Les Contes de nos pères

I. – CINQ ANS.

Il y a bien des années, les gentilshommesavaient coutume de passer la mer pour s’en aller en terre sainte etcombattre les païens. Beaucoup partaient et ne revenaientpoint ; mais cela n’empêchait pas leurs fils de partir aprèseux, parce que les nobles de Bretagne, vieillards et jeunes gens,étaient de vaillants chrétiens.

Voici ce qui arriva une fois en temps decarême, la veille du saint dimanche des Rameaux.

Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron,Yves Malgagnes et Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val,s’en vinrent à la ville de Rennes sur leurs bons chevaux. C’étaientquatre francs batailleurs, ne craignant rien, si ce n’est Dieubeaucoup, et un peu le diable. Ils avaient fantaisie de prendre lacroix, afin de conquérir le tombeau du Sauveur qui était aux mainsdes infidèles.

Vers deux heures après l’Angelus demidi, ils frappèrent de compagnie à la porte de l’orfévre Pointel,que les bourgeois de Rennes, ses compères, avaient surnomméLucifer. Pointel était riche à tonneaux d’or et à tombereauxd’argent. Il avait, disait-on, du sang juif dans les veines, etpratiquait l’usure comme ont fait en tout temps les gens de cettenation ; mais il allait à la messe, ce qui enlevait toutprétexte honnête à ses dupes, qui l’eussent voulu de bon cœurlapidé. La seule vengeance qu’on se permît à son égard consistaiten cet étrange et emphatique sobriquet de Lucifer. On ne peuts’empêcher de penser que c’était là jeter au démon un crueloutrage, et, au fond de l’enfer, l’archange déchu doit s’irriteroutre mesure en se voyant rabaissé au niveau d’un trafiquantisraélite, – espèce si vile, race si profondément abjecte, quel’opulence elle-même est impuissante à la relever.

Mais ne mettons plus notre loquèle à la placedu récit de Joson.

Lucifer tenait à coup sûr le premier rangparmi les argentiers de Rennes. Il habitait un vaste édifice situésur les bords de la petite rivière d’Ille, et ses jardins, plantésd’arbrisseaux précieux et tout pleins de fleurs rares, s’étendaientau bord de l’eau, si loin, que l’œil n’en pouvait voir à la foisles deux extrémités. C’était un homme de quarante ans environ,petit, et portant sur son visage ce caractère d’avidité cauteleusequi est le propre des enfants d’Abraham. Il avait la taille voûtée,et ses cheveux commençaient à grisonner. Sa physionomie changeaitsuivant les circonstances ; elle était arrogante en face dufaible, humble vis-à-vis du puissant.

De notre temps, cet orfévre eût fait unbanquier recommandable.

Nos quatre barons, descendus de cheval à saporte, frappèrent bel et bien jusqu’à ce qu’un valet leur vîntouvrir.

– Va-t’en dire à ce chien deLucifer !… commença Yves Malgagnes.

Mais Hervé de Lohéac, qui était un seigneurprudent, l’interrompit.

 

– Ami, dit-il au valet, va, je te prie,et préviens maître Pointel que quatre nobles hommes désirentl’entretenir sur-le-champ.

Le valet obéit.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes,c’est pitié de jeter sa courtoisie à un juif !

Les barons étaient alors dans un somptueuxvestibule dont les tentures faisaient grande honte aux pauvrestapisseries de leurs manoirs. Gérard Lesnemellec, seigneur de Lernet du Val, avait amené avec lui son fils unique, Addel, qui était àpeine âgé de seize ans. Le jeune homme regardait ces magnificencesavec une admiration naïve. Il s’approchait, il touchait le drapd’or, la soie et le velours ; il ne se pouvait point rassasierde voir et de s’émerveiller.

Par hasard, tandis qu’il faisait ainsi le tourdu vestibule, Addel souleva les draperies festonnées d’uneportière. Curieux comme on est à son âge, il avança vivement latête, afin de jeter son regard dans la pièce voisine. Mais toutaussitôt une épaisse rougeur colora son front ; il mit sesdeux mains sur son cœur, et demeura immobile, dans l’attitude d’unemuette contemplation.

Au milieu d’un petit salon tendu à la modeorientale, Addel venait d’apercevoir une jeune fille à peine sortiede l’adolescence. La jeune fille était belle de cette beauté noble,suave, choisie, que Dieu a laissée aux vierges d’Israël, parcequ’il y a toujours un rayon de clémence dans les orages du courrouxdivin. Elle était demi-couchée sur des coussins amoncelés. Songrand œil noir rêvait sous l’arc hautain d’un sourcil dereine ; un vague sourire venait par intervalle aux lignespures de sa bouche. De larges boucles, abondantes, noires etlustrées, ruisselaient le long de sa joue pâle. Elle tenait à lamain un luth de forme étrangère, dont les cordes, récemmentsollicitées, rendaient encore un vague et fugitif murmure.

