Les Aventures de Charlot

Chapitre 8 –La gêne. – Courage de Marianne. – Retour de Jobic. – On décide ledépart de Charlot. – Le capitaine Tanguy.

Plusieurs mois s’écoulèrent.

Fanchette tint fidèle compagnie à la pauvreveuve, durant les premières semaines qui suivirent la mortd’Antoine. Elle était bonne, affectueuse, et les petits Morandl’aimaient comme une sœur. Marianne aussi éprouvait une viveaffection pour cette enfant qui lui donnait toutes les preuvesd’une profonde reconnaissance. Cependant, comme Fanchette devaitpourvoir elle-même à sa vie, elle entra au service d’un fermier duvoisinage. On la traitait bien. Quand elle avait un moment deliberté, elle venait voir ses amis et s’ingéniait à leur êtreutile. Son courage et son gentil caractère intéressèrent en safaveur le vieux curé du village qui était l’oncle de son maître.Chaque fois que le digne prêtre venait à la ferme, il causait unpeu avec Fanchette, lui faisait dire ce qu’elle souhaitait et sesespérances.

Fanchette ne désirait rien tant que de savoirlire, pour suivre la messe le dimanche, disait-elle, et pouvoirchercher dans l’almanach le temps des semailles et la façon de biensoigner les bêtes.

« Ma petite, dit un jour le curé, puisquetu as si bonne envie d’être savante, viens me voir tous les soirsquand ta besogne est faite : mon neveu te le permettra ;je t’apprendrai à lire et à écrire. »

Grande fut la joie de l’enfant, et grande sonardeur au travail. Comme elle ne voulait pas que le fermier pût seplaindre de la voir occupée d’autre chose que de sa tâchequotidienne, elle prenait sur le temps de son sommeil pour étudierles mystères de l’alphabet et faire des pages de grands O. Bientôtelle fut en état de lire ses prières couramment.

Alors, comme sa première pensée était toujoursde chercher en quoi elle pouvait être utile à la famille Morand,Fanchette proposa à Charlot de lui donner à son tour des leçons,les dimanches après vêpres.

« Quand on sait lire, vois-tu, luidit-elle, on peut arriver à tout. »

Charlot se prêta volontiers à cet arrangement.Pendant deux ou trois dimanches, au sortir de l’église, les deuxenfants allèrent s’asseoir sous un arbre, et Fanchette s’efforçaitde faire entrer dans la cervelle de son ami tout ce qu’elle-mêmevenait d’apprendre.

Mais nous devons avouer que le résultat de cesétudes n’était point brillant. La petite fille y gagnait seulementde comprendre que l’enseignement est difficile ; qu’autrechose est de savoir, et de partager son savoir. Quant à Charlot, ilrestait aussi ignorant que devant et l’esprit un peu plustroublé.

Un jour, l’instituteur les surprit dans unmoment de découragement complet. Charlot s’était renversé enarrière, résolu à ne plus jeter les yeux sur les mystérieux petitssignes noirs dont il ne pouvait se rappeler ni la forme ni lavaleur. Le livre était tombé, et Fanchette, attristée, ne songeaitpas à le ramasser.

« Cela ne va pas, mes enfants ? ditl’instituteur qui était un brave homme.

– Oh ! pas du tout, soupiraCharlot.

– Et si je te donnais des leçons, moi,serais-tu bien attentif, bien appliqué ?

– Certainement je ferais de mon mieux,monsieur Nicolas.

– Eh bien, mon garçon, nous arrangeronscela. J’en parlerai à ta mère. »

Tout le monde s’intéressait à la pauvreMarianne qui, dans son malheur, montrait un courage et unerésignation héroïques. M. Nicolas, heureux de lui rendreservice, lui annonça qu’il se chargeait d’apprendre à son fils lalecture, l’écriture et un peu d’arithmétique. Charlot, d’ordinaireindolent, fut si désireux de reconnaître les soins del’instituteur, qu’il travailla courageusement et s’aperçut, à sagrande surprise, que le travail lui-même, la peine et la fatiguequ’il donne ont un charme dont on ne peut plus se passer aprèsqu’on l’a goûté. En trois mois, il sut lire aussi bien queFanchette.

Alors son maître lui donna l’histoire deFrance, une petite géographie et un atlas sur lequel il putretrouver les chemins qu’avait parcourus son père. Il étudiaitaussi les quatre règles d’arithmétique ; le temps ne luimanquait pas pour le faire, tandis qu’il gardait ses bêtes ;et les garder formait toujours la seule tâche que lui imposait samère.

Malgré la promesse qu’elle avait faite àJobic, Marianne n’avait pas le courage de former Charlot au rudemétier qu’il devait embrasser. Elle ne pouvait se décider àl’envoyer sur mer.

« Demain, disait-elle, demain. »

Et demain n’arrivait jamais.

