Les Contes de nos pères

V. – LE BIEN POUR LE MAL.

Un mois s’est écoulé depuis la scène que nousvenons de rapporter. La lutte s’est engagée ardente, implacable,comme toute lutte entre concitoyens.

Le jour de sa visite au château, le docteuravait accompli sa menace ; il était parti pour Redon avecSainte. Jean Brand aussi s’était souvenu de sa promesse ;quand le citoyen Saulnier revint le lendemain, escorté d’undétachement de Bleus, il vit de loin fumer les derniersdébris de sa maison.

 

Sainte pleura sur la demeure où s’était passéeson enfance, où elle avait reçu le dernier soupir de sa mère, – sabonne mère qui l’aimait tant ! mais aucune pensée de vengeancen’entra dans son cœur. Il n’en fut pas de même du médecin bleu,qui, dans sa colère, jura la mort de Jean Brand, et se fitvolontaire pour poursuivre son ennemi.

Bientôt les environs de Saint-Yon offrirent unaspect de désolation profonde. Le bourg lui-même était abandonné,et c’est à peine si quelques femmes et quelques enfants semontraient parfois dans sa longue rue déserte. Ces malheureux nefaisaient à Sainte aucun reproche, mais, quand ils passaient prèsd’elle, ils ne lui envoyaient plus leur cordial et joyeux salut.Son père n’était-il pas l’agent fatal qui avait amené lesrépublicains dans ces contrées ?

Sainte ne discontinuait point pour cela sa viede bienfaisance. Ce qu’elle avait, elle le donnait aux tristesdébris de la population du bourg. On recevait ses bienfaits, parceque la misère ne marchande pas, mais on les recevait sansgratitude, et il semblait que tout son généreux dévouement ne pûtdésormais compenser la juste haine qu’on portait au médecinbleu.

Celui-ci avait choisi l’une des cabanesabandonnées pour y établir sa demeure. Cette cabane, par unsingulier hasard, était justement celle de Jean Brand, le ci-devantbedeau, son mortel ennemi. Du reste, le citoyen Saulnier n’yfaisait que de courtes apparitions ; il poursuivait son œuvrede colère avec une passion inouïe, et se montrait toujours le plusardent à la poursuite des Chouans.

Souvent Sainte restait seule au logis durantde longues semaines, sans nouvelles de son père. Quand il revenait,elle se précipitait à sa rencontre, joyeuse de voir ses inquiétudesterminées et espérant qu’enfin son père ferait trêve à cette lutteacharnée ; mais il n’en était rien. Le médecin bleu recevaitavec une distraite indifférence les caresses de sa fille, puis ilrepartait en toute hâte.

Les Chouans, cependant, étaient loin d’avoirtoujours le dessous. Déjà plusieurs fois des renforts étaient venusde Redon, mais la victoire restait indécise. Quand les Chouansétaient obligés de céder le champ de bataille aux troupesrégulières, ils disparaissaient tout à coup pendant quelques jours.Nul ne savait quelle retraite les dérobait alors aux recherches lesplus actives, puis, au bout d’une semaine, on les voyait revenirplus nombreux, plus déterminés que jamais.

Les femmes et les enfants qui étaient restés àSaint-Yon semblaient avertis de tout ce qui se passait au dehors,et faisaient les plus étranges récits. On disait que le général desChouans était une jeune fille de treize ans, belle comme on ne vitjamais de beauté, et plus intrépide que le plus brave de sessoldats.

Et comme Sainte, dans sa naïve curiosité,s’informait de son nom, on lui répondait, avec l’emphase propre auxpaysans de la haute Bretagne :

« Des gens l’ont connue et fréquentée,qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de sessouliers ; ceux-là l’appelaient Marie Brand, mais son vrai nomest mademoiselle de Sourdéac, marquise d’Ouessant, dame de Rieux,d’Acérac et de Châteauneuf-de-la-Mer ! »

Sainte s’émerveillait de ces récits, mais ellen’avait garde d’envier le sort brillant de son ancienne compagne.Elle se souvenait des paroles du bon prêtre et n’ambitionnait pointd’autre rôle que celui que l’abbé de Kernas lui avait autrefoistracé en trois mots : PAIX, CONCILIATION ET PITIÉ. Comme elleaimait encore Marie, et que Marie était en péril, elle unissait,dans sa prière de chaque jour, son nom à ceux de René et de sonpère.

