Les Aventures de Charlot

Chapitre 22– Le retour. – Les amis de Charlot. – Projets. – Mariage deChariot. – Jours heureux.

Trois ans s’étaient écoulés depuis le départde Charlot. Grâce à l’argent qu’il avait envoyé chez lui à chaquerelâche du navire, l’aisance avait reparu dans le ménage.

Fanchette avait quitté son maître, qui étaitresté son ami, et elle demeurait maintenant chez les Morand. Levieux curé lui avait donné l’idée et les moyens d’entreprendre,pour le compte de Marianne, un petit commerce qui réussissaitparfaitement. Des propriétaires des environs, dont les jardinsproduisaient plus de fruits qu’ils n’en pouvaient consommer, luicédaient ces fruits pour un prix très modique. Fanchette allaitensuite, avec une petite charrette, les revendre en détail àLézardrieux ou à Tréguier. La bonne conduite et l’intelligence dela jeune fille excitaient un vif intérêt. On lui achetait depréférence à toute autre.

Voyant le succès de ses opérations, elle lesétendit un peu et vendit divers articles de mercerie. Plus tard,elle eut des mouchoirs de couleur, des broderies, des dentellescommunes pour les coiffes des paysannes. Active, avenante, polieavec tout le monde, elle se formait peu à peu une bonneclientèle.

Son aide de camp habituel était Rosalie, quicommençait à devenir grande fille, et qui se pâmait d’aise lorsqueFanchette lui permettait de porter son éventaire ou de mesurer dulacet pour les pratiques.

Denise déchargeait sa mère des soins duménage. Si Marianne avait écouté ses trois filles, comme elle lesappelait, elle se serait croisé les bras du matin au soir ;mais elle était trop laborieuse pour cela.

Fanchette et Rosalie avaient beau lui cachersa quenouille ou ses aiguilles, elle savait les retrouver, ou bienelle dénichait quelque autre travail en dépit des réclamations desenfants qui la grondaient en riant.

Marianne les chérissait toutes trois. Elle eûtété parfaitement heureuse sans l’absence de Charlot. Mais ellepensait à lui jour et nuit. Pour le revoir un seul moment, elle eûtconsenti de bon cœur à faire vingt lieues, pieds nus sur lesrochers.

Dieu sait tous les projets qu’on formait dansla chaumière relativement au retour du petit mousse.

Cette phrase : « Quand Charlot seraici, » était répétée au moins vingt fois par jour. « Ilne peut tarder maintenant, ajoutait-on ; sa dernière lettrenous disait qu’il cinglait vers la France. »

Enfin, un matin, vers la fin du mois de juin,une voiture s’arrêta à quelques portées de fusil de la chaumièredes Morand. Quatre marins en descendirent. Trois d’entre euxs’assirent sur le gazon à l’ombre des arbres. Le quatrième sedirigea vers la maison de Marianne.

« Entrez, fit la veuve en entendantloqueter à la porte.

– Bonjour à la compagnie ! dit lavoix joyeuse de notre ami Jobic.

– Jobic ! s’écria Marianne encourant à lui. Et mon fils ?…

– Il va bien, répondit le matelot.Calmez-vous, Marianne, vous le verrez bientôt.

– Pourquoi n’est-il pas là… puisquevous-même…

– Ah ! dame, vous savez, lesaffaires de l’armement… »

Mais Jobic, qui n’était point un habilementeur, ne pouvait s’empêcher de rire et de cligner de l’œil.

« Il est là, j’en suis sûre !s’écria la pauvre mère. Au nom du ciel, Jobic, ne me faites pasattendre davantage ! »

Elle ouvrit la porte de la chaumière.

« Charlot ! » cria-t-elle.

Et Rosalie de répéter avec Denise :

« Charlot !Charlot ! »

Charlot arriva en courant et s’élança dans lesbras de sa mère.

« Mon fils ! murmurait Marianne,comme tu es grandi, comme tu es fort !

– Embrasse-moi donc ! criaitDenise.

– Et moi ! disait Rosalie, grimpéesur la chaise de sa mère.

– Prenez donc des précautions avec desenragées comme ça, » grommela Jobic d’un air grognon.

Mais le digne matelot eut son tour.

Charlot étant accaparé par ses sœurs, Mariannevint lui prendre la main et le remercia avec effusion des soinsqu’il avait pris pour son enfant.

« Ne parlons pas de ça, disait Jobic, neparlons pas de ça. C’est un plaisir de veiller sur un garçon commecelui-là. Il fait honneur à sa famille et à ses amis. »

Jobic racontait à Marianne les prouesses dujeune marin, tandis que ce dernier embrassait Fanchette. Le premiermouvement de la jeune fille avait été de se jeter dans les bras deson ancien camarade ; mais, en voyant un grand garçon à lamine hardie, elle était restée tout interdite. De son côté, Charlotétait surpris de retrouver une jeune fille avenante et gracieuse aulieu de la pauvresse hâve, maigre et mal habillée qu’il avaitlaissée en Bretagne.

