Les Contes de nos pères

III. – LE TRÉSOR.

Ce fut un entretien plein de charmes que celuidu comte Addel avec la belle fille de maître Lucifer. Les deuxamants ne se pouvaient point lasser d’être ensemble, après avoirété si longtemps séparés. Le propre du bonheur est de rendre àl’âme sa vigueur perdue. Le comte Addel se prit à songer au bien desa maison.

– Et maintenant, madame, dit-il à Rachel,faites-moi donner un cheval, je vous prie. Il faut que je partepour Rennes.

– Quoi ! me quitter déjà ! ditla jeune fille avec reproche.

– Il le faut. Cet homme, – à qui Dieu megarde de vouloir du mal puisqu’il est votre père ! – avait,lui aussi, fixé cinq ans pour délai. Cinq ans et cinq jours. Lescinq ans sont écoulés. Il me reste cinq jours pour rassembler lasomme qui rachètera le patrimoine de Lesnemellec.

Rachel se prit à sourire.

– Comte, dit-elle, vous avez des amisdiligents, et cinq jours ne vous seront point nécessaires.

– Cinq jours pour rassembler dix milleécus d’or, ce n’est pas trop, dit Addel.

– Ce ne serait pas assez peut-être, siles dix mille écus n’étaient pas rassemblés d’avance…

– Hélas ! interrompit le chevalier,qui donc se serait occupé de l’absent ?…

Il n’acheva pas. Le charmant sourire de Rachelétait une réponse, et le comte Addel se pencha sur sa main qu’ilbaisa.

– Oui, seigneur, reprit-elle. Aujourd’huimême j’ai complété les dix mille écus que j’amasse depuis bien desjours à votre intention. Ils sont en lieu sûr… Reposez-vous durantcinq jours dans ma demeure que je vous offre ; le cinquièmevous irez trouver mon père afin de racheter votre château.

Addel ne trouva point de paroles pour rendregrâces. Il se mit à genoux auprès de sa maîtresse qui lui demandale récit de ses hauts faits.

** *

Pendant cela, les trois mendiants, compagnonsde voyage du comte Addel, avaient continué leur route. Ilss’étaient séparés à leur tour en se souhaitant bonne chance, etchacun d’eux avait cherché fortune de son côté. Quatre jours sepassèrent. Le matin du cinquième jour, les mendiants seretrouvèrent sur la route de Pontréan à Guichen, cheminant tous lestrois vers le château de Lern, où ils espéraient être reçus parleur compagnon, le comte Addel. Ils soulevèrent donc le marteau etn’éprouvèrent point un meilleur accueil que le comte Addellui-même. Le valet de Lucifer leur ferma discourtoisement la portesur le nez.

– Hélas ! hélas ! dirent alorsles trois mendiants, qu’allons-nous devenir !

Ces trois mendiants sont de notreconnaissance. Le plus vieux d’entre eux était Hervé de Lohéac. Ilmarchait maintenant à grand’peine, le pauvre seigneur, et sescheveux étaient tout blancs. Les deux autres étaient Yves Malgagneset Martin Mortemer de Mauron. Ils revenaient de faire visite àleurs anciens domaines, et tous trois avaient subi pareilleréception. Hervé avait trouvé les gens de Lucifer installés dansson beau château de Lohéac ; les cinq paroisses obéissaient àl’ancien orfévre, qui avait abattu bel et bien la futaie deTintaine. Malgagnes avait vu les troupeaux de Lucifer paissant dansles prairies de Guignen et de la Féraudais ; enfin, MartinMortemer n’avait pu pénétrer dans sa tour de Mauron, où les hommesd’armes de Lucifer faisaient bombance.

Partout Lucifer !

Les trois seigneurs, transportés d’une fortlégitime colère, avaient appelé aux armes leurs vassaux ; maisils étaient pauvres et couverts de haillons : leurs vassaux neles voulurent point reconnaître. En sorte que, repousséspareillement, ils se rencontrèrent au moment où chacun d’eux venaitréclamer l’aide du comte Addel, qui peut-être, et c’était leur seulespoir, avait été moins malheureux.

 

Là encore, ils devaient trouver Lucifer.

– Sainte croix ! s’écria Malgagnesd’un ton moitié dolent, moitié courroucé ; – ce diable de juifest sur terre pour le châtiment de nos péchés… J’ai faim !

– J’ai soif ! repartit Mauron.

– J’ai sommeil ! ajouta le vieuxHervé de Lohéac.