Un jour, il y avait longtemps que le médecinbleu n’était venu à la cabane. Sainte revenait de la forêt oùs’était dirigée sa promenade solitaire, lorsqu’un fracas soudainretentit derrière elle : c’était le bruit d’une vivefusillade. Elle tourna la tête et vit une cinquantaine de Chouansfranchir le talus du chemin et s’enfuir, poursuivis par un nombredouble de républicains. Ils passèrent rapidement auprès d’elle.

– Voici un otage ! s’écria l’und’eux ; saisissons la fille du médecin maudit !

Mais les fuyards étaient presque tous des gensde Saint-Yon. Ils passèrent, et plusieurs même soulevèrent leurchapeau en disant :

– Dieu vous bénisse !

Quelques-uns pourtant, étrangers au bourg,s’arrêtèrent, ayant à leur tête celui qui avait parlé le premier etqui n’était autre que Jean Brand, revêtu de son costume decapitaine, c’est-à-dire portant le feutre à plumes, la veste àrevers et la ceinture blanche.

– Saisissons-la !répétèrent-ils.

Sainte voulut fuir. Ses jambesfléchissaient ; elle eût été bien vite atteinte, si uneseconde décharge des Bleus, qui avaient franchi le talus à leurtour, n’eût mis le trouble parmi ceux qui la poursuivaient. Ilss’enfoncèrent rapidement dans les taillis qui bordaient un côté dela route.

Mais la décharge avait eu un autre résultat.Jean Brand, frappé de deux balles, était tombé aux pieds deSainte.

– Jésus-Dieu ! dit-il ; j’aimon compte.

Les Bleus, sans se donner le temps derecharger leurs armes, s’étaient précipités sur les traces desfuyards.

Quand ils eurent disparu, Jean Brand se relevaen chancelant. Ses traits exprimaient l’étonnement le plusprofond.

– Mam’selle, murmura-t-il, saviez-vousque c’est moi qui ai mis le feu à la maison de votrepère ?

– Je le savais, répondit Sainte ;appuyez-vous sur mon bras.

– Et pourtant, reprit Jean Brand, vousavez laissé passer les Bleus sans leur dire : Le voilà !…tuez-le !… Vous vous êtes placée devant moi pour me cacher… etmaintenant, vous me soutenez comme si j’étais votre ami.

– Venez, interrompit Sainte ; votresang coule ; je vous panserai.

– Et tout à l’heure encore, continua JeanBrand, je proposais à mes hommes de vous saisir – Vous m’avezentendu, n’est-ce pas ?

– Je vous ai entendu… Hâtons-nous, ilsvont revenir !

– Mam’selle Sainte, je pensais qu’au cielseulement il y avait des anges !

On entendit au loin un nouveau bruit defusillade.

– Venez, venez ! s’écria Sainte enl’entraînant.

Jean Brand se laissa faire. En marchant, illevait sur sa jeune protectrice un regard de reconnaissance etd’admiration.

Sainte allait avec précaution, et le soutenaitde son mieux. Après bien des efforts, ils arrivèrent à la cabane,et Jean Brand se coucha dans son propre lit, qui était devenu celuidu docteur. Sainte avait souvent aidé son père dans ses pansements.Intelligente et adroite, elle avait retenu ce qu’il fallait faireen ces occasions, et le blessé se sentit bientôt assez soulagé pourchercher le sommeil.

