Les Aventures de Charlot

Chapitre 7 –Départ pour la pêche en mer. – La tempête. – Malheur affreux. –Dévouement de Jobic.

Le soir, tout en fumant, Antoine demanda à sonami ce qu’il comptait faire et quels étaient ses projets devoyage.

« Je pars sur le Marignan pourBombay, dit Jobic.

– Quand appareille-t-il ?

– Dans un mois.

– Bon !

– Mais il faut que je sois à mon postedans huit jours.

– Pourquoi ?

– Pour le chargement, donc !

– Eh bien, en attendant, tu vas resterici.

– Si je ne te gêne pas ?

– Tu vois bien que non. Tout le mondet’aime déjà comme si tu étais de la famille.

– C’est vrai, dit Marianne ensouriant.

– Oh oui ! s’écrièrent lesenfants ; il ne faut jamais partir, monsieur Jobic.

– Jamais ! jamais ! répétaRosalie.

– Tu veux que je reste ici, petitchiffon ?

– Oui.

– C’est dit alors. »

Les enfants battirent joyeusement desmains.

« Et Fanchette restera aussi, ditCharlot.

– Oh ! oui, maman ! »murmura Denise en regardant sa mère d’un air suppliant.

La pauvre Marianne n’aurait pas mieux demandé,car la situation de la petite mendiante l’intéressaitvivement : mais trois enfants à nourrir sont déjà une lourdecharge.

« Nous tâcherons de lui trouver uneoccupation dans les environs, chez de braves gens qui seront bonspour elle, dit-elle en embrassant Fanchette ; elle viendranous voir tous les jours et passera chez nous ses dimanches. Jem’en occuperai dès demain. En attendant, Antoine permettra qu’elledemeure avec nous.

– Tant que tu voudras ! s’écriaAntoine, qui avait aussi bon cœur que sa femme.

– Que Dieu vous récompense ! »murmura Fanchette.

Puis, cédant à son émotion, la pauvre petitecacha sa tête dans son tablier et sanglota dans un coin, à lagrande stupéfaction de Rosalie qui ne savait pas encore qu’on pûtpleurer de joie.

Tout étant ainsi arrangé à la satisfactiongénérale, les enfants allèrent docilement se coucher. Leurs parentsne tardèrent pas à faire comme eux, car Antoine et son ami Jobicdevaient partir pour la pêche le lendemain de grand matin.

Charlot, qui s’était endormi avec le secretespoir qu’on l’emmènerait, se réveilla au point du jour. Ils’élança bien vite de son lit.

Hélas ! les deux marins avaient déjàquitté la maison. Prenant à peine le temps de s’habiller, le gamincourut sur la grève. La barque d’Antoine était à dix ou douzeencâblures du rivage et filait rapidement vers la pleinemer.

Charlot se donna deux ou trois grands coups depoing dans la tête, puis, calmé par ce remède original, il repritle chemin de la maison, déjeuna de bon appétit et partit avec sesbestiaux.

Dans le courant de la journée, le ciel secouvrit de nuages sombres et menaçants. Les vagues commençaient àmoutonner, c’est-à-dire à se couvrir d’écume dans lelointain. Sur le rivage, les flots déferlaient avec une fureurcroissante. Les oiseaux de mer voltigeaient de tous côtés enpoussant des cris aigus. Bientôt les femmes des pêcheurs segroupèrent sur la grève. L’inquiétude était peinte sur leursvisages. Quelques-unes montaient sur les points les plus élevés dela falaise, pour tâcher de découvrir à l’horizon les bateaux deleurs maris ou de leurs frères.

Deux ou trois canots, trop petits pour serisquer loin des côtes, pêchaient à peu de distance ; ils sehâtèrent de regagner le rivage.

« Il va y avoir une tempête, disaient lesmarins en se signant. Que sainte Anne protège les camarades quisont au large ! »

Bientôt l’orage éclata. Le tonnerre grondadans le lointain. De sinistres éclairs déchirèrent les nuages noirset épais qui déroulaient au ciel leurs sombres plis. Les vaguesgrandissaient toujours. Leurs montagnes écumantes se brisaient lesunes contre les autres avec un épouvantable fracas ; les plusrapprochées du rivage se précipitaient contre les rochers, et toutela falaise tremblait de leur choc. De temps en temps, une voileparaissait au milieu des flots irrités. L’œil exercé des marins lareconnaissait bien vite.