Au mouvement que fit Addel, la jeune fille seretourna. En ces temps de chevalerie, l’amour était un culte, etl’enfance apprenait de bonne heure le code de cette galanteriemystique et contemplative qui est morte un beau jour, étouffée sousle poids des pédants ressouvenirs de la Renaissance. Addel mit ungenou en terre. La belle juive, un instant effrayée, rappela soncharmant sourire, et fit un digne et gracieux salut.

Addel fut sur le point de s’élancer verselle.

– Sainte croix ! dit à ce moment lagrosse voix de Malgagnes, – ce chien de mécréant a-t-il bienl’audace de faire attendre quatre bons gentilshommes !

Addel tressaillit. Sa main laissa retomber ladraperie ; son rêve était fini.

Avant qu’il pût se raviser, le valet rentra etdéclara qu’il avait ordre d’introduire les quatre barons. – Addelsuivit son père, non sans jeter de bien tristes regards vers laportière de soie.

– Qu’elle est belle ! sedisait-il.

Maître Pointel était assis dans un vieuxfauteuil de cuir à clous de fer, sans dorure. La simplicité, pourne pas dire la misère du réduit où il reçut ses nobles hôtes,contrastait singulièrement avec la splendeur des autresappartements.

 

– Messeigneurs, dit-il du plus loin qu’illes aperçut, quelle circonstance vaut au plus soumis de vos serfsl’honneur de votre visite ?

Ce fut Lohéac qui répondit.

– Maître, nous venons vers toi pourtraiter une importante affaire. As-tu quarante mille écus dans tescoffres ?…

– Dieu de Moïse !… c’est-à-diresainte Vierge ! s’écria Lucifer, – qui entendit jamais parlerde pareille somme ?

Hervé de Lohéac répéta froidement saquestion.

– Quarante mille écus ! répéta deson côté Lucifer ; – Dieu d’Abraham… c’est-à-dire par le saintnom du Christ ! je vous jure, mes bons seigneurs, que mapauvre escarcelle n’est point assez large pour contenir le quart decet immense trésor.

Martin Mortemer de Mauron fronça lesourcil ; Gérard Lesnemellec toucha la poignée de sadague ; Yves Malgagnes grommela force malédictions. Quant aujeune Addel, son esprit et son cœur étaient auprès de la bellefille qui tenait un luth dans sa blanche main, et dont la boucherose lui avait donné un sourire.

– Maître, reprit Hervé de Lohéac d’unevoix ferme et grave, je veux croire que les bruits qui courent surton compte sont des calomnies.

– Vous en pouvez faire serment,monseigneur.

– Tu es un bon chrétien…

– Un chrétien fervent et sincère, par laverge d’Aaron !… je veux dire par les saintsapôtres !

– Donc, poursuivit Lohéac, tu ne peuxpoint refuser de nous venir en aide… Ces quarante mille écusdoivent nous servir à gagner la Palestine, où nous mesurerons noslances contre les esclaves du démon.

– Mais je suis un pauvre homme.

– Misérable chien ! s’écriaMalgagnes à bout de patience.

Gérard Lesnemellec tira sa dague ; Martinde Mauron fit le geste de prendre Lucifer à la gorge. – Addel nevoyait rien de tout cela.

– Qu’elle est belle ! sedisait-il ; que ses cheveux sont noirs et doux ! qued’enchantements il y a dans son sourire !…

– Mes bons seigneurs, ayez pitié de votrehumble serviteur ! murmura Lucifer qui tremblait de tous sesmembres ; – les temps sont durs, et les hommes n’ont pointl’honnêteté que prescrit le Talmud… je veux parler de la divinedécade des commandements de Dieu… De faux frères m’ont emprunté monor, et je suis aussi dépourvu, à cette heure, que le plus pauvre detous les mendiants.

– Silence ! dit impérieusementLohéac. Avant de prodiguer ainsi le mensonge, écoute nospropositions. Il me faut, pour ma part, dix mille écus… Engarantie, je te donnerai ma seigneurie de Lohéac.

– Avec le château ? demanda Lucifer,dont l’œil avide rayonna subitement.

– Avec le château.

– Et les cinq paroisses ?… Et lafutaie de Tintaine ?

– Et la forêt de Tintaine, et les cinqparoisses.