Un strident et cacophonique éclat de rire sefit entendre à leurs pieds. On eût dit le discordant produit de lagaieté moqueuse de trois vieilles femmes.

Les trois barons s’arrêtèrent étonnés. Tout endevisant et se lamentant, ils avaient descendu au hasard lacolline, et ils se trouvaient alors en un lieu sombre et désert, auplus épais des noirs taillis du Val.

– Mes voisins et amis, demanda Malgagnesà voix basse, avez-vous entendu ?

– Oui, répondirent les deux autres.

– Qu’est-ce cela, je vous prie ?

– Je n’en sais rien, répliqua en bâillantle vieux seigneur de Lohéac ; – j’ai sommeil.

– J’ai soif ! soupira MartinMortemer.

Et Malgagnes, entraîné par l’exemple, ne putfaire moins que de répéter :

– J’ai faim !

Un second éclat de rire, plus strident, plusmoqueur, retentit encore à leurs pieds. Cette fois, les troisbarons se penchèrent, mais ils ne virent d’abord que trois petitesbêtes, qui se cachèrent sous une feuille morte. Comme ils allaientse redresser et poursuivre leur route, Malgagnes poussa un cri dejoie.

– Un écu d’or, dit-il.

Malgagnes ne se trompait point. Un écu d’orétait là, sur le sol, et nos trois barons, réduits à la besace,n’eurent garde de l’y laisser.

– Béni soit Dieu ! s’écria Mauron,je vais boire !

– Je vais manger ! ajoutaMalgagnes.

Hervé de Lohéac aurait pu dire : – Jevais dormir ; mais c’était un vieillard prudent et avisé. Aulieu de parler, il se prit à interroger du regard le sol toutautour de soi. Il n’y avait point d’autres écus, mais la terreétait fraîchement remuée.

– Mes amis et voisins, dit-il, je suisd’avis que nous nous arrêtions ici.

Les deux autres se récrièrent. Ils voulaientmanger et boire.

Le vieux Hervé s’assit froidement et se mit àgratter le sol avec ses doigts. La terre n’était pointfoulée ; il avançait rapidement dans sa besogne.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes àl’oreille de Mauron, notre pauvre voisin et ami perd la tête.

– Il est fou, répondit Mauron.

Et tous deux se préparèrent à quitter laplace.

– Une minute encore, s’il vous plaît, ditgravement Lohéac, qui continuait toujours de fouiller.

Ventre affamé n’a point d’oreilles, suivant leproverbe ; mais une minute est si peu de chose ! Cetteminute, accordée, suffit pourtant à Hervé de Lohéac pour en venir àses fins. En fouillant, ses doigts rencontrèrent un objetrésistant, qu’il débarrassa de la terre qui le couvrait encore.C’était une cassette.

D’un vigoureux coup de son bâton de pèlerin,Malgagnes brisa le couvercle du coffret, et des flots d’orruisselèrent sur le sol.

Malgagnes et Mauron ouvrirent de grandsyeux ; mais le vieux Lohéac ne parut point trop surpris.

– La terre était fraîchement remuée,murmura-t-il.

– Gloire à vous, notre bien-aimé voisinet ami ! s’écrièrent en même temps les deux barons, chez quila joie remplaçait l’étonnement. Nous allons reprendre, à l’aide decet or, l’apparence qui convient à notre rang.

– Ce sera bien fait, dit Lohéac.

– Nous allons nous montrer de nouveau ànos vassaux.

– Les éblouir !

– Les subjuguer !

– Et maître Lucifer verra beaujeu !

Ce disant, ils empilèrent les pièces d’or dansleurs besaces, et remontèrent la côte d’un pas si leste, qu’on eûtpu croire que Mauron avait bu, Malgagnes mangé et Lohéac dormi àdiscrétion pendant une grasse semaine.

À peine avaient-ils disparu sous le taillis,qu’une feuille sèche s’agita auprès du trou, vide maintenant.

– Sœurs, êtes-vous là ? ditune voix.

– Nous y sommes, répondirentdeux autres voix.

La feuille se souleva. Gulmitte, Reschine etMêto, grosses chacune comme un pois, montrèrent tout à coup leursgrimaçantes figures.

GULMITTE, regardant de tous côtés sous le couvert.

Loin du jour ?

RESCHINE, de même.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes…

Elles gardèrent un instant le silence etcommencèrent à grandir lentement. Lorsqu’elles eurent atteint lataille ordinaire des femmes, Gulmitte reprit en peignant sescheveux mêlés, à l’aide d’une bogue de châtaignier :

Qu’ont à faire aujourd’hui les maîtresses duVal ?