La gêne cependant commençait à menacer lachaumière. Quoique bon marin, Clément était loin d’égaler le pauvreAntoine. Il s’enivrait quelquefois et perdait alors plus d’unebonne journée. Puis, au lieu de recevoir comme jadis le produit dela pêche, les Morand n’avaient plus droit qu’à la moitié, et leurbudget s’en ressentait.

Un jour, Clément tomba malade et passa prèsd’une semaine au lit. Pour de pauvres gens qui vivent au jour lejour, un chômage est terrible, car il oblige à faire des dettesqu’on est souvent plusieurs mois sans pouvoir payer.

Marianne le savait et faisait des prodiges detravail et d’économie pour nouer les deux bouts.

Aussi dure pour elle-même qu’elle était faiblepour ses enfants, elle allait sur la grève recueillir descoquillages. Une partie servait au repas de la famille. Lacourageuse veuve portait le reste à Lanmodez pour les vendre.Denise la secondait de tout son pouvoir, mais la pauvre petiten’était pas encore bien forte.

Quoiqu’il s’appliquât si bien à l’étude,Charlot, pour tout autre chose, manquait d’initiative. Lorsque samère lui disait : « Fais ceci, » il lefaisait ; mais l’idée ne lui venait pas de le faire delui-même.

Habitué à trouver son déjeuner et son dînerservis, son lit préparé et ses habits cousus sans avoir besoin degagner personnellement de quoi payer tout cela, il ne se rendaitpas suffisamment compte de toute la peine qu’il faut prendre poursubvenir soi-même à ses besoins. Cependant, il ne manquait nid’adresse ni de bonne volonté. Des matelots du voisinage l’ayantquelquefois emmené à la pêche, il mérita leurs éloges, et on luiprédit qu’il ferait un jour un bon marin s’il voulait prendre labesogne à cœur.

Il atteignit ainsi sa onzième année.

Un matin, un an environ après le départ deJobic, Charlot gardait les bestiaux non loin de la falaise. Ils’endormit sur un tas de petits cailloux destinés à l’empierrementdu chemin. Comme circonstance atténuante, nous devons dire qu’ilavait passé en mer la journée de la veille et même une partie de lanuit.

Au beau milieu de son sommeil, il futbrusquement réveillé par la chute, ou pour mieux dire parl’écroulement du lit peu moelleux qu’il s’était choisi.

La première personne qu’aperçurent les yeuxeffarés du petit garçon fut Jobic Letallec.

« Jobic ! » s’écria Charlot ense précipitant dans les bras du matelot.

C’était Letallec, en effet, qui venait deréveiller si brusquement le petit pâtre. Il embrassa l’enfant.

« Qu’est-ce que tu faisais là ? luidemanda-t-il.

– Je gardais mes bestiaux.

– Oui-da !… Où sont-ils ?

– Bellone est… »

Charlot s’interrompit.

Bellone, fidèle aux habitudes de maraudequ’elle devait à la négligence de son gardien, avait passé dans unesapinière voisine.

« Et Kéban ? » demanda lematelot.

Maître Kéban manquait aussi à l’appel.

« Commence par rassembler tes bestiaux,lui dit Jobic. Nous aurons ensuite à causer. »

Un peu ému du ton sérieux avec lequel luiparlait le marin, Charlot se hâta de rappeler les maraudeurs. Grâceà Kidu, l’opération fut bientôt terminée.

« Maintenant, dit Jobic, assieds-toi làet écoute-moi bien.

– Oui, monsieur Jobic, murmuraCharlot.

– Tu vas sur douze ans, mon gars. Dans laposition de ta famille, tu es d’âge à te rendre utile, et tu ne lecomprends pas assez. Je ne te parle pas seulement du présent, maisaussi de l’avenir. Qu’est-ce que tu veux être ?

– Marin donc.

– Tu es bien décidé ?

– Oui.

– Tu n’aimerais pas mieux devenir valetde ferme ?

– Oh ! non. D’abord j’aime mieuxnaviguer… Et puis…

– Et puis ?… Voyons.

– Et puis vous m’avez dit l’annéedernière qu’en naviguant j’aurais plus de chance de gagner del’argent pour donner à maman.

– Bravo ! s’écria joyeusement Jobic.Tu es bien le fils d’Antoine et tu feras un brave marin comme lui.Puisque tu as si bon courage, il faut partir tout de suite.

– Tout de suite ?

– Dans quelques jours enfin. Tu es logé,nourri, vêtu, mon garçon, et tout cela coûte de l’argent. Afin d’engagner, ta pauvre mère se tue de travail.

– Est-ce que les mousses sont bien payés,Jobic ?