« C’est le bateau d’un tel, »disait-on.

Puis chacun suivait avec une profonde anxiétéles mouvements du frêle esquif qui bondissait sur les vagues etsemblait fuir devant elles. Trois barques regagnèrent ainsi leport. Avec celles qui étaient rentrées aux premiers moments de latempête, cela faisait sept. Il en restait encore trois ; celled’Antoine était du nombre. Vers la fin du jour, une d’elles parutenfin. Son mât était brisé ; des trois marins qui la montaientils n’en revenait que deux : le patron et son matelot. Lemousse avait été emporté par une lame. Les deux marins avaient faittout ce qui était humainement possible pour le sauver, mais ilsavaient failli périr eux-mêmes dans cette tentative. De grosseslarmes roulaient sur leurs joues hâlées quand ils firent ce tristerécit à la pauvre mère du mousse qui attendait sur la grève leretour de son fils.

La malheureuse femme se laissa tomber à terre,mit son tablier sur sa tête et demeura immobile comme privée desentiment. Quelques voisines l’emmenèrent chez elle.

« Antoine est-il de retour ? demandal’un des marins qui venait d’arriver.

– Non ! Pourquoi ?

– Il était à deux milles au moins plusloin que nous.

– Sa barque est solide, dit un autre.

– Oui, murmura un vieux pêcheur, mais illui aura fallu doubler la Roche Bleue.

– Silence, dit un troisième, Marianne estlà et nous écoute. »

Hélas ! la pauvre Marianne avait toutentendu. Pâle, haletante, les yeux fixes, elle interrogeaitl’horizon.

« Une voile par le travers de l’îleModez ! » cria un marin qui avait unelongue-vue.

Marianne s’élança vers lui.

« Laissez-moi voir, » dit-elle.

Et collant son œil humide contre le verre,elle regarda avec une fiévreuse curiosité.

« C’est la barque d’Antoine !s’écria-t-elle.

– Pourvu qu’elle puisse aborder, dit toutbas le vieux marin.

– Je veux voir aussi, reprit une autrefemme dont le mari montait la troisième barque, celle dont onn’avait point encore de nouvelles.

– C’est bien la barque d’Antoine,poursuivit le marin qui avait aussi regardé dans l’intervalle.

– Sainte Vierge ! protégez monmari ! » murmura Marianne.

En dépit du mauvais temps, la barqueapprochait rapidement. Bientôt on put distinguer les hommes qui lamontaient. Il y en avait trois. À son départ, Antoine avait aveclui son matelot habituel, un mousse et Jobic. Qui doncmanquait ? L’œil collé à l’objectif de la longue-vue, Mariannecherchait à reconnaître qui se trouvait dans le bateau ; maisdéjà, auprès d’elle, la vue perçante de quelques marinsexpérimentés avait découvert qu’Antoine n’était pas avec sescamarades. Son matelot aussi était absent. Il n’y avait à bord quele mousse, Jobic et un des matelots qui montaient l’autre barqueattendue.

Folle d’inquiétude, Marianne interrogeait duregard les figures de ses voisins. Leurs physionomiescompatissantes lui révélèrent la cruelle vérité. Elle voulaitencore douter cependant. De sa main tremblante, elle reprit lalongue-vue.

Vingt fois la barque faillit sombrer sous lechoc des vagues, ou se briser contre les rochers. Assis àl’arrière, Jobic tenait la barre. Un mouchoir entourait son front.Son bras gauche immobile paraissait attaché à sa vareuse. L’autrematelot veillait aux voiles. Le petit mousse, qui avait douze ans àpeine, le secondait de son mieux et vidait avec une écuelle de boisl’eau qui remplissait le fond du canot.

Enfin l’embarcation atteignit le rivage.Chacun s’élança vers les marins.

« Mon mari ! s’écria Marianne en seprécipitant vers Jobic.

– Dieu nous l’a repris, » murmura lematelot qui pleurait comme un enfant.

La pauvre femme sanglota avec un accentdéchirant.

