Les Aventures de Charlot

Chapitre 18– On marche au secours des prisonniers. – La fête du supplice. –L’attaque. – La déroute. – Vaillance de Charlot. – Les prisonniersnègres. – Éclaircissements. – Charlot paye sa dette à Morabé.

L’envoyé de Tapaï avait délivré àM. Hofen le message du Malgache et la lettre deM. Villiers. On s’était mis aussitôt en devoir de voler ausecours des Européens prisonniers. M. Gautier avait d’abord eula pensée de faire suivre le messager ; mais celui-ci s’étaitenfui, et M. Hofen savait qu’il serait inutile de chercher àle rejoindre. La seule indication de nature à guider les recherchesétait les deux mots suivre rivière, ajoutés en allemand aubas de la lettre de l’inspecteur. Malheureusement, il y avait unendroit où la rivière se divisait en deux branches. M. Hofense dit que les nègres marrons devaient être campés non loin dupoint de jonction ; il était cependant prudent d’explorer lesdeux branches. M. Gautier et Norzec partirent d’un côté,guidés par un nègre ; M. Hofen, M. Gauflé et Jobicprirent l’autre direction.

Entre les deux branches, et coupant en lignedroite l’angle qu’elles formaient, une troisième bande, composée dequatorze esclaves fidèles et bien armés, sous la conduite de deuxblancs, s’avançait vers la retraite présumée des bandits.

Chacun de ces petits détachements étaitaccompagné de nègres habitués à sonder la profondeur des bois. L’unou l’autre devait tomber sur la piste des marrons. Il avait alorspour consigne d’envoyer prévenir les autres bandes, qui, aussitôt,se réuniraient toutes trois pour occuper le campement.

Mais les nègres marrons se tenaient toujourssur leurs gardes, et plaçaient des éclaireurs de tous côtés ;l’entreprise était donc fort hasardeuse.

La route que venait de parcourir Charlot étantla plus directe, il fut convenu qu’on la suivrait. On envoya deuxnoirs aux deux autres corps, et on attendit d’être tous réunisavant de pousser en avant.

Tout brisé de fatigue qu’il était, le pauvreCharlot ne tenait pas d’impatience.

« Le Malgache a dit qu’il les feraitmourir au lever du soleil, » répétait-il à chaque instant.

La même inquiétude dévorait le chirurgien etle matelot. À la fin, ils ne purent y résister. Ils laissèrenttrois nègres pour guider les autres bandes quand ellesarriveraient, et se dirigèrent vers le camp des marrons sous laconduite de Charlot.

« Monte sur mon dos, petit marsouin, ditle père Dur-à-cuire à l’enfant, qui traînait péniblement ses jambesfatiguées.

– Merci, Norzec, répondit le mousse, jevous fatiguerais trop.

– Veux-tu bien monter, moussaillon demalheur ! s’écria Norzec ; monte, ou jet’assomme. »

Peu effrayé de cette menace dont ilconnaissait la valeur, Charlot céda pourtant au digne marin ets’installa sur ses robustes épaules.

Norzec marchait si vite, malgré son fardeau,que M. Gautier pouvait à peine le suivre.

Au bout de quelque temps, on parvint àl’endroit où Charlot avait dans la nuit rejoint la rivière. Unarbre de forme bizarre, qui avait poussé isolément sur la berge,fit reconnaître la place au petit mousse.

Ici commençait la partie la plus périlleuse del’expédition. Il fallait s’enfoncer dans le bois, et l’ons’exposait à être découvert par les éclaireurs ennemis.

La coulée qui avait conduit Charlot à larivière se trouvait presque en face de l’arbre, et les rameauxbrisés marquaient encore son passage. L’enfant entra le premierdans cette coulée, où M. Gautier le suivit. Norzec fermait lamarche.

Au bout d’une heure environ, ils entendirentdivers bruits dont ils ne purent s’expliquer la nature, mais quipartaient du même point de la forêt. Ils se dirigèrent de cecôté.

À mesure qu’ils approchaient, ilsdistinguaient des éclats de voix, des cris, et le bruit sec demorceaux de bois qu’on frappait l’un contre l’autre.

M. Gautier trembla pour lesprisonniers.

« On célèbre sans doute la fête de leursupplice, » pensa-t-il.

Un instant plus tard, en effet, il put seconvaincre que cette supposition était juste.

Arrivés à un endroit où le fourrédisparaissait pour faire place à une vaste clairière, les Françaisaperçurent de loin les nègres qui dansaient avec des cris et descontorsions frénétiques autour de leurs prisonniers. Ceux-ciétaient complètement nus ; des liens d’écorce les attachaientà un poteau.