– Dame ! répondit le matelot ensouriant, la première année il ne faut pas trop compter sur tasolde pour soutenir ta famille. Mais, à mesure que tu deviendrasutile, tu seras payé davantage. D’ici là, sois tranquille ; jeconnais quelqu’un qui ne laissera pas dans le besoin la femme etles enfants de son vieux camarade.

– Merci, Jobic.

– Est-ce dit ? Veux-tu t’embarqueravec moi ?

– Oh ! Jobic, c’est avec voussurtout que je veux m’embarquer.

– Alors il faut que tu le dises detoi-même et sérieusement à ta mère. La pauvre femme t’aime tantqu’elle voudra te garder encore auprès d’elle ; au lieu de luiêtre bon à quelque chose, tu augmenterais les charges qu’elle adéjà sur le corps. Rosalie est maintenant assez grande pour garderles bestiaux à ta place.

– Oh oui ! ils lui obéissent aussibien qu’à moi… excepté Kéban qui lui donne toujours des coups detête, mais parce qu’elle se sauve, voyez-vous.

– Allons, c’est entendu, et je suissatisfait. Je vais préparer ta mère à la nouvelle de ton départ. Àbientôt, mon garçon. »

En arrivant à la chaumière, Charlot trouvaMarianne tout en larmes. La pauvre femme sentait bien que Jobic etson fils avaient raison, mais son cœur n’en souffrait pasmoins.

Puis l’absence de Charlot devait être longue.Jobic, qui l’emmenait naturellement avec lui, s’était engagé à borddu trois-mâts le Jean-Bart,appartenant à la grandecompagnie dite Compagnie Nationale. Les administrateurs de cetteCompagnie s’occupaient en ce moment d’établir des correspondants etdes consignataires dans tous les ports de commerce importants del’étranger, et de faire explorer les ressources des diversescontrées avec lesquelles on était déjà en relation, ou quioffraient assez d’avantages pour qu’on y envoyât des navires.

Deux employés supérieurs de la Compagniedevaient, par conséquent, prendre passage à bord duJean-Bart, et le capitaine avait ordre de se conformer àleurs instructions. Comme ils comptaient s’arrêter assez longtempsdans certains pays, leur voyage n’avait pas de limite fixe. Onsupposait pourtant qu’il durerait deux ou trois ans au moins ;mais Jobic n’eut garde de l’avouer tout de suite à la pauvreMarianne.

Vu l’importance de la mission confiée à cesdeux inspecteurs, on leur avait donné le meilleur marcheur de tousles navires, le capitaine le plus capable et un équipage d’élite.Aussi n’était-ce qu’à grand’peine que Jobic avait obtenu ducapitaine Tanguy, avec lequel il naviguait depuis six ans et quiappréciait beaucoup le brave matelot, la promesse d’engager commemousse le petit Charlot. M. Tanguy avait même répondu d’abordpar un refus.

« Capitaine, avait dit enfin Jobic, c’estle fils de ce pauvre Antoine Morand que vous avez connu à bord dela Suzanne ; vous savez bien, un timonier qui n’avaitpas son pareil. Il s’est noyé l’année dernière en voulant sauver unami ; sa veuve et ses enfants n’ont rien pour vivre. Le petitest encore un peu jeune, c’est vrai, mais je me charge de sonéducation. D’ailleurs il est très grand et très fort pour sonâge.

– Eh bien, amène-le, dit lecapitaine.

– Merci, capitaine.

– Bien entendu je ne le prendraidéfinitivement qu’après l’avoir vu.

– Sans doute. Adieu,capitaine. »

Et déjà Jobic s’en allait, quand la voix ducapitaine le rappela.

« Tu dis que ses parents sontpauvres ?

– Oui.

– Eh bien, si ce petit avait besoin dequelque chose pour son équipement, tu sais : du linge, dessouliers, un tas de bêtises enfin… avance l’argent et je te lerendrai. Si tu n’en avais pas, écris-moi… tu entends ?

– Merci, capitaine, mais je suis là. Jeme suis juré de veiller sur les enfants de mon pauvre Antoine, etle petit ne manquera de rien, allez.

– C’est bon, c’est bon… Va te promeneralors, et laisse-moi faire mes connaissements. Attends donc. Jean,du rhum. »

Le domestique, qui remplissait une malle dansun coin de la chambre, apporta ce que demandait le capitaine. Jobicavala lestement ses deux verres de rhum comme si c’eût été de l’eausucrée, et partit en remerciant le digne capitaine.

« Ah ! si j’avais seulement unedouzaine de lurons et de braves comme celui-là ! »murmura M. Tanguy en suivant des yeux le matelot.

Il est bon de dire ici que M. Tanguyétait Bas-Breton, et, par conséquent, fort disposé à bienaccueillir ses compatriotes.

C’est à la suite de cette conversation queJobic était parti pour Lanmodez avec l’intention de ramener Charlotau Havre avec lui.

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