RESCHINE.

Du mal.

GULMITTE.

Encor ?

RESCHINE.

Toujours !

GULMITTE.

Soit !

MÊTO.

Soit.

TOUTES LES TROIS, ensemble.

Faisons du mal !

Elles s’accroupirent alors autour du trouqu’elles bouchèrent en un clin d’œil. Puis elles se mirent àpiétiner en chantant sur la terre remuée, afin d’effacer toutetrace de l’opération accomplie par Hervé de Lohéac. Sous leurspieds, le sol devint uni et dur comme la pierre.

Cela fait, elles poussèrent en chœur troiséclats de rire particulièrement diaboliques et disparurent,clopin-clopant, sous les branches dépouillées du bois.

Presque au même instant, un bruit de pas sefit entendre derrière les arbres ; c’étaient deux personnesqui marchaient lentement et causaient de cette voix basse etmurmurante qui fait bondir le cœur d’un jaloux aux écoutes. Bientôtle taillis s’agita ; les branches s’écartèrent ; le comteAddel et la fille de Lucifer parurent.

Rachel s’appuyait doucement au bras duchevalier. Elle était deux fois belle, car le bonheur avait mis àson front sa radieuse auréole. Le comte Addel aussi semblait bienheureux.

– Ainsi, disait-il avec tendresse,c’était pour me garder les biens de mon père que vous me donnâtesautrefois cet anneau sur lequel étaient gravés ces mots :Cinq ans !

– C’était pour cela, réponditRachel ; et aussi pour vous revoir, monseigneur.

Addel lui baisa la main.

– Merci, dit-il, merci du fond de l’âme,Rachel. Pour payer tant d’amour, je voudrais être un roi et vousdonner mon trône… Hélas ! je ne suis qu’un pauvrechevalier…

– Moi je suis fille de juif, monseigneur,interrompit Rachel avec humilité ; – vous descendez jusqu’àmoi, vous pardonnez à mon père… ne suis-je pas troppayée ?

 

– Descendre jusqu’à toi ! s’écria lecomte, – ne parle pas ainsi, Rachel, ma bien-aimée. Ton cœur estnoble et tu es la plus belle. Mes pairs envieront mon bonheur.

– Dieu le veuille ! soupira la jeunefille.

– Je te montrerai à tous avec orgueil,poursuivit Addel ; je dirai : Voilà ma dame ! et parle saint tombeau du Sauveur, celui-là sera audacieux ou insensé quin’inclinera pas son panache sur ton passage.

Rachel pleurait et souriait en même temps.

– Monseigneur, dit-elle, les heurespassent et nous sommes au dernier jour du délai…

– Laisse-moi te parler encore de notreamour, voulut interrompre Addel ; – laisse-moi te dire lesfêtes de nos épousailles…

Rachel l’arrêta.

– Nous voici au lieu où j’ai enfoui larançon de vos domaines, dit-elle. Il y a dix mille écus d’or sousnos pieds. Tirez votre épée, monseigneur, et fouillez le sol.

Addel avait repris son costume de chevalier.Une toque empanachée couvrait les longues boucles de ses beauxcheveux blonds. Lorsque Rachel le regardait à la dérobée, elleadmirait la richesse de sa taille gracieuse, la mâle beauté de sonvisage, la flamme douce mais hautaine qui jaillissait de saprunelle d’azur. Le cœur de la jeune fille était plein d’amour.

 

Le comte, cependant, tira son épée et commençaà fouiller le sol. La terre était dure et battue ; la besogneavançait lentement.

– C’est étrange ! dit-il au bout dequelques minutes en essuyant la sueur de son front ; – ce lieune semble point avoir été fouillé récemment.

– Patience, monseigneur, répondit Rachelen souriant ; – allez toujours.

Addel redoubla ses efforts. Son épée se brisadans la terre durcie ; il continua de fouiller avec letronçon. Rachel s’était assise à quelques pas sur le gazon. Ellechantait.

En chantant, elle ne s’apercevait pointqu’Addel travaillait maintenant avec une sorte de fièvre, et qu’illançait de temps en temps vers elle des regards de soupçons.

Enfin le chevalier jeta son arme avec colère,et s’appuya, épuisé, au tronc d’un arbre.

– Il n’y eut jamais de trésor en celieu ! dit-il d’une voix sourde.