Tous deux se regardèrent un instant en silenced’un air surpris. Rosalie, qui ne comprenait rien à cettehésitation, les poussa l’un vers l’autre. Denise et ellecommencèrent en même temps un panégyrique de Fanchette, quecelle-ci ne parvint pas à interrompre.

Marianne, entendant cela, prit part à laconversation et joignit ses éloges à ceux de ses filles.

Ces témoignages de reconnaissance, cesaffectueuses paroles émurent tellement la pauvre Fanchette qu’ellese mit à pleurer.

« Qu’as-tu donc ? s’écriaRosalie.

– Je suis trop heureuse, murmural’orpheline en cachant sa tête dans les bras de Marianne. Vous êtestous si bons pour moi, que je bénis Dieu chaque jour de m’avoirconduite auprès de vous.

– Mère, dit Charlot au bout de quelquesminutes, tu sais bien Cadillac et le père Dur-à-cuire dont je teparlais souvent dans mes lettres ?

– Les deux amis de ton père, ceux qui onteu tant de bontés pour toi.

– Oui, maman. Eh bien, ils ont voulu meconduire jusqu’ici. Ils sont à deux pas.

– Et tu les laisses dehors ?

– Dame, maman, c’est Norzec qui l’avoulu. Il prétend que ça l’ennuie de voir pleurer les femmes etqu’il veut laisser passer l’orage avant de venir te souhaiter lebonjour.

– Ah ! c’est un drôle departiculier, dit Jobic, mais un cœur d’or, voyez-vous,Marianne.

– Cours chercher tes amis, monenfant, » reprit la veuve qui, prenant au sérieux les boutadesde Norzec, se bassinait précipitamment les yeux avec de l’eaufraîche.

Un instant après, Charlot revint dans lachaumière, en poussant devant lui Cadillac et Norzec qui reculaitcomme un cheval rétif.

« Celui-ci est Cadillac, fit Charlot, etvoilà M. Norzec, le père Dur-à-cuire, comme nous l’appelons àbord. »

Au milieu de tant d’émotions, la pauvreMarianne ne savait plus où elle en était. Faute de meilleureexpression pour témoigner sa reconnaissance aux deux matelots, elleles embrassa et les remercia d’avoir veillé sur Charlot.

« Ah ben oui ! veiller sur un petitmarsouin comme ça, grommela Norzec, d’autant plus bourru qu’ilavait la larme à l’œil. Dès qu’il y avait des coups à recevoir, ilfallait qu’il y courût. Vous avez là un fameux garnement de fils,allez. N’est-ce pas, moussaillon de malheur ? »

Et il empoigna Charlot par la tête, à lagrande terreur de Rosalie, qui ne fut rassurée que par les éclatsde rire du mousse, que le matelot secouait de manière à fairecroire qu’il voulait lui démantibuler les os.

Quelques heures s’écoulèrent comme un songe,au milieu d’une conversation à bâtons rompus où quelques larmes etles éclats de rire se succédaient.

Charlot raconta à sa mère une partie de sesvoyages. De San-Francisco, le Jean-Bart était allé enChine. Là, sur le conseil de M. Villiers, le mousse avaitemployé la plus grande partie de son argent à faire une pacotillequ’il avait ensuite vendue avec un assez joli bénéfice en arrivantà Calcutta. Dans cette dernière ville, chef-lieu des IndesOrientales, il avait acheté du salpêtre, des nattes, des marabouts.M. Villiers s’était chargé de lui vendre tout cela au Havre.Le résultat de ces opérations commerciales était une somme de9 000 francs qu’il jeta tout joyeux sur les genoux de samère.

Tandis que notre héros racontait à ses sœursémerveillées quelques épisodes de son voyage, Jobic tira Marianneun peu à l’écart.

« Vous avez reçu, lui dit-il, une lettrede M. Villiers, n’est-ce pas ?

– Oui, Jobic, une lettre qui m’a renduebien heureuse. Il fait l’éloge de mon fils et il me promet deveiller toujours sur lui.

– Vous pouvez compter là-dessus, repritJobic. Il m’a chargé de vous le répéter de sa part. Il porte unegrande amitié à Charlot et tient à ce qu’il devienne un jourcapitaine au long cours. Comme il faudra, pour cela, que le petitpasse deux ou trois ans à terre pour préparer ses examens,M. Villiers m’a dit qu’il se chargerait de la dépense.Seulement, il ne veut pas en parler à Charlot, parce qu’il trouvequ’un homme ne doit compter que sur lui-même.

« Dès que le mousse aura passé sesexamens, M. Villiers se charge de lui faire donner un boncommandement. Et comme on ne peut être reçu capitaine avantvingt-cinq ans, nous avons encore du temps devant nous. »

Dans la journée, Charlot alla visiter lesvoisins et remercier tous ceux qui avaient rendu quelque service àsa mère. Il avait apporté avec lui une foule de petits objets qu’iloffrit en cadeau.

