Les Contes de nos pères

I. – DEUX FRÈRES.

Le château de Saint-Maugon était bien vieuxdéjà au dix-septième siècle ; il était presque aussi vieux quela noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage au richeduc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche et Porhoët.Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sont morts ; letrône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis des siècles, maisSaint-Maugon dresse encore ses cinq tours grises, tout en haut dela montagne d’Ernec-le-Vicomte, à trois lieues de la bonne ville deRennes. Son donjon, dix fois centenaire, domine toujours la plaine,comme au temps où la plaine, vassale, obéissait à Mauguer depuisChâtillon jusqu’à Saint-Hellier. La mousse, cette rouille dugranit, a rongé ses murailles ; le lierre a monté de la baseau faîte, pour redescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol,multipliant d’année en année ses grêles festons, jetant une bouturedans chaque fente, couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet deverdure, si bien que la pierre disparaît sous son luisant et noirfeuillage, comme se cachent parfois la décrépitude et la vieillessesous les plis opulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé,Saint-Maugon fait une vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit debien loin ; son aspect met au cœur du passant une vaguemélancolie ; il est comme ces vieux hommes qui restent dans lavie, tristes et seuls, après avoir vu mourir leurspetits-fils : ces hommes ne peuvent point accoutumer leursyeux de cent ans à contempler des choses nouvelles ; ils ontvu mieux que le présent ; ils regrettent ; ils ne se sontpoint assez hâtés de mourir. – De même l’antique manoir, débrisd’un passé trop lointain, fait tache au milieu des bourgeoisesvillas qui s’asseyent aux croupes des collines environnantes. Il neles connaît pas ; elles ne sont point de sa famille.

La nuit, quand la voie lactée étend au-dessusdes toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugonsemble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas lesoleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore,– il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; ilregarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent lepâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommesdorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent.Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âged’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âged’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de ferqui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique,corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où noussommes !

Deux avenues conduisent de la plaine auchâteau de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible,aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans ladirection de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte etescarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus.Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur largevoie ; mais au dix-septième siècle, époque où les Mauguer deSaint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, unequadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs lelong des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’unedemi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.

Par une journée d’hiver de l’an 1683, deuxcavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbresdépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre,celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, etportaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, desofficiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes,montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Ilparaissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave etdoux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre àplumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noirequi tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes decapitaine.

L’autre cavalier était plus jeune encore. Ilarrivait de loin, car sa monture, haletante, avait de la bouejusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux ducapitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats etplus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plusde fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemblede sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.

Il poussait vivement son cheval, qui n’enpouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château.Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps quele capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.

Dès que nos deux cavaliers s’aperçurentmutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance,quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un del’autre.

 

– Roger ! dit le capitaine enappuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.

– Monsieur mon frère ! réponditcelui-ci avec une tendresse mêlée de respect.

– Fi ! Roger, au régiment ou devantla foule, passe encore ; mais ici, appelle-moi Bertrand, rienque Bertrand ! Les autres sont aînés et cadets ; noussommes frères, nous !

– Oh ! oui, frères, répéta Roger,qui avait une larme dans les yeux.

Les deux jeunes officiers se prirent par lamain et franchirent le seuil de la cour. C’étaientMM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer deSaint-Maugon, chevalier, baron de Keruau, mort brigadier desarmées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendantce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était restéà Rennes. Or Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittésjusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deuxfrères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pourl’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur,inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger seressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et del’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : sonfrère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Rogerétait plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tousles droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendaitqu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique,mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffità le prouver surabondamment.

– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand entraversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. –Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.

Roger toucha l’impondérable duvet quicommençait à poindre sur sa lèvre supérieure.

– Je suis un soldat, frère, dit-il. Maistoi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter tamoustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autreofficier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beauque toi.

Et Roger contemplait avec une admiration naïvele mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passaitsa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableaugracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suavecomme les joies de la famille.

Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyennegrandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes.Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tousdeux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de ladame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leursourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bienprès l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écussonde Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé dedix cors. »

Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaientdu regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout lebonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.

– Six mois ! c’est bien long, frère,dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel,ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon postepour venir t’embrasser.

– Toujours étourdi comme autrefois, ettoujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu faitdurant cette longue absence ?

– Bien des choses, frère. Il y a denobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantaistirent volontiers l’épée…

– Tu t’es battu ! interrompitvivement Bertrand.

– Plaisante question, frère ! J’aibientôt dix-neuf ans.

– Et avec qui t’es-tu mesuré ?

– Je ne sais… Avec l’un, puis avecl’autre… Mais laissons là ces bagatelles.

Il y avait plein contraste entre l’inquiètesollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.

– Laissons cela, en effet, dit l’aîné deSaint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions pointnous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deuxbons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme onva danser une courante.

– C’est le devoir d’un gentilhomme.

– C’est la manie d’un fou, quand ce n’estpas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée,Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.

– Vous êtes sévère, monsieur mon frère,dit Roger, d’un ton de reproche.

– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dûgarder ces paroles de blâme. Mais, je t’aime tant, Roger !

Celui-ci rappela son sourire et pressa la mainde Bertrand contre son cœur.

– Frère, dit-il d’une voix caressante etpleine de joyeuse malice ; à ma prochaine affaire, je viendraiprendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler deduels, parlons amour.