« Il est mort comme un brave et dignemarin qu’il était, reprit Jobic avec énergie. Il a voulu aller ausecours de ses camarades dont la barque avait sombré. En sepenchant pour tendre la gaffe à un malheureux qui senoyait, il est tombé à l’eau. Je me suis jeté après, mais je n’aipu le retrouver, le flot m’a lancé contre les rochers ; puis,en se retirant, il m’a ramené vers la barque, et ce brave garçonm’a sauvé, » ajouta-t-il en montrant le matelot de l’autreembarcation.

Cet homme parlait en ce moment à la veuve dumarin qu’Antoine avait inutilement essayé d’arracher à la mort.

Le mousse était le fils de ce dernier ;il avait passé les deux bras au cou de sa mère et cherchait à laconsoler.

Jobic et quelques voisines emmenèrent Mariannechez elle. En entrant dans la chaumière où jamais ne devait revenirAntoine, la malheureuse femme eut un accès de désespoireffrayant.

Les naïves caresses de ses enfants, que Jobicavait poussés dans ses bras, firent enfin couler les pleurs quil’étouffaient. Elle réunit les trois têtes chéries et les pressasur son cœur en les couvrant de larmes et de baisers.

Les pauvres petits ne pouvaient croire à leurmalheur.

« Papa reviendra, disait Charlot.

– Oh oui ! » affirmaitRosalie.

Denise pleurait silencieusement ;Fanchette, consternée, aurait voulu être morte à la place du bonAntoine.

Le matin suivant, Marianne exigea que Jobiclui racontât tous les détails de la catastrophe qui l’avait rendueveuve.

« Antoine est au ciel avec les martyrs etles saints, reprit-elle ensuite ; je l’y retrouverai quandceux-là – elle montrait les enfants – pourront se passer demoi.

– Oui, Marianne, répondait Jobic ;mais c’est égal, il aurait mieux valu que Dieu me prît à la placede notre pauvre Antoine. »

Marianne était une femme courageuse ; sapiété et son amour pour ses enfants lui donnèrent la force dedompter sa douleur. En cette occasion, Denise et la petitemendiante furent bonnes et dévouées. Elles s’occupèrent du ménage,firent la cuisine, soignèrent les autres enfants et montrèrentenfin, pour remplacer la pauvre mère, une intelligence et desattentions qui touchèrent profondément Jobic et Marianne. Charlotaussi faisait de son mieux ; mais les petits garçons n’ont pasgénéralement l’intelligence aussi développée que les petitesfilles. La mort de son père l’avait d’ailleurs plongé dans unesorte de stupeur. Il passait des journées entières avec Kidu sur lebord de la mer, redemandant l’absent aux flots qui l’avaientenglouti, et interrogeant du regard tous les points de l’espace.Fanchette allait le chercher aux heures des repas. Il se laissaitramener ; mais, dès que la surveillance cessait, il retournaità son poste. Un seul mot sortait de sa bouche :« Papa ! »

Pauvre Charlot ! Il comprenait déjà toutel’étendue de la perte qu’il venait de faire. Quoique plus jeune,Denise la sentait mieux encore ; femme déjà par le cœur, elletrouvait, pour consoler sa mère, des paroles et des caressesau-dessus de son âge.

Dès le lendemain, Jobic s’était mis à labesogne pour réparer les avaries qu’avait reçues la barqued’Antoine. Le bon matelot était cependant bien avariélui-même. Il avait un grand trou à la tête, et son bras gaucheétait tout couvert de meurtrissures ; mais son courage luidonnait des forces. Il ne voulait pas abandonner la famille de sonami.

Au bout de trois jours, la barque fut remise àflot. Jobic partit pour la pêche avec un matelot qu’il avait enrôléet le petit mousse qui accompagnait d’habitude le malheureuxAntoine, et qui avait failli périr avec lui. Hélas ! ilfallait gagner de quoi vivre, et le mousse repartait bravementparce que c’était son devoir de le faire.

Il y a bien des choses tristes dans cemonde ; mais aussi que de dévouements, que de nobles actionsqui restent ignorés ! combien de vies consacrées par lecourage et l’abnégation, qui devraient nous servird’exemple !