– Je tâcherai, monseigneur.

– Moi, dit Malgagnes, pour dix mille écusqu’il me faut, je t’engage, chien de juif, mes prairies de Guignenet de la Féraudais, avec mon manoir de Malgagnes.

– Cela ne vaut pas Lohéac ; mais,pour vous obliger, monseigneur, je tâcherai.

C’était au tour de Mauron.

– Moi, dit-il, je mettrai entre tes mainsmaudites ma tour et mon domaine.

– C’est peu, répondit Lucifer.

– Je n’ai que cela.

– Je tâcherai… Cela fait trente milleécus.

Il ne restait plus que Gérard Lesnemellec.Lorsqu’il ouvrit la bouche, Lucifer composa subitement son visage.Gérard demanda comme les autres dix mille écus, sous la garantie deson domaine.

– C’est trop peu, répondit encoreLucifer, mais cette fois d’un ton péremptoire.

– Mon château de Lern est beau, repritGérard en insistant ; – le Val-aux-Fées, dont je suis maître,est fertile et vaut trois fois la somme que je te demande.

Lucifer savait mieux que personne la vérité deces paroles, car il avait souvent admiré la magnifique position duchâteau et la fertilité de la vallée. Nonobstant, il se roidit dansson refus.

– C’est trop peu, répéta-t-il.

Les trois autres barons voulurent plaider lacause de Gérard.

– Messeigneurs, dit Lucifer, je suis unpauvre marchand, laissez-moi, s’il vous plaît, traiter mes affairescomme je l’entends… Ce soir, chacun de vous aura ces dix mille écusqu’il m’a demandés, mais je ne puis rien faire pour le châtelain deLern.

– Que veux-tu de plus, demandacelui-ci.

– Qu’avez-vous de plus,monseigneur ?

Gérard se creusa la cervelle. Au bout dequelques secondes, il courba la tête et répondittristement :

– Je n’ai rien.

– Écoutez, reprit Lucifer. Je croiraispécher en mettant obstacle à votre saint pèlerinage. S’il vousplaît accepter ce que je vais vous proposer, vous aurez les dixmille écus en bonnes et belles pièces d’or, toutes neuves, àl’effigie de notre aimé seigneur, le riche duc, que Dieu veuillegarder de tout mal !

Les quatre barons se découvrirent et direntamen, puis Gérard reprit :

– Quelles sont tes prétentions ?

– Peu de chose… Le château de Lern et leVal appartiendront après vous à ce damoisel…, qui est beau et denoble mine, par Jacob !… je veux dire par saintCorentin !

– C’est vrai… Après ?

– Vous n’avez point d’autrehéritier ?

– Cela est encore vrai… Où en veux-tuvenir ?

– Monseigneur, vous plairait-il me vendrevotre châtellenie de Lern avec le Val, pour vingt mille écusd’or.

Gérard recula de trois pas et leva son lourdgantelet de fer qui eût brisé le crâne de maître Pointel aussiaisément qu’une noix.

– Oses-tu bien me proposer de déshéritermon fils Addel ! s’écria-t-il en fronçant terriblement sessourcils.

– Du tout, point, monseigneur – À Dieu neplaise que je veuille aucun mal à ce gentil damoisel… SeulementLern me plaît, le Val aussi : et si vous avez désir d’aller enterre sainte, il vous faudra subir mes conditions.

– Lern, mon voisin et ami, demandaMalgagnes, veux-tu que je lance ce fils de Satan dans larivière ?

C’était en vérité chose faisable : l’Illecoulait sous les fenêtres. Heureusement pour maître Pointel, Hervéde Lohéac s’interposa.

– Messieurs mes voisins et amis, dit-il,un meurtre serait une méchante préparation à notre pieux voyage.Tâchons de ramener cet homme à des sentiments meilleurs… Maître,as-tu dit ton dernier mot ?

– Je ne dis jamais mon dernier mot,monseigneur… Discutons… Ce gentil damoisel va-t-il, lui aussi, enPalestine ?

– Sans doute, répondit Gérard ; ilmourrait de déplaisir si je prétendais lui ôter cette occasion degagner de l’honneur.

– Hélas ! pensa Addel, qui s’étaitpris enfin à écouter : hier, ce matin encore, il en étaitainsi… Pourquoi l’ai-je vue, mon Dieu ! Pourquoi !…

– C’est au mieux, reprit Lucifer, et laquestion change. Je n’offre plus que dix mille écus, mais je vouslaisse vos domaines.

– À la bonne heure !

– À condition que vous scellerez dupommeau de votre vaillante épée un parchemin que je vais remplir àl’instant.

– Et que dira ton parchemin ?demanda Gérard avec défiance.

– Il dira que si messire GérardLesnemellec, seigneur de Lern et du Val, ou, à son défaut,l’héritier dudit seigneur, ne se présente pas dans le délai de cinqans et cinq jours pour payer à maître Pointel dix mille écus d’or,ledit Pointel deviendra, de fait et de droit, seigneur et maître duchâteau de Lern, du Val-aux-Fées et autres domaines dudit GérardLesnemellec.

Malgagnes, qui avait fait, pour suivre etcomprendre cette longue phrase, des efforts désespérés, secoua latête et dit d’un air profondément convaincu :

– Mon avis est qu’il vaudrait mieux jeterle mécréant à la rivière.

Martin Mortemer de Mauron fit un geste nonéquivoque d’adhésion.

– Consultez-vous, mon voisin et ami, ditLohéac à Gérard. C’est vous seul que cela regarde.

Lesnemellec réfléchit un instant.

– À la garde de Dieu ! s’écria-t-iltout à coup au bout de quelques secondes, en touchant l’épaule deson fils Addel ; – je suis robuste ; l’enfant est fort etnotre querelle est sainte… Ce serait grande mésaventure si l’un denous deux au moins ne revoyait point la terre de France avant cinqlongues années… J’accepte tes conditions, maître.

 

Lucifer frappa dans ses mains, et un valet,habillé comme ne le sont point d’ordinaire les serviteurs deschrétiens, montra sa tête à la porte entre-bâillée. Sur un signe,il apporta tout ce qu’il fallait pour écrire.

L’acte fut fait en un clin d’œil, car Luciferétait clerc habile autant que pas un. Gérard le scella du pommeaude son épée. Les trois autres barons consentirent desreconnaissances qu’ils ne lurent point, pour cause, et un fleuved’or coula sur les carreaux poudreux du réduit de Lucifer.

Quand le tout fut bien et dûment compté, lesquatre barons prirent congé, savoir : Hervé de Lohéac, par ungrave salut, Lesnemellec, par un sombre et silencieux regard, etles deux autres, par un franc : Va-t’en au diable, chien dejuif !

Addel sortit le dernier. En traversant lasomptueuse antichambre, il ralentit le pas de manière à demeurerseul un instant. Son cœur battait violemment. Il s’élança vers laportière et la souleva. Les carreaux de soie aux éclatantescouleurs étaient là encore amoncelés sur le moelleux tapis, mais iln’y avait plus de jeune fille sur les carreaux de soie. La chambreétait vide. – Addel laissa retomber tristement la draperie, etrejoignit son père, qui déjà se tenait en selle et tournait la têtede son cheval vers le manoir de Lern.

Tant que la distance permit d’apercevoir lademeure de maître Pointel, Addel tint son regard attaché sur lescroisées. Une fois, il crut apercevoir les plis d’une écharpe quis’agitait et flottait au vent. Il se découvrit alors et mit satoque, ornée d’un bouquet de plumes blanches, au bout du fourreaude son épée. Son cœur accompagna ce lointain hommage et revint auxpieds de la belle inconnue. Addel aimait. Il n’avait que seize ans,mais il était en ces vieux jours une tendresse naïve, timide et sipure ! – Il n’avait que seize ans, mais il portait lalance ; sa main et son cœur étaient forts : chez cesprédestinés au royal métier de chevalerie, l’homme devançait l’âge.Ils vivaient tôt, vite et bien, parce qu’ils vivaient tout près dela mort.

Lorsque les arbres de la route cachèrent enfinla maison de Lucifer, Addel se recueillit en lui-même et fêtasilencieusement son jeune amour.

 

Il ne s’était point trompé. C’était bien labelle juive qui, suivant des yeux la marche de la cavalcade, avaitagité son mouchoir en signe d’adieu. Rachel était la fille demaître Pointel. Son enfance s’était passée dans la retraite, selonles usages orientaux, car son père, affublé d’un masque chrétien,suivait en réalité, comme il a été dit déjà, les rites secrets dela religion judaïque. Rachel n’avait point vu souvent un si beaupage que le fils de Lern. Les vierges d’Orient sontinflammables ; néanmoins, si notre Guichenais ne nous eûtpoint positivement affirmé qu’elle se sentit éprise à la premièrevue, nous n’oserions point avancer cette circonstance romanesque etpeu vraisemblable.

 

Rachel, durant tout le reste de cette journée,donna son âme à une rêverie inconnue. Le soir, son père lui fitprésent d’un riche bandeau de pierreries.