M. Villiers était fort pâle, mais ilconservait sa figure impassible. Quant à Cadillac, il souriait d’unair de défi et semblait narguer ses bourreaux.

À un signal donné par Tapaï, le grandMalgache, la danse infernale s’arrêta. Les nègres s’armèrent debâtons de bois flexibles et se groupèrent autour des prisonniers.Tapaï s’était sans doute réservé l’honneur de frapper le premiercoup. Écartant de la main ses compagnons, il s’avança versM. Villiers.

« Aujourd’hui ce sont les nègres quifrappent les blancs et qui les font mourir, dit-il à l’inspecteur.Mort aux blancs ! »

En parlant ainsi, il leva le bras ; aumême instant un coup de feu retentit. Le Malgache poussa un cri derage en portant la main à son épaule.

C’était M. Gautier qui venait de luienvoyer une première balle. Deux autres suivirent presqueinstantanément qui renversèrent deux autres nègres, les plusrapprochés de M. Villiers. Le chirurgien et le matelot seprécipitèrent alors, le pistolet au poing, au milieu des noirs qui,à l’intrépidité de leur attaque, les prirent pour l’avant-garded’un corps nombreux. La plupart se sauvèrent. Quelques-uns pourtanttinrent tête aux assaillants.

Mais Tapaï ne voulait point perdre savengeance ; il tira, malgré sa blessure, son couteau ets’élança de nouveau vers les prisonniers. Il allait saisirM. Villiers par les cheveux, lorsque quelque chose lui passaentre les jambes et le renversa. Ce quelque chose était notre amiCharlot.

Entraîné par la chute de son adversaire,l’enfant roula sur le sol avec le grand Malgache ; mais il nelâcha point ses jambes. Heureusement pour le brave petit mousse,Tapaï, blessé, ne pouvait se servir de son bras droit. Norzec,accourant à la rescousse, asséna sur la tête du colosse un tel coupde crosse qu’il lui fendit le crâne.

Sans se préoccuper des meurtrissures qu’ilavait reçues, Charlot courut à M. Villiers dont il coupaprécipitamment les liens. Il en fit autant pour Cadillac.

« Ouf ! » s’écria celui-ci ens’étirant les bras.

Puis, saisissant son bâton, il s’en servit sibien qu’en moins d’une minute deux de ses ennemis gisaient sur lesol à demi morts.

M. Villiers, de son côté, ne restait pasoisif et se battait vaillamment.

Malheureusement pour les Européens, les noirss’aperçurent bientôt qu’ils étaient en petit nombre. Ils seconsultèrent, rappelèrent les fuyards et revinrent tous ensemble àl’attaque.

Serrés l’un contre l’autre, adossés au largetronc d’un arbre énorme, et protégeant de leurs corps le mousseplacé derrière eux, M. Villiers, le chirurgien et les deuxmatelots, le couteau aux dents, avaient en outre rechargé leursarmes et promettaient de vendre chèrement leur vie.

Tout à coup, deux ou trois marrons, accourantdes profondeurs du bois, se précipitèrent sur la clairière.

« Les blancs ! crièrent-ils, lesblancs arrivent ! Sauvons-nous ! »

Cette fois tous prirent la fuite. Plusieurscoups de feu partirent du fourré.

Les blancs, qui venaient d’arriver avec unedouzaine de nègres fidèles commandés par M. Hofen en personne,s’élancèrent après les fugitifs.

« Charlot ! mon pauvreCharlot ! criait Jobic en cherchant de tous côtés son petitprotégé, où est Charlot ?

– Me voici, Jobic, » réponditl’enfant en venant se jeter dans les bras du matelot.

Jobic l’enleva de terre et l’embrassa à lefaire crier.

« Pas si fort, disait l’enfant, tu meserres trop, Jobic.

– Tâche de ne pas me le casser !s’écria Cadillac. C’est à ce mousse-là que je dois d’être encore dece monde, et je ne veux pas qu’on me l’abîme.

– C’est lui qui nous a guidés jusqu’ici,ajouta le chirurgien. Si nous sommes arrivés à temps pour sauverM. Villiers et Cadillac, c’est au courage de maître Charlotque nous le devons. »

Mais Charlot ne pouvait répondre à tous cescompliments. Le pauvre enfant, brisé, meurtri, tombait de fatigue,de sommeil et de faim.

Les yeux à moitié fermés déjà, il avalaquelques morceaux de galette et un verre d’eau mêlée de rhum quelui présenta Jobic. Puis, étendant ses bras, il laissa retomber satête sur le sol et s’endormit au milieu des conversations et dubruit.

Pendant ce temps, les soldats de M. Hofenpoursuivaient les nègres marrons. Ils en firent septprisonniers.