Il va sans dire que le produit de la pêche deJobic appartenait tout entier à la famille Morand. Cette familleétait devenue la sienne. Il acceptait la mission sacrée de veillersur les orphelins, comme si leur père avait eu le temps de la luiconfier.

Pour être plus libre, Jobic s’était installédans une cabane voisine. Il prenait ses repas chez lesMorand ; mais il était plus souvent en mer qu’à terre. Commec’était un de ces habiles et vaillants matelots qu’un capitainetient à se conserver, il avait obtenu du commandant de l’Argonautela permission de rester à Lanmodez jusqu’au départ du navire.

Pendant le temps qu’il ne consacrait pas à lapêche, il s’occupait des orphelins et de leur mère.

Au bout d’un mois, lorsqu’il fallut enfinsonger au départ, Jobic demanda un soir à Marianne ce qu’ellecomptait faire quand il ne serait plus là pour manœuvrer le bateaude pêche.

« Je vous l’ai dit, répondit-elle, jetâcherai de louer ma barque à notre matelot qui est un bon homme.Il pêchera et me donnera la moitié du poisson.

– En effet, dit Jobic, c’est le meilleurparti à prendre. Et votre fils ?

– Charlot ?

– Oui, Charlot. Vous ne voulez pas mecomprendre, ma pauvre Marianne. Charlot aura dix ans le moisprochain. Il est grand et fort pour son âge ; il peut déjàcommencer à naviguer.

– Il est si jeune !

– J’étais mousse à son âge.

– Ne me l’emmenez pas encore, Jobic. Jesuis si malheureuse en ce moment ! Laissez-le-moi deux outrois ans. Et puis, j’ai peur de la mer.

– Ce n’est pas raisonnable,Marianne ; vous savez bien qu’Antoine voulait en faire unmarin.

– Hélas ! murmura la pauvremère.

– Charlot est un bon petit garçon, repritJobic, mais il a de la tendance à devenir fainéant.

– C’est de ma faute.

– Je ne dis pas non ; cependant,cela tient aussi à son caractère. Manger un peu de vacheenragée lui ferait du bien. Enfin, pour aujourd’hui, n’enparlons plus. Nous verrons cela l’année prochaine.

– Oui, l’année prochaine ! Vousreviendrez, n’est-ce pas ?

– Sans doute ; mais, croyez-moi,habituez l’enfant petit à petit à la rude existence qu’il doitmener. Plus tard, il aurait trop à en souffrir. Quand il fera beau,envoyez-le à la pêche avec le bateau de quelque voisin. À bord d’ungrand navire, on ne prendrait pas un mousse aussi étranger que luià la manœuvre. Instruisez-le par ailleurs aussi ;l’instruction sert à tout et ne nuit à rien. Voyons, Marianne,soyons raisonnable et ne pleurez pas comme cela.

– C’est plus fort que moi, Jobic. Quandje pense à ce que la mer m’a déjà coûté !… »

Jobic consola de son mieux la pauvre femme.Pendant les deux ou trois jours qui lui restaient, il remit labarque à neuf, répara les ustensiles de pêche et conclut, avecl’ancien matelot d’Antoine, l’arrangement dont nous avons parlétout à l’heure et qui est assez fréquent parmi les pêcheurs. Cematelot, qui s’appelait Clément, s’engagea à entretenir le bateauen bon état ainsi que les filets et à partager le produit de lapêche avec la famille Morand.

Des camarades d’Antoine promirent à Jobic deveiller sur les orphelins et d’emmener le petit Charlot pour enfaire un marin.

Enfin Jobic dut partir. Il embrassa unedernière fois les enfants qui ne voulaient plus le quitter, etserra contre son cœur la pauvre veuve qui le remerciait aveceffusion de tout ce qu’il avait fait pour eux. Puis, honteux deslarmes qui mouillaient ses paupières, il quitta la cabane où ilavait passé de si joyeux instants auprès de son ami. Il partit àpied pour Paimpol, et de là s’embarqua sur un caboteur quiallait au Havre.

Le lendemain du départ de Jobic, Marianne, encherchant du linge dans l’armoire, trouva une petite bourse de cuirqui contenait soixante francs. C’était la bourse du matelot. Ilavait laissé à la famille de son ami tout ce qui lui restaitd’argent.

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