lendemain.

Tandis que M. Villiers partageait entrois portions égales le biscuit de bord et le petit morceau deviande froide qui avait échappé à leur premier appétit, Cadillacramassait du bois mort pour faire le feu.

Charlot, de son côté, cueillait quelquesfruits ; mais, comme on lui avait recommandé de ne pass’éloigner, sa récolte ne fut pas abondante.

« Que pensez-vous de ladisparition de notre guide, Cadillac ? demandaM. Villiers, en jetant un regard autour de lui pour s’assurerqu’il ne serait pas entendu de Charlot qu’il craignaitd’alarmer.

– Je pense, monsieur, que le pauvreSérouma aura été dévoré par quelque bête féroce.

– Non, nous aurions trouvé des lambeauxde vêtements et des traces plus visibles d’une lutte.

– Alors il aurait été tué par des banditsou des sauvages ?

– Par des nègres marrons, plutôt.Silence, voici le mousse. »

Malgré de cruelles inquiétudes, les troisEuropéens commencèrent bientôt à sentir leurs yeux se fermer sousle poids du sommeil. Il fut convenu que Cadillac etM. Villiers veilleraient à tour de rôle au salut commun.

Toujours prêt à donner l’exemple, l’inspecteurse chargea du premier quart. Cadillac et Charlot se couchèrentauprès du brasier. M. Villiers s’assit à côté d’eux, sur untronc d’arbre, la main sur ses pistolets et l’oreille attentive aumoindre bruit. Deux mortelles heures s’écoulèrent ainsi.

Ses inquiétudes auraient été bien plus vivesencore s’il avait pu distinguer ce qui se passait autour de luidans l’épaisseur du fourré.

À cinquante pas à peine, plusieurs corps noirset complètement nus se tenaient couchés sur le sol. On ne voyaitd’eux que leurs yeux, qui scintillaient dans l’obscurité comme desvers luisants.

Ils formaient, en rampant autour desEuropéens, un cercle qui allait toujours en se resserrant. Bientôtles plus avancés arrivèrent tout près du brasier. Un cri aiguretentit soudain. À ce signal, les nègres se redressèrent d’un bondet s’élancèrent sur les blancs.

Pris à l’improviste, et d’ailleurs accabléspar le nombre, ceux-ci ne purent se défendre.

Cadillac blessa pourtant l’un des assaillants.Quant à M. Villiers, qui montra dans cette occasion sonsang-froid habituel, il comprit tout de suite l’inutilité d’unerésistance, et il arrêta la main de Charlot qui se disposait àjouer vaillamment de son petit couteau de chasse.

En un clin d’œil, les Européens furent ficeléscomme des ballots de marchandises et emportés par des nègres, quicheminaient dans l’obscurité aussi facilement que s’ils avaient eudes yeux de chat. Les broussailles déchiraient au passage les mainset les visages des prisonniers ; mais, dans leur anxiété,eux-mêmes n’y prenaient pas garde.

Après quelques heures d’un pénible voyage, onatteignit une clairière au milieu de laquelle flambait un grandfeu.

Là, des noirs dormaient couchés sur le sol, oucausaient en fumant et en buvant de l’arak et dutafia.

Les trois blancs furent jetés à terre assezrudement.

« Hé, là-bas ! cria Cadillac, faitesdonc attention à l’arrimage ! Ne voyez-vous donc pasqu’il y a écrit : fragile, sur mon dos. »

Un coup de poing administré par un grandcoquin de nègre borgne lui coupa la parole.

En ce moment, un Malgache à figure sinistre,dont le corps à demi nu annonçait une vigueur extraordinaire, etqui avait des bras d’une longueur disproportionnée, sortit de lafoule et s’assit sur un gros billot, à quelque distance dubrasier.

« Chiens d’étrangers, dit-il enportugais, vous appartenez à une race maudite qui vit de notre sanget de nos sueurs. Hier encore des blancs se sont emparés de huit denos compagnons et les ont emmenés. Le destin qu’ils subirontdécidera du vôtre. Tout à l’heure un de ces hommes partira pourBuena-Vista. Le señor Hofen doit y être rendumaintenant avec ses prisonniers. Mon messager lui proposera unéchange entre nos frères et vous. Si le señor Hofenaccepte, vous aurez la vie sauve ; mais, s’il a exécuté samenace de pendre mes compatriotes aux arbres de sa cour, je vousferai couper en morceaux et rôtir sur le brasier que vousvoyez. »

En parlant ainsi, le Malgache tourmentait lemanche de son couteau. On voyait qu’il lui en coûtait de ne pasdéchirer immédiatement le corps de ses ennemis.

Quand le soleil vint dissiper l’obscurité,M. Villiers s’aperçut que les nègres avaient entouré leurretraite d’une sorte de palissade formée d’arbustes épineux.Paresseux comme ils le sont presque tous, ils restaient couchés surle sol et ne se levaient que pour manger ou pour jouer à diversjeux avec une animation extraordinaire.

La plupart avaient de mauvaises figures. Commenous l’avons dit, les esclaves sont généralement bien traités auBrésil, et les fugitifs sont presque tous des fainéants ;quant à ceux dont le but est d’échapper à de mauvais traitements,on comprend qu’ils soient exaspérés contre la race blanche. Tousétaient maigres et décharnés. Leur contenance indiquait assezqu’ils vivaient au milieu d’inquiétudes continuelles.

Au moment d’envoyer un messager à Buena-Vista,le Malgache ordonna à M. Villiers d’écrire lui-même quelquesmots à M. Hofen. L’inspecteur obéit.

Dès qu’il eut achevé un billet au crayon surune feuille déchirée de son calepin, le noir appela un de sescompagnons qui en fit la lecture à haute voix :

« Nous sommes prisonniers des nègresmarrons, et notre sort dépend de celui que subiront les noirs quevous avez capturés. »

M. Villiers avait ajouté en allemand, àla suite de son nom et comme si cela faisait partie de lasignature : folgen fluss (suivre rivière). Il avaitdistingué en effet, à peu de distance, le murmure d’un grand coursd’eau, et il avait vu quelques nègres rentrer de la pêche avec despoissons encore vivants, ce qui indiquait une grande proximité del’eau, car dans ce pays tout se corrompt en quelques heures.

Les deux mots allemands, placés comme ilsl’étaient, n’attirèrent point l’attention. Un messager partitaussitôt avec la lettre. Cet homme avait parmi ses camarades laréputation d’un rapide marcheur, et, malgré la distance, onespérait le revoir le soir même. Il revint en effet vers septheures.

Les nègres s’assemblèrent autour de lui.

Il paraît que les noirs prisonniers avaientété cruellement traités, car des cris de colère et de vengeances’élevèrent dès qu’il eut parlé.

Les pauvres Européens s’attendaient à êtremassacrés ; mais on se contenta de les menacer de resserrerleurs liens.

« Quelles nouvelles a donc apporté lemessager ? » demanda M. Villiers.

On ne lui répondit que par des injures.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer