Les Aventures de Charlot

Chapitre 12– Charlot fait connaissance avec un passager. – Le passage de laligne. – Le Père Tropique et son cortège. – Le baptême. – Tempête àl’horizon.

Au moment de quitter son fils, Marianne luiavait fait promettre qu’il travaillerait l’écriture etl’arithmétique chaque fois qu’il en trouverait l’occasion ;Jobic avait donné sa parole qu’il y veillerait. Il est bon de direici que, de tout temps, Charlot avait eu de grandes dispositionspour le calcul.

Un jour qu’assis à l’écart, il se livrait àune division compliquée, il s’aperçut, en relevant la tête, qu’unpassager le regardait travailler. Charlot connaissait déjà de vueM. Lambert Villiers, l’inspecteur chargé par la Compagnie del’importante mission à laquelle on avait affecté leJean-Bart.

M. Villiers devait avoir une quarantained’années. Il était petit, brun, et déjà presque chauve. Saphysionomie un peu triste révélait une grande intelligence, et sesyeux annonçaient un caractère actif et résolu.

« Que fais-tu là, mon enfant ?demanda-t-il.

– Une division, monsieur.

– Voyons cela. »

Rouge jusqu’aux oreilles, Charlot montra sonpapier.

« Et tu as le courage de travailler ainsisans maître ?

– Je l’avais promis à maman.

– C’est bien, mon ami, très bien. Tu doisaimer la lecture ?

– Je crois que oui, monsieur.

– Tu crois ?

– Autrefois je ne l’aimais pasbeaucoup ; mais maintenant il me semble que je l’aimerais.

– Je n’ai malheureusement que des livrestrop sérieux pour toi, reprit l’ingénieur, après un instant desilence. N’importe, viens dans ma cabine quand tu ne seras pas dequart, nous verrons à te trouver quelque chose. »

Malgré la bienveillance que lui avaittémoignée M. Villiers, le pauvre Charlot n’osait aller letrouver. Il est défendu aux gens de l’équipage de passer surl’arrière, à moins que ce ne soit pour les besoins du service, etl’enfant avait peur d’enfreindre la consigne.

Au risque de se faire punir, Jobic prit lemousse par la main et le conduisit chez M. Villiers. Il ygagna un verre de rhum et un cigare, et il se retira, laissantCharlot en train de causer avec l’inspecteur, que le babil dumousse amusait. De tout temps Charlot avait été bon etserviable ; mais son indolence l’avait souvent empêché demontrer ses bonnes qualités. Maintenant qu’il avait gagné del’activité et perdu son air endormi, il commençait à paraître cequ’il était réellement, un bon garçon intelligent, honnête et lecœur sur la main.

Sa franchise et sa modestie plurent àM. Villiers. Il parla de Charlot au capitaine, et celui-ci leconfirma dans la bonne opinion qu’il avait conçue de notre ami.

Appelé de temps en temps chez l’inspecteur,Charlot fut chargé de divers petits arrangements à faire dans sacabine. Son empressement le rendit d’abord assez maladroit ;mais, avec l’habitude, il reprit du sang-froid et finit par serendre véritablement utile à son protecteur, qui s’intéressait àlui toujours davantage. Lui trouvant des dispositions pour lesmathématiques, M. Villiers lui en donna quelques leçons.Charlot fit des progrès rapides. Il comprenait tout et n’oubliaitpas le lendemain ce qu’il avait appris la veille. Bientôt lareconnaissance et l’affection qu’il éprouvait pour M. Villiersaugmentèrent encore son ardeur au travail. De son côté,l’inspecteur le prit tout à fait en amitié.

Cependant, on approchait de l’équateur, ligneimaginaire qui sépare le globe en deux parties à égales distancesdes pôles. L’usage existe, sur les vaisseaux, de célébrer lepassage de cette ligne par une cérémonie qu’on appelle le Baptêmedu Père Tropique.

Le capitaine, très exigeant sous le rapport dutravail et de la discipline, était en revanche disposé à laisserjouir son équipage de toutes les distractions qui ne nuisaient pasà la régularité du service. Il autorisa donc les matelots àcélébrer le Baptême du Père Tropique.

Sur le rang d’avant (gaillardd’avant), on s’occupait activement des préparatifs de cettesolennité.

Quand vint le grand jour, une grêle de fèveset de haricots, tombant du haut de la mâture, annonça qu’un graveévénement se préparait dans les régions célestes.

Bientôt parut un postillon, coiffé d’unchapeau ciré, tout couvert de rubans et chaussé de longues bottescomme en portent les pêcheurs de Terre-Neuve ; à ces bottess’adaptaient de gigantesques éperons mexicains dont les molettesavaient au moins sept à huit centimètres de diamètre. Il s’approchadu capitaine, qui se promenait les mains derrière le dos sur ladunette, et lui fit un petit discours.

Le but de cette harangue était de lui annoncerla visite du Père Tropique, souverain des contrées que traversaitle Jean-Bart.

« Très bien, répondit le capitaine, tupeux dire à Sa Majesté que nous la recevrons avec les égards quilui sont dus.

– Et son épouse ?

– Et son épouse aussi. »

Le postillon s’inclina, fit tourner bride aulong bâton sur lequel il était à cheval, et se dirigea versl’avant. En descendant de la dunette, il embarrassa ses éperonsl’un dans l’autre et fit la plus belle culbute du monde.

On se mit à rire, le postillon se releva,fouetta vigoureusement son coursier en bois qu’il accusa de l’avoirdésarçonné par une ruade, et alla rejoindre son souverain.

Pendant ce temps, les passagers et lesofficiers se rassemblaient pour attendre la visite du PèreTropique. Le capitaine se tenait un peu en avant.

Un vacarme infernal, produit par uneclarinette, un violon, un flageolet, deux couvercles de casseroleset un petit baril vide sur lequel on frappait comme sur une grossecaisse, servit d’ouverture à la cérémonie.

Deux matelots, affublés de longues barbesd’étoupe, coiffés de bonnets de carton, vêtus de manteaux romainsreprésentés par des couvertures et portant chacun une hached’abordage, se présentèrent d’abord comme les sapeurs d’unrégiment.

Deux petits anges couverts de plumes, que legoudron collait sur leur corps, servaient de pages au souverain.Ces anges étaient les deux mousses Bernard et René. Charlot, devantsubir le baptême, ne figurait pas dans le cortège.

Enfin parut le Père Tropique, qui n’étaitautre que Lazare Cadillac. Une barbe immense, faite avec descopeaux de menuisier, assortie à sa longue chevelure, luidescendait jusqu’aux jambes. Il portait une armure de carton doré,un manteau royal qui avait été et qui devait redevenir unecourtepointe en indienne à franges ; des bottes de Terre-Neuveet trois petites casseroles en guise de montre et de breloques,complétaient son costume.

Sa tendre épouse l’accompagnait. Le novice quijouait ce rôle, et qui n’était point laid, s’était badigeonné levisage avec de la farine et prenait des airs timides et modestestout à fait convenables à son emploi. Comme ensemble, sa toilettelaissait un peu à désirer. Sa robe ne dépassait guère le genou, etses gros souliers juraient avec ses bas de soie confectionnés aumoyen d’un vieux foulard blanc. Quant à trouver un bonnet pareil ausien, je défierais toutes les modistes parisiennes d’y parvenir.Fleurs fanées, dentelles en papier, franges en étoupe, plumesd’oies et de canards en guise de marabouts, ce prodigieux bonnetréunissait tout ce qu’on peut désirer. Aussi avait-il la hauteurd’un bonnet à poil.

Sa Majesté féminine tenait dans ses bras unpoupon composé d’un sac bourré de copeaux, et elle lui prodiguaitles plus tendres caresses.

Derrière ces nobles personnages, gambadaientles courtisans les plus étranges que puisse rêver l’imaginationd’un peintre fantaisiste. Et quels cris, quelles contorsions, quelséclats de rire !

Les matelots ne s’amusent pas souvent et nerient guère ; mais, quand ils s’y mettent, c’est de tout leurcœur.

Arrivé devant le capitaine, le Père Tropiquebrandit son sceptre.

« Silence ! dit-il.

– Silence ! » répétèrent lescourtisans.

Un silence profond régna aussitôt. Le PèreTropique commença une longue harangue, dont les termes sontconsacrés par l’usage et que nous ne répéterons pas ici.

Le capitaine lui répondit en quelques mots etlui accorda la permission de baptiser les nouveaux venus.

Le royal cortège fit volte-face et se retira,tandis que les haricots pleuvaient comme de plus belle.

Un grand baquet rempli d’eau fut placé surl’avant et recouvert d’une planche mobile. De chaque côté setenaient les courriers et les licteurs de Sa Majesté.

Les nouveaux passagers furent conduits devantle Père Tropique. Selon la générosité de leur offrande, on secontentait de leur jeter un peu d’eau de Cologne dans la manche, oubien on les inondait d’eau de mer.

Charlot, passant la ligne pour la premièrefois, devait subir le baptême dans toute sa rigueur.

Comme Jobic savait qu’il ne supportait pastrès bien les plaisanteries, il lui avait recommandé de ne point sefâcher, quelque mauvais tour qu’on pût lui jouer.

Charlot l’avait promis un peu à contre-cœur,et non sans une certaine appréhension des épreuves mystérieusesqu’il allait avoir à subir.

À l’appel de son nom, les deux satellites leconduisirent aux pieds de Sa Majesté.

« Quel est ton nom ? demanda le PèreTropique.

– Charlot Morand.

– Tu es le fils d’un brave marin qui nousa souvent présenté ses hommages. Assieds-toi là. »

On fit asseoir Charlot tout ému sur la planchequi recouvrait une cuve remplie d’eau. Le Père Tropique fit unpetit discours sur les devoirs d’un bon mousse. Charlot dutembrasser une sorte de grande férule blanchie d’un côté avec de lafarine, et noircie de l’autre avec du noir de fumée. À la suite deces baisers, il fut, à son insu, badigeonné de noir et deblanc.

Pendant qu’il récitait la formule du sermentque lui dictait un matelot costumé en sauvage, on retirabrusquement la planche et Charlot tomba dans l’eau… pas la tête lapremière… au contraire. En même temps un seau d’eau, qu’on tenaitsuspendu au-dessus de lui, compléta sa douche.

« Pouah ! Pouah ! » fit lepauvre garçon, qui se crut noyé.

Il sortit enfin de sa baignoire dans un étatfacile à comprendre, et se sauva à toutes jambes au milieu deséclats de rire des matelots. Bernard surtout le retenait pours’amuser de sa colère ; mal lui en prit. Fidèle à sa promesse,Charlot ne lui administra pas le moindre coup de poing ; il lesaisit au contraire dans ses bras et l’embrassa si affectueusementque le pauvre ange se trouva bientôt aussi mouillé queCharlot.

Cet épisode fit rire tout le monde, et notrehéros encore plus que personne.

Tandis que les matelots se poursuivaientjusque dans la mâture avec des seaux d’eau et se servaient même despompes à incendie du navire pour s’arroser réciproquement, lecapitaine interrogeait l’horizon d’un regard attentif. Des signesimperceptibles pour tout autre qu’un marin expérimenté luifaisaient redouter un ouragan soudain, comme il en arrivequelquefois dans ces parages.

Bientôt son parti fut pris. Il donna quelquesordres. Le Père Tropique, sa famille et ses courtisans, tous furenten cinq minutes parés(prêts) pour la manœuvre. Lesmatelots s’étaient débarrassés en un clin d’œil de leurs costumesfantastiques ; mais les pauvres anges, qui ne pouvaientenlever leur goudron et leurs plumes qu’à grand renfort d’huile, degraisse ou de beurre, durent manœuvrer toute la journée sous cecostume peu commode.

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