Rachel cessa de chanter, et se leva. Elles’avança, toujours souriante, vers le trou ; mais à peine yeut-elle jeté son regard, qu’elle poussa un cri d’étonnement etd’angoisse. Jamais elle n’avait creusé si profondément la terre, etpourtant le trésor ne paraissait point.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-elle en joignant les mains.

Addel se redressa tout à coup. Ses traitsétaient contractés ; son œil brûlait de colère.

– À quoi bon cette comédie ?prononça-t-il durement.

Deux larmes roulèrent sur la joue pâlie deRachel.

– Quoi ! dit-elle avec désespoir,vous doutez de moi, monseigneur ?

– Je ne doute point : je suis sûr…De par Dieu ! tout cela était merveilleusement combiné ;et le juif, votre père, vous doit des éloges… Cinq jours merestaient, cinq jours qui, pour moi, étaient plus précieux que toutle reste de ma vie. J’allais partir et les mettre à profit. Vousm’avez arrêté. Abusant du fol aveu que je croyais faire à uneétrangère, vous avez calculé ce que pouvait encore sur mon cœur cetamour insensé qui m’a fait déserter mon poste de chrétien. Vousm’avez endormi par un mensonge, tandis que vos caresses décevantesenchaînaient ma volonté comme un charme maudit…

– Grâce ! grâce ! disait Rachelà genoux.

– Arrière ! s’écria le comte avec unéclat de voix ; – vous m’avez volé cinq jours, mais il mereste six heures. Dans six heures, un bon cheval peut aller àRennes et en revenir. Avant la nuit, je serai de retour, avec l’oret avec une épée… Oh ! tout n’est pas dit encore, femme ;je reconnais la main du juif dans cette trame dont vous n’êtes quel’instrument perfide, et si je ne puis rentrer ce soir, à l’aide del’or, dans le château de mon père, demain j’y rentrerai par lefer.

Rachel se sentait défaillir.

– Écoutez-moi, murmura-t-elle ; ayezpitié !…

Mais Addel, trompé par une apparence qui avaitfrappé soudain son esprit avec tous les caractères de la réalité,s’éloignait à grands pas, et ne l’entendait déjà plus.

Rachel, suffoquée par ses larmes, se laissachoir sur le gazon, et perdit connaissance.

Elle demeura bien longtemps ainsi. Lorsqu’ellerecouvra ses sens, la lune brillait au ciel. On entendait un bruitconfus sur la montagne. Rachel jeta autour d’elle ses regardseffrayés. Elle vit devant elle Gulmitte, à sa droite Reschine, à sagauche Mêto. Les trois vieilles ricanaient avec une ironiependable.

– Fille du juif, dit Gulmitte, tu asméprisé nos offres, et nous t’avons punie.

Rachel ne comprenait point. Son âme troubléeavait peine à coordonner ses pensées et ses souvenirs. Elle sesavait malheureuse, voilà tout.

– Tu avais mis cinq ans à rassembler tontrésor, reprit Gulmitte ; il a suffi d’une minute pour te leravir. Le comte Addel…

– Addel ! interrompit Rachel d’unevoix déchirante.

Ses souvenirs revenaient, précis, navrants,impitoyables.

– Il m’a outragée, murmura-t-elle ;il m’a délaissée, il m’a maudite !

– Il a fait tout cela, dit Gulmitte.

Et les deux autres vieilles répétèrent :– Il a fait tout cela.

Le bruit redoublait sur la montagne. C’étaitcomme un mélange de clameurs et de ce rauque cliquetis du ferheurtant le fer.

– Aussi, tu ne l’aimes plus, repritGulmitte.

– Je l’aime encore ! pensa tout hautRachel.

Et les trois fées de rire à briser lesjointures fêlées de leurs côtes.

– À la bonne heure, dit Mêto. Alors tuseras bien aise d’apprendre de ses nouvelles ?

– Dites, oh ! dites, s’écria lapauvre fille.

– Écoute ! prononça emphatiquementMêto, qui étendit son bras décharné vers la montagne où s’élevaitle château de Lucifer.

Le fracas atteignait son comble. On eût ditqu’une attaque furieuse ébranlait les fortes murailles dumanoir.

– Il est là ! poursuivit Mêto, entrele feu et le fer… La mort est suspendue au-dessus de sa tête.

Rachel, accablée, n’avait point la force derépondre.

– Ne voudrais-tu point le sauver ?demanda brusquement Reschine.

La jeune fille releva sa tête affaissée, etdit avec ardeur :

– Que faut-il faire ?

– Nous vendre ton âme, répondirentensemble les trois fées.

