Les Aventures de Charlot

Chapitre 20– San-Francisco. – La fièvre d’or. – Désertion de Bernard et deJérôme. Explorations. – Découverte de l’or. – Travail auxmines.

Retournons maintenant à notre ami Charlot,dont le navire est en vue de San-Francisco. Cette ville, que ladécouverte des mines d’or a rendue célèbre, était jadis une petitebourgade peu importante. Elle dépendait de la Nouvelle-Californie,qui fut découverte en 1542 par Cabrillo et que le célèbrenavigateur Drake explora trente-six ans plus tard. L’Espagne s’enempara au dix-huitième siècle. Après avoir fait longtemps partie duMexique, elle fut conquise par les États-Unis et comprise dès lorsdans leur Confédération. La population de la Californie, quin’était alors que de 160 000 âmes tout au plus, dépassemaintenant 500 000 âmes.

Monterez, autrefois capitale du pays, a dûcéder son titre à San-Francisco.

Cette ville, située à l’entrée du fleuve dumême nom, ne comptait en 1847 que 4 ou 5 000 habitants.Aujourd’hui la population monte à plus de 100 000 personnesappartenant à toutes les nations.

La baie de San-Francisco, une des plus bellesdu monde, a vingt-cinq lieues de long et se compose de plusieursautres baies, entre autres de celles de Santa-Clara et deSan-Pablo. Elle renferme aussi plusieurs îles, telles que l’île deLos Angelos et l’île Molatte.

La ville est située au sud de l’entrée de labaie. On la voit à droite en traversant le goulet ou détroit connusous le nom de Porte-d’Or.

Au moment où nos voyageurs arrivèrent àSan-Francisco, le pays était en proie à la fièvre de l’or. Lesmines venaient d’être découvertes, et les travailleurs comme lesaventuriers accouraient de toutes les parties du monde. Pleinsd’illusions, ils se figuraient faire fortune en quelques jours sanspeine ni travail. On parlait beaucoup de ceux qui revenaient desmines avec des sacs de poudre d’or et de pepites (morceauxd’or) ; mais on oubliait les malheureux, bien plus nombreuxencore, qui n’avaient trouvé dans leurs recherches que la misère,la fièvre et souvent la mort.

Plusieurs navires à l’ancre dans la baie nepouvaient repartir faute d’équipage ; les matelots s’étaientsauvés pour aller aux mines. Aussi, le capitaine Tanguy jugea-t-ilà propos de faire ce petit discours à son monde :

« Mes enfants, si en arrivant àRio-Janeiro ou à Panama, je vous avais dit que je trouvais desmatelots à moitié prix et que, par conséquent, j’allais vousdébarquer pour leur faire place, vous m’auriez accusé de mauvaisefoi, et vous m’auriez représenté avec raison que je n’avais pas ledroit de manquer aux conditions de l’engagement que nous avons prisau Havre. Eh bien, si l’un de vous me quittait pour aller auxmines, il manquerait à sa parole et serait méprisé de sescamarades. Je sais que vous êtes tous de braves garçons, de vraismarins, et j’ai confiance en vous. Ici comme ailleurs, je vouslaisserai aller à terre, et je compte sur l’honneur pour vousempêcher de déserter votre navire. »

Les hommes jurèrent de revenir fidèlement àbord.

Ils tinrent leur parole, en effet, saufBernard et un autre marin, d’esprit assez borné, qui s’appelaitJérôme Sornin. Ces deux derniers eurent le malheur de se trouverdans un cabaret avec une bande de mineurs qui arrivaient desplacers (endroits où l’on recueille l’or) et qui avaientfait une brillante campagne.

Leurs récits enflammèrent tellementl’imagination de Bernard et de Jérôme, qu’ils résolurent de partiraussi pour les mines.

Ils voulurent entraîner Charlot avec eux, maisle mousse refusa bravement.

« Nigaud, lui dit Bernard, songe donc quetu rapporteras de l’or plein tes poches pour envoyer à ta mère et àtes sœurs.

– C’est vrai, soupira Charlot, maisrappelle-toi ce que le capitaine nous a dit hier.

– Bah ! des bêtises. Vois donc lesmatelots des autres navires… Allons, viens avec nous.

– Non, répondit Charlot avecfermeté ; mon devoir est de rester ici, et je resterai.

– Ne va pas nous trahir au moins, ditJérôme.

– Il n’y a rien à craindre, » repritBernard.

Ils s’éloignèrent aussitôt, et ils partirentfurtivement le lendemain matin.

« Ce garçon prend un mauvais chemin,murmura le capitaine quand il constata l’absence de Bernard. Si sonpauvre père vivait encore, quelle honte pour lui ! »

Ainsi que nous l’avons dit, M. Villiersétait chargé des intérêts d’une puissante Compagnie commerciale, etla Californie lui offrait un vaste champ d’études.

« Croyez-vous que nous puissions passerquinze jours ici sans que vos matelots désertent ? dit-il aucapitaine Tanguy.

– Oui, répondit le capitaine, maintenantje réponds d’eux. Seulement, comme la fidélité de ces braves gensmérite une récompense, je vais les autoriser à travailler pour leurcompte dans la ville ; ils iront à tour de rôle. »

Il est bon de dire qu’à cette époque lamain-d’œuvre était hors de prix à San-Francisco. On payait desgarçons de café jusqu’à 80 francs par jour. Des charpentiers et desmanœuvres se faisaient des journées de 120 francs.

Comme portefaix, un homme vigoureux pouvaitaisément gagner une soixantaine de francs.

Il est vrai que les vivres et les logementsétaient à des prix proportionnés ; le bénéfice était enréalité bien moins considérable qu’on ne l’eût supposé.

L’esprit de conduite et l’honnêteté sonttoujours appréciés partout, et les matelots du Jean-Barttrouvèrent promptement à s’employer à de bonnes conditions.

Jobic entra chez un charpentier qui luidonnait 60 fr. par jour. Norzec s’établit portefaix. Cadillac, quiétait adroit comme un singe, devint barbier ambulant ; il yeut des journées où il gagna jusqu’à 200 francs.

Quant à Charlot, qui avait l’air de deux ansau moins plus âgé qu’il ne l’était réellement, il se fitcommissionnaire. Le menuisier du bord lui fabriqua une paire decrochets à sa taille ; et le mousse, actif, probe etintelligent, eut bientôt une petite clientèle.

Un jour qu’il était assis à sa placeaccoutumée sur les wharfs,ou quais, un individu, habillécomme les gens qui arrivent des mines et chargé autant qu’une bêtede somme, s’arrêta devant lui.

Bien qu’il fût à moitié gris, cet hommen’avait pas mauvaise figure. On l’aurait pris pour un ancien marin.Son gros rire, un peu bête, était cependant bon et confiant.

« Mon garçon, dit-il à Charlot,connais-tu un endroit où un homme, qui a de l’or plein son sac,puisse se faire beau et se payer tout ce qu’il y a de plus huppé enfait d’habillement ?

– Oui, monsieur, répondit Charlot. Il y ale grand bazar de Melwil et Ce, où vous trouverez toutce que vous voudrez.

– Bon, bon ! Alors tu vas m’yconduire.

– Oui, monsieur. »

Chemin faisant, le mineur raconta qu’ilarrivait des placers,et qu’en six mois, il avait récoltépour 48 000 fr. d’or.

« Maintenant, dit-il, il n’y a rien detrop bon pour moi, et je veux vivre comme un capitaine devaisseau.

– Vous êtes bien heureux, soupiraCharlot.

– Tu voudrais aussi gagner de l’argent,mon petit homme ?

– Dame, oui !

– Et qu’en ferais-tu ?

– Je l’enverrais à ma mère et à messœurs. »

Le mineur s’arrêta.

« Tiens, tu vaux mieux que moi. J’aiaussi une pauvre vieille mère qui m’attend là-bas, et je ne pensaispas à elle.

– Maintenant que vous êtes riche, il fautaller la voir, dit le mousse.

– Je veux faire encore une expédition auxplacers auparavant. Je connais un endroit où je suis sûrde ramasser plus de cinquante livres d’or.

– Oui, monsieur, mais votre mère, pendantce temps-là, qu’est-ce qu’elle deviendra ? »

Le mineur s’arrêta encore.

« Le petit a raison, murmura-t-il, jesuis un sans cœur. Je ne vaux pas le diable. Attends,petit. »

Il défit une large ceinture qu’il portaitroulée autour de la taille, dessous sa vareuse, et en tira un sacnoir et sali, plein de poudre d’or.

« Il y en a là pour 12 000 fr.,dit-il. Garde-moi ça, c’est pour envoyer à ma vieille mère.

– Tout de suite ?