Cette attention, plus encore que la valeur desobjets, fit grand plaisir à tout le monde. Cela n’empêcha pointqu’on fut étonné de voir un mousse dont le gousset était si biengarni. On n’avait jamais entendu parler de chose pareille.

Le soir, le curé et l’instituteur vinrentdîner dans la chaumière. Le curé s’était fait accompagner d’unénorme pâté fabriqué avec grand soin par sa gouvernante. Jamaisrepas ne fut plus gai. Au dessert, Rosalie, qui s’était installéesur les genoux du père Dur-à-cuire, causa gravement avec lui. Lematelot se prit d’une si belle amitié pour la petite fille que,pendant le séjour qu’il fit à Lanmodez, il ne sortait jamais sansl’emmener avec lui.

Jobic et ses deux camarades passèrent huitjours au village. Puis ils repartirent pour le Havre, afin detravailler au chargement de leur navire.

Charlot ne tarda pas à les rejoindre ;mais cette fois la séparation fut moins douloureuse, car son voyagene devait durer qu’un an. D’ailleurs le mousse avait monté engrade, et c’était maintenant en qualité de pilotinqu’ilpartait.

Il continua à se rendre digne de labienveillance de ses chefs et devint bientôt un excellent marin.Économe et laborieux, il savait aussi employer son argent demanière à réaliser des bénéfices qu’il envoyait à sa mèrerégulièrement. Et jamais il ne lui écrivait sans joindre à salettre un mot pour Fanchette.

Celle-ci était souvent chargée de luirépondre. Elle le tenait au courant de tout ce qui se passait àLanmodez.

Grâce à l’argent qu’envoyait Charlot et àcelui que Fanchette gagnait par son commerce, la famille Morandvivait dans l’aisance.

Marianne acheta une jolie petite maison quicontenait plusieurs chambres. Au rez-de-chaussée se trouvait lacuisine et une petite boutique, où Fanchette et Denise vendaient dela mercerie et divers objets de toilette à l’usage des femmes de lacampagne. La famille prospérait.

Quand Charlot eut atteint ses dix-neuf ans,M. Villiers le fit entrer dans une école spéciale afin qu’ilpréparât ses examens. Il passait le temps des vacances chez samère. Fanchette avait alors dix-sept ans. Elle était jolie autantque bonne et dévouée.

Un jour le jeune marin confia à sa mère qu’ilserait bien heureux d’avoir une femme douce, économe et laborieusecomme Fanchette. Cet aveu fit grand plaisir à Marianne, qui depuislongtemps rêvait ce mariage. Quant à Rosalie, ayant saisi quelquesmots de la conversation, elle perdit la tête de joie et courut dansle magasin. Là, comme une folle, elle se jeta dans les bras deFanchette en l’appelant Mme Charlot Morand.

La pauvre fille fut tellement troublée qu’ellefaillit s’évanouir. Marianne arriva là-dessus, lui dit de bonnesparoles. Fanchette, qui admirait la bonne conduite etl’intelligence de Charlot, ne se fit pas prier pour devenir safemme. Le mariage fut remis au temps où le jeune homme aurait passéses examens. Quand vint cette époque, Denise était aussi fiancée àun instituteur de Paimpol ; le vieux curé bénit en même tempsles deux unions.

Charlot fut capitaine au long cours aussitôtque son âge le lui permit. M. Villiers, qui n’avait jamaiscessé de veiller sur son petit compagnon de voyage, obtint pour luile commandement d’un beau navire.

Il va sans dire que Jobic, Norzec et Cadillacfirent partie de l’équipage du jeune capitaine. Il n’avait jamaisoublié les premiers protecteurs de son enfance ; aussisaisit-il avec empressement l’occasion de leur témoigner sareconnaissance des bontés qu’ils avaient eues pour luiautrefois.

Chaque fois qu’il revient au Havre et peutdisposer de quelques jours, il emmène à Lanmodez les troismatelots, que Marianne, Fanchette et Rosalie accueillent commefaisant partie de la famille. Ces jours-là, Denise et quelquefoisson mari viennent prendre leur part de la fête. Dans une de cesvisites, Charlot amena son second, qui lui avait rendu pendant latraversée de grands services. Le jeune homme était orphelin ;en voyant le bonheur qui régnait dans cette famille, il ne puts’empêcher de sentir plus vivement le vide qui l’entourait.Rosalie, dont le cœur était bon, se chargea de le consoler endevenant sa femme.

Il y a maintenant six petits enfants autour dela table de famille. C’est encore l’instituteur qui leur apprend àlire. Le vieux curé espère vivre assez pour leur faire faire leurpremière communion.

Quand Charlot se trouve entre sa mère, safemme, ses sœurs, ses enfants et ses fidèles amis, il remercie Dieuqui a si généreusement récompensé le travail et le courage du petitmousse du Jean-Bart.

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