Parmi ceux-ci se trouvait Morabé. On lesenchaîna solidement et, après une halte de quelques heuresnécessaire pour reposer les hommes, on se mit en devoir de regagnerBuena-Vista.

Norzec, Jobic et Cadillac se disputèrent à quiporterait Charlot, toujours endormi.

« J’ai entendu dire à des cavaliers qu’onétait plus fatigué quand on changeait de cheval, dit Norzec ;ainsi, filez votre nœud. Charlot est habitué à mon trot, et c’estmoi qui le porterai… Ho, hisse ! »

Le mousse endormi se trouva de nouveau àcalifourchon sur le cou du matelot.

Grâce aux nègres qui accompagnaientM. Hofen, on revint à Buena-Vista sans faire le détour auquell’obligation de suivre la rivière avait contraint notre ami. Cheminfaisant, M. Hofen raconta aux étrangers qu’aussitôt laréception du renseignement que lui avaient envoyé M. Gautieret Charlot, il avait deviné quelle devait être la position desnègres marrons. Son intention était de les cerner ; mais,comme il était arrivé juste au moment où les blancs allaient êtreécrasés par le nombre, il n’avait eu que le temps de s’élancer surles bandits.

Charlot n’entendit pas un mot de tout cela. Enarrivant à l’habitation, on le jeta sur un lit. Il ne fit qu’unsomme jusqu’au matin.

En se levant, il s’aperçut que tout le mondeétait rassemblé dans la cour. Il courut voir ce qui se passait.

Des esclaves, armés jusqu’aux dents etcommandés par un blanc et un mulâtre, se disposaient à conduire àla ville la plus prochaine les révoltés pris les armes à lamain.

« Pauvres gens ! » murmuraCharlot.

Il allait s’éloigner le cœur gros, lorsqu’ilremarqua qu’un des nègres l’appelait en lui faisant autant designes que le permettaient les chaînes dont le malheureux étaitchargé. Charlot s’approcha et reconnut Morabé.

Le petit mousse n’en fit ni une ni deux, commeon dit ; il se jeta au cou de l’esclave.

Une explication s’ensuivit. On relâcha lesliens de Morabé.

« Je ne puis laisser punir l’homme à quinous devons la vie, dit M. Villiers. Comment faire pour lesauver, monsieur Hofen ? »

Ce dernier le tira un peu à l’écart.

« Il n’y a qu’un seul moyen, dit-il,c’est d’acheter Morabé à son maître.

– Oh oui ! s’écria Charlot.

– Malheureusement il est à craindre quele señor Paraõ ne consente pas à vendrecet esclave.

– En offrant le double de ce qu’ilvaut ?

– Le señorParaõ est vindicatif ; il aimera mieux sevenger.

– Nous verrons, reprit M. Villiers.Pour le moment, obtenez seulement qu’on laisse cet homme sous votregarde. Je me charge de le ramener à Rio-Janeiro. Une fois là, noustrouverons moyen de le sauver. »

Grâce à quelques milreïs[4] distribués aux chefs de l’escorte,l’affaire s’arrangea.

On enferma Morabé dans une chambre où il futbien traité et bien nourri. Puis, il partit à son tour avec sesprotecteurs pour Rio-Janeiro, où nos voyageurs arrivèrent à bonport, mais singulièrement amaigris et noircis par le soleil de feudu Brésil.

Telle était l’humeur vindicative duseñor Paraõ qu’il ne voulait à aucun prixvendre son esclave. Il tenait absolument à le faire mourir.

Heureusement pour le nègre, la Providence sechargea le même jour de punir le Brésilien de sa cruauté. Soncheval, qu’il surmenait et rouait de coups, prit le mors aux dentset l’écrasa contre un arbre.

Alors les héritiers acceptèrent en échange deMorabé et de sa famille le prix élevé qu’en offraitM. Villiers.

Jamais Charlot n’avait été aussi content quele jour où le nègre, libre désormais, vint remercier son petitprotecteur et M. Villiers.

« Que Dieu bénisse la mère qui vous a misau monde ! » s’écriait le pauvre homme les larmes auxyeux.

Pour s’associer à la bonne œuvre del’inspecteur, l’équipage du Jean-Bart fit une collecte,afin de laisser à la famille du noir les moyens d’acheter unepetite hutte et de vivre quelque temps. Comme les marins sontgénéreux, cette collecte produisit 70 milreïs, c’est-à-dire environ168 francs. M. Villiers y ajouta 200 francs.

Morabé, industrieux et actif plus que sescompatriotes, monta un petit commerce de fruits. On sut plus tardqu’il avait prospéré et qu’il vivait heureux avec sa femme et sesenfants.

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