– Oh ! non, tu m’ennuies ; j’aitrop soif, puis je veux me requinquer ; nous arrangerons lereste après que j’aurai fait mes emplettes. Tiens, voilà une oncepour toi (environ 80 fr.) ; tu la donneras à ta mère. Etmaintenant, marchons. »

En route, le mineur, qui s’appelait Letoureux,s’arrêta encore dans deux ou trois bar-room, sorte decomptoirs où l’on vend des boissons et des liqueurs fortes.

Quand il entra dans le bazar, il se tenait àpeine debout. Heureusement pour lui, les marchands servaient chaquejour des clients de ce genre et savaient comment s’y prendre aveceux.

On l’équipa à neuf des pieds à la tête pour lamodeste somme de 380 dollars (1900 fr.). Les commis auraient assezvolontiers gardé la ceinture avec les vieux habits du chaland, maisce dernier, malgré son ivresse, ne perdait pas de vue son or.

En sortant, Charlot remarqua deux individusplantés à la porte du bazar comme attendant quelqu’un. Il serappela avoir déjà vu ces deux figures derrière eux, et quand illes vit de nouveau emboîter le pas à leur suite, quelques soupçonstraversèrent son esprit.

« Monsieur, dit-il à son compagnon, ilfaut nous hâter de gagner l’hôtel. Voilà deux hommes qui noussuivent et qui n’ont pas l’air d’avoir de bons desseins.

– Eux, répondit le mineur que l’ivressedisposait à tout voir en beau, c’est des amis. Tu vas voirplutôt. »

Il s’approcha des inconnus et les engagea àentrer avec lui au premier bar-room qu’ilsrencontreraient.

La proposition fut acceptée avec empressement.On s’installa, et les hommes insistèrent beaucoup pour faire boireCharlot ; mais celui-ci refusa obstinément.

La nuit approchait cependant, et l’on saitavec quelle rapidité elle tombe dans cette partie du globe. Quandles convives sortirent du bar-room, l’obscurité étaitcomplète. L’un des individus prit le bras droit de Letoureux,l’autre s’empara du bras gauche, et tous trois s’en allèrent enchantant, Letoureux en français et ses compagnons en anglais.Charlot trottait par derrière, soucieux et inquiet, car il devinaitque les prétendus amis du pauvre mineur se proposaient de ledévaliser.

« Tu peux t’en aller, mon garçon, luidirent-ils deux ou trois fois, nous n’avons plus besoin detoi. »

L’enfant ne répondait rien, mais, quoique trèsfatigué, il suivait toujours les trois hommes.

Malgré son ivresse, Letoureux avait conservéle souvenir confus de l’or qu’il avait remis au mousse.

De temps en temps il se tournait vers lui etmurmurait confusément quelques mots relatifs à son sac.

« Que veut-il dire ? demanda l’undes Américains.

– Dame, répondit Charlot auquel vint uneidée, il parle d’un grand sac de poudre d’or qu’il a confié à unportefaix avant d’aller au bazar, et qu’il voudrait sans doutealler reprendre.

– Il était bien grand, ce sac ?

– Oh ! oui, monsieur, fitCharlot ; grand comme ça. »

Et il indiquait les dimensions d’un sac propreà contenir au moins 40 à 50 livres d’or, c’est-à-dire près de80 000 francs.

Les Américains se regardèrent.

« Qui a remis ce sac au portefaix ?demandèrent-ils.

– Moi, fit Charlot.

– Et où perche ce portefaix ?

– Au coin du quai, à côté des maisonsneuves.

– Peux-tu nous y conduire ?

– Oui, monsieur.

– Écoute, mon garçon, tu as l’airintelligent : si tu veux gagner 500 dollars, conduis-nous chezcet homme, et tu lui demanderas le sac en disant que nous sommesdes amis de celui-ci – en désignant Letoureux.

– Oui, monsieur.

– Seulement, ajouta l’autre, prends gardeà toi ; si tu nous trahis, je t’enfonce mon couteau dans leventre.

– Tais-toi donc, imbécile, murmura lepremier, il fallait le surveiller sans rien dire et ne pasl’alarmer inutilement. »

Le portefaix auquel Charlot conduisait lestrois hommes n’était autre que Norzec. Quoique épuisé de fatigue,l’enfant courait de toutes ses forces, car il craignait de ne plustrouver le marin à son poste.

Enfin ils arrivèrent au coin où se trouvaitDur-à-cuire.

« Eh bien ? demanda un desAméricains.

– C’est ici, répondit Charlot encherchant du regard son ami.

– Et l’homme qui a reçu le sac ?