À peine était-il endormi, que lesBleus arrivèrent. Sainte fit retomber autour du litl’épais rideau de serge, et ouvrit la porte aux soldats de larépublique. Si Jean Brand s’éveilla pendant l’heure qui suivit, ildut se croire l’objet d’une étrange vision. Les républicainss’étaient attablés sans cérémonie et faisaient fête au vin dudocteur. Quand ils eurent bien bu, ils se retirèrent et laissèrentla pauvre Sainte accablée de tristesse : nul, parmi eux,n’avait pu lui donner des nouvelles de son père.

Cependant Jean Brand s’éveilla, ignorant ledanger qu’il avait couru durant son sommeil. Sa première parole futnéanmoins un cri de gratitude. Tandis que Sainte le pansait, ellesentit une larme tomber sur sa main. Jean Brand pleurait.

 

– Mam’selle Sainte, dit-il, si Dieum’exauce, je vous revaudrai cela quelque jour.

– Vous ne me devez rien, répondit-elle,et si vous voulez me faire une promesse, je serai trop payée.

– Laquelle ? s’écria Brand avecvivacité.

– Le hasard… votre aversion mutuellepeut-être… peut vous mettre un jour en face de mon père dans uncombat… Épargnez-le !

– Je vous le jure.

– Merci.

Sainte avait fini le pansement. Elle s’assitauprès du lit et mit sa tête entre ses mains. Alors seulement Brandremarqua sa profonde tristesse, et c’eût été merveille pour unobservateur, que de voir la sympathique mélancolie qui envahit toutà coup le rude visage du proscrit.

Jean Brand était un de ces hommesénergiquement trempés qui surgissent soudain aux jours desrévolutions. Simple, dépourvu de toute espèce d’instruction, maispossédant un coup d’œil rapide autant que sûr, et cet imperturbablesang-froid dans le danger, qui est la première vertu d’un chef departisans, il avait gagné la confiance des nobles qui commandaientla chouannerie. C’était lui qui, avec M. de Vauduy,dirigeait la bande des environs de Saint-Yon, composée en majeurepartie des anciens vassaux de la maison de Rieux. Jean Brandpouvait être cruel par circonstance ou par nécessité, mais soncœur, fort dans le bien comme dans le mal, était capable d’unereconnaissance sans bornes. La conduite de Sainte l’avait touchéplus que nous ne saurions dire ; cette chose sublime quecommande la religion chrétienne et que pratiquent si peu dechrétiens, le pardon des injures, semblait au Chouan demi-sauvageun acte de vertu surhumaine. Il avait fait le mal, on lui rendaitle bien ; ce n’était là qu’accomplir strictement la lettre dela morale évangélique ; mais, dans les campagnes bretonnes, laloi du talion est en vigueur, et ceux-là seulement qui sont tropfaibles pour se venger, font fi de la vengeance.

Jean Brand suivait donc avec sollicitude lamélancolique rêverie de l’enfant qui venait de lui sauver la vie,et se sentait venir à l’âme une tendresse croissante.

– Oh ! oui, murmura-t-ilinvolontairement, s’il veut me tuer, il me tuera ; mais moi,je le respecterai désormais comme s’il était mon propre frère.

Sainte leva sur lui son regard voilé delarmes.

– Pourquoi pleurez-vous ?demanda-t-il.

– Hélas ! répondit Sainte, je vouscrois sincère, mais est-il temps encore ? Il y a quinze joursque je n’ai eu de nouvelles de mon père.

– Nous en aurons ! s’écria l’ancienbedeau ; je me charge d’en avoir ; fallût-il vousconduire jusque dans notre retraite, dont nul ne connaît le secret,vous aurez des nouvelles du médecin bleu… Et, tenez, je me sensfort ; peut-être pourrons-nous partir sur-le-champ !

Il voulut se lever ; mais, affaibli parla grande quantité de sang qu’il avait perdu, il ne put y réussir,et s’affaissa sur son lit.

– Merci, dit Sainte en souriantdoucement ; quand vous serez rétabli, nous partirons.

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