– Es-tu donc amoureux ?

– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avecune comique emphase.

– C’est juste… Et peut-onconnaître ?

– Chut !… Nous savons sur le boutdes doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nousserons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes biencurieux !

– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne sedit point… Moi-même…

– Es-tu donc amoureux, toi aussi ?interrompit en riant Roger.

Bertrand fit un grave signe d’affirmation.

– Tant mieux ! s’écria Roger ;en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles.Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point, commeje fais tout le reste, à la légère et en riant…

– Tant pis ! prononçainvolontairement le capitaine.

– Pourquoi ? elle est noble, riche,belle…

– T’aime-t-elle ?

– Je le crois… Elle sait que mon cœur esttout à elle… Souvent j’ai cru lire dans son sourire un aveu…

– Les sourires sont trompeurs, monfrère.

Roger devint triste ; ses traits prirentune expression de pitié.

– Serais-tu malheureux en amour ?demanda-t-il.

– Non, répondit Bertrand.

– C’est que tes paroles… Mais je suisfou ! la femme que tu aimes doit être fière en effet. Celle-làsera heureuse entre toutes.

– S’il ne faut pour cela que l’aimer,elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.

– C’est comme moi.

– Je l’aime plus que femme ne fut jamaisaimée… Elle est si belle !

– Oh ! pas plus belle que lamienne ! s’écria vivement Roger.

– Plus belle que toutes les autresfemmes, frère. Si tu la voyais !…

– Si tu voyais la mienne !

– N’ai-je pas vu tout ce que Rennescontient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu detoutes ses compagnes.

Roger fit un geste d’impatience.

– Nantes est plus grand que Rennes,dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.

– Rennes est le centre de noblesse,répondit Bertrand qui prenait feu sans le savoir ; – quelautre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes duNantais aux nobles dames qui suivent les états ?

– Mais elle suit les états ! s’écriaRoger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu !si tu n’étais mon frère !…

Il toucha brusquement son épée, puis, honteuxde ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le sein ducapitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.

– Enfant ! murmura-t-il, en jetantses bras autour du cou de Roger. C’est moi qui ai tort, ou plutôtnous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutesdeux, puisque nous les aimons.

Roger se releva et rendit à Bertrand sonaccolade, mais il restait sur son gracieux visage quelques tracesde méchante humeur.

– Je veux que tu la voies ! dit-il.Je veux que tu me demandes merci comme un chevalierdésarçonné ; que tu te déclares vaincu…

– Je le fais d’avance, puisque cela teplaît.

– Non pas ! il faut juger enconnaissance de cause.

– Mais, objecta Bertrand, il y a loind’ici à Nantes.

– Elle n’est plus à Nantes, elle est àRennes ; et la prochaine fois que quelqu’un de messieurs desétats donnera bal…

– C’est fête ce soir chez M. lemarquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.

– À merveille ! alors je te provoqueformellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir…Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droitd’aînesse, et je vous présage une rude défaite.

– Nous verrons ! dit Bertrand moitiériant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.

Quelques heures après, à la nuit tombante,MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteauxleurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour duchâteau. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquaisarmés les suivirent. C’était, pour le temps, une escortenoble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquantehommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né deMauguer.

Les deux frères, impatients de vider leurdifférend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrentloin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route,Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses etinnocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’ilcroyait être de triompher dans quelques instants.

On arriva aux portes de Rennes. L’anguleuxcailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Aprèsavoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeusesde la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leuravaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels.Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noblearchitecture montrait ses nombreuses fenêtres brillammentilluminées. C’était l’hôtel de monsieur le lieutenant de roi.

MM. de Saint-Maugon jetèrent labride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, etmontèrent le grand escalier que remplissait déjà l’harmonie du bal.L’huissier les annonça ; ils firent leur entrée.

Il y avait foule dans les salons et foule dansles galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de richestentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout desfleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les paruresscintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants outimides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velourstranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardesdes épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et leséclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à labrise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œilcharmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, etquand les violons entamaient l’austère ouverture du menuet envogue, composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour secroire au fabuleux pays des rêves.

Bertrand et Roger firent le tour des salles,interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant ets’étonnant de ne point trouver.

– Salut à M. le baron de Keruau,disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.

Bertrand saluait d’un geste distrait etcontinuait sa recherche.

Quant à Roger, il n’avait point de titres, etses camarades ne lui jetaient qu’un familier : bonsoir,Saint-Maugon.

Nos deux frères avaient parcouru toutes lessalles et toutes les galeries.

– Elle n’est pas là ! ditBertrand.

– Elle n’est pas là ! répétaRoger.

– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon,il nous faudra remettre notre gageure.

Un huissier souleva la portière de la porteprincipale.

– Peut-être ! dit Roger, qui tendaitl’oreille avidement.

– M. le président deMontméril ! annonça l’huissier.

Les deux frères tressaillirent.

Un vieillard, portant le costume desprésidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit laportière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquisebeauté.

– La voilà ! dirent ensemble lesSaint-Maugon avec un accent de triomphe.

Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre.Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardaitd’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; aucontraire, dans celui de Roger il y avait de la rage.

– Et tu dis qu’elle t’aime !murmura-t-il.

Bertrand ne répondit point. Roger lui saisitfortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrentsur sa joue. – Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut,évanoui, sur la poitrine.

 

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