– Le voilà ! »

Charlot venait en effet d’apercevoir Norzecqui, sa journée terminée, s’en allait bras dessus bras dessous avecun confrère, un matelot anglais, près duquel lui-même, tout robustequ’il était, avait l’air d’un gringalet.

« Alors, viens lui demander le sac d’or,dit l’Américain, et songe à ce que je t’ai dit ; si tu noustrahis, je t’étrangle. »

Il posa la main sur le cou du mousse commepour jouer, et se dirigea avec lui vers les deux marins.

« Qu’est-ce que tu veux, mongarçon ? demanda Norzec en reconnaissant Charlot.

– Nous venons réclamer le sac d’or quivous a été confié ce matin par notre ami, dit le voleur en montrantLetoureux.

– Un sac d’or ! fit Norzecstupéfait, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ça veut dire, s’écria Charlot, que cesdeux hommes-là veulent voler celui-ci.

– Comment, petit drôle ! »s’écria l’Américain en assénant à l’enfant un coup de poing quil’aurait assommé si l’Anglais n’avait paré le coup avec l’adressed’un boxeur émérite.

Voyant que les choses tournaient mal pour eux,les voleurs voulurent fuir ; mais ils avaient affaire à desgaillards vigoureux et résolus qui les empoignèrent à la gorge.

Norzec reçut un coup de bowie-knifequ’il para adroitement. L’autre compagnon, pour se venger, tira surCharlot un coup de revolver qui ne fit que lui effleurerl’épaule.

Au bruit de la détonation, plusieurs personnesaccoururent. Norzec et le matelot anglais, qui avaient ficelé leursprisonniers comme des saucissons, racontèrent ce qui s’étaitpassé.

Il paraît que les deux Américains n’en étaientpas à leur coup d’essai, car on les reconnut pour avoir déjà étécondamnés et s’être enfuis de prison.

À cette époque, il n’y avait pas en Californiede police régulièrement constituée, et les habitants deSan-Francisco se faisaient eux-mêmes justice. On empoigna lescoupables, et ils furent reconduits sous les verrous.

Nous n’avons pas besoin de dire lescompliments qu’on fit à Charlot sur son courage et sa présenced’esprit. Norzec ne se sentait pas de joie en les entendant.

Quant à Letoureux, qu’on parvint à dégriser enlui faisant boire de l’ammoniaque, il ne pouvait se lasser deremercier le petit garçon auquel il devait sa vie et safortune.

Rendu plus sage par son aventure, il résolutde retourner immédiatement dans son pays. Mais auparavant il voulutrécompenser généreusement son sauveur : il lui laissa unesomme de six mille francs.

« Écoutez donc, disait-il à ceux qui luireprésentaient que c’était beaucoup, si le petit avait été moinsbrave et moins honnête, il m’aurait laissé égorger par les deuxbrigands. Puis il aurait gardé les 12 ou 15 000 francs depoudre d’or que je lui avais confiés et que personne ne serait venului réclamer. Je lui dois la vie enfin, et ma carcasse vaut bienencore 6 000 francs, pour moi du moins. »

Le pauvre Charlot faillit devenir fou de joielorsqu’il apprit son aubaine.

« J’achèterai une maison pour maman,s’écria-t-il, et des robes de soie pour mes sœurs et pourFanchette.

– En attendant, dit M. Villiers,veux-tu envoyer tout de suite de l’argent chez toi ?

– Oh ! oui, monsieur, tout.

– Non, il faut garder quelque chose pourt’acheter une pacotille. Envoie 2 000 francs. »

Il le conduisit chez un banquier qui leurremit une traite de 2 000 francs payable au Havre. Charlotl’adressa à sa mère avec une longue lettre, et le tout partit dansle sac aux dépêches d’un navire qui mettait à la voile pourBordeaux.

Le lendemain, M. Villiers invita Charlotà déjeuner, et, comme avant de quitter San-Francisco il désirait envoir un peu les environs, il fit louer trois chevaux et partit avecle mousse et Cadillac.

Arrivés à quatre lieues environ de la ville etsur le point de tourner bride, nos promeneurs entendirent tout àcoup une voix lamentable s’élever d’un marécage voisin.

« Au secours ! criait-on enfrançais, au secours ! Ayez pitié de moi !

– C’est singulier, dit Cadillac, il mesemble que je connais cette voix. »

Il mit pied à terre ainsi que Charlot etcourut à l’endroit d’où partaient les cris.

Mais avant d’aller plus loin, il faut que nousracontions au lecteur ce qu’il était advenu de Jérôme et deBernard, les deux déserteurs du Jean-Bart.

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