– Je puis t’offrir cette bagatelle sansme faire plus pauvre, mon trésor, dit-il, en mettant sa boucheridée sur le beau front de Rachel. Aujourd’hui, j’ai gagné unefortune.

Et, en véritable trafiquant qu’il était,Lucifer se prit à narrer complaisamment le marché qu’il avait faitavec les quatre barons.

– Les trois premiers, dit-il enfinissant, m’ont signé une obligation qui me fera leur héritier,s’ils meurent en Palestine, – ce que puisse permettre le Dieu deJacob ! – L’autre n’a pas besoin de mourir. Dans cinq ans,s’il revient, ce sera pour demander l’aumône à la porte de sonancien domaine.

 

Le cœur de Rachel se serra.

– Pourquoi leur faire tant de mal,murmura-t-elle.

– Pour me faire beaucoup de bien,répondit Lucifer en ricanant. – Et dis-moi, ma perle, commenttrouves-tu ces turquoises qui reluisent doucement alentour de tonbandeau ?

Rachel soupira et garda le silence.

– C’est le prix de son malheur !pensa-t-elle ; – et, s’il revient avant cinq ans ?reprit-elle, tout en levant son grand œil noir sur le marchand.

– Il ne reviendra pas.

Rachel baissa les yeux et pria le Dieu deschrétiens d’avoir pitié du beau damoisel.

Quelques jours après, Hervé de Lohéac, MartinMortemer de Mauron, Yves Malgagnes, Gérard Lesnemellec et son filsAddel revinrent à Rennes avec une suite nombreuse d’hommes d’armeset de bons serviteurs. Ils reçurent la croix des mains de l’évêque,et se rendirent à l’église cathédrale afin d’entendre la messe dedépart.

 

Addel s’était placé le dernier et touchait labalustrade du chœur.

De l’autre côté de cette balustrade, une femmevoilée priait, dévotement agenouillée sur les froides dalles de lanef.

Cette femme était Rachel, la fille de maîtrePointel l’orfévre.

Au moment où les chevaliers allaient quitterla nef, elle releva son voile et montra son radieux visage. Addelcroyait rêver. La joie et la surprise paralysaient ses muscles. Ilrestait cloué au sol.

– Rachel, murmura-t-il enfin, je saisvotre nom ; car, depuis le jour où je vous ai vue, j’erre,soirs et matins, sur les bords de l’Ille, guettant un regard de vosyeux, interrogeant vos serviteurs, et devinant votre doux visagederrière le voile épais de vos rideaux jaloux… Je pars, Rachel, etje vous laisse mon pauvre cœur, qui souffre et ne veut plus guérirdu mal d’amour.

Rachel écouta ces mots sans colère. Tandisqu’elle écoutait, un fugitif incarnat colora sa joue pâle.

– Addel, répondit-elle en souriant avecmélancolie, je sais votre nom, moi aussi ; soirs et matins, jereste à ma fenêtre, tant que vous errez sur les bords de l’Ille…Mais vous êtes noble, et mon père est marchand ; vous êtespauvre, et nul ne saurait compter les opulents trésors de mon père…Aimer, pour nous, ce sera souffrir.

– Qui ne voudrait souffrir pour l’amourde vous, Rachel !

– Addel ! cria de loin la voixretentissante de Gérard Lesnemellec, qui était en selle sur leparvis.

La foule s’était écoulée sans que les deuxjeunes gens y eussent pris garde. Ils restaient seuls sous leshauts piliers de la nef.

– Adieu, dit Rachel, je vous donne moncœur et vous le garderai fidèlement pendant cinq ans.

– Pourquoi cinq ans ? voulutdemander Addel.

Mais la belle juive lui passa vivement audoigt un anneau d’or et s’enfuit en répétant :

– Cinq ans !

Addel éleva l’anneau d’or vers sa bouche, afinde le baiser. Sur le chaton, il y avait deux mots gravés. Addelépela lettre à lettre et parvint à déchiffrer :

– Cinq ans !

– Je reviendrai, dit-il ; cet ordre,quelle qu’en soit la cause inconnue, est sacré pour moi… Donc, aurevoir, dans cinq ans !

Les larges voûtes de la cathédrales’emparèrent de ces mots, et, de chapelle en chapelle, l’échoredit :

– Cinq ans !

Rachel s’était mise à genoux dans l’ombred’une colonne. Depuis huit jours, elle priait bien souvent le Dieudes chrétiens, qui était le Dieu d’Addel.

– Seigneur, dit-elle, faites qu’il sesouvienne !

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