Rachel mit la main sur son cœur, et fit unsigne négatif.

– Mon âme est à Dieu, murmura-t-elle.

Gulmitte, Reschine et Mêto grondèrentsourdement et reculèrent d’un pas, comme si le nom de Dieu les eûteffrayées.

Puis elles revinrent à la charge.

– Il est là, répéta Gulmitte en montrantle château.

– Entre le feu et le fer, ajoutaMêto.

– Et d’un mot tu pourrais le sauver.

– Ma vie ! s’écria la jeunefille ; ne pouvez-vous vous contenter de ma vie ?

– C’est quelque chose, dit Reschine. –Sœurs, prendrons-nous la vie de la fille du juif ?

Elles se consultèrent durant la trentièmepartie d’une seconde.

– Sa vie est belle, pure, pleined’avenir, et elle n’a que vingt ans, reprit ensuite Mêto ; –prenons sa vie.

– Sa vie et son sang ! ajoutaReschine.

Gulmitte ne donna point son avis, et demeurapensive.

– Eh bien, sœur ? demandèrent lesdeux autres fées.

Gulmitte étendit son doigt ridé vers Rachel,et dit :

– Je ne veux pas.

Chaque sœur avait droit de veto dansce triumféminat (nous pensons qu’il n’est pas possibled’inventer un mot plus effrayant). Reschine et Mêto courbèrentleurs têtes jaunâtres en grondant, et s’éloignèrent en sautillantde branche en branche comme de très-laids écureuils. Gulmitte fitmine de les suivre.

La pauvre Rachel se tordait les mains ensanglotant.

– Addel ! mon chevalier !disait-elle, pourquoi ne puis-je payer ton salut au prix de monsang !

Ses yeux se fermèrent sous le poids de seslarmes.

Quand elle les rouvrit, elle vit devant elleGulmitte, la moins hideuse des trois fées. Gulmitte laregardait ; en la regardant, elle faisait une grimace quin’était pas jolie, mais qui exprimait une manière decompassion.

– Fille du juif, dit enfin la fée, jeviens chercher ta vie.

– Oh ! prenez-la, prenez-la !s’écria Rachel avec passion, – et qu’Addel soit sauvé !

Ce que nous allons dire n’est point unmensonge : du revers de sa main crochue, Gulmitte essuya unelarme qui se promenait dans les rides de sa joue. Le dévouement estchose si sainte, qu’il émeut parfois jusqu’au cœur d’une fée.Néanmoins il ne faudrait pas compter là-dessus.

– Écoute, dit-elle d’une voixtremblotante ; – moi aussi j’ai aimé du temps que j’étaismortelle… Tu me rappelles d’heureux jours, ma fille… Je vais dire àmes sœurs que tu t’es ravisée et que tu m’as vendu ton âme…

– Ne dites pas cela ! interrompitRachel.

– Pourquoi ? – T’imagines-tu, petitesotte, que nous soyons à cela près d’un mensonge !… Net’inquiète de rien, et regarde-moi faire.

Elle ramassa en tas une multitude de feuillessèches dont elle fit neuf fois le tour en prononçant des parolesque nul ne saurait comprendre. Au neuvième tour, les feuillessèches se changèrent en écus d’or tout neufs, à l’effigie du ducrégnant.

– Cela est à toi, dit Gulmitte à la jeunefille ; il y en a dix mille bien comptés. Je fais là unesottise, mais tu m’as rappelé mon bon temps, et je ne suis pasexposée à rencontrer des cœurs comme le tien tous les jours… Ceserait ruineux, ma fille !

Rachel se trouva seule, au milieu des taillisdu Val, avec un sac d’or entre les mains.

La lune s’était cachée, mais une lueursanglante éclairait l’horizon au-dessus du château de Lucifer. Lebeffroi d’alarme tintait lugubrement, tandis que les autres bruitssemblaient faire trêve. Rachel, faible et chancelante, se dirigeapéniblement vers la montagne, qu’elle commença à gravir. Ellesuccombait presque sous son fardeau. Lorsqu’elle atteignit lalisière des taillis, elle vit un spectacle qui la glaçad’horreur.

Le château de Lucifer était en flammes.

Voici ce qui était arrivé :

Les gentilshommes de Rennes à qui s’adressa lecomte Addel se trouvèrent avoir plus de vaillance que d’écus d’or.Ils ceignirent leurs longues épées, prirent leurs lances, etmontèrent à cheval. Addel, dont le courroux grandissait par lesobstacles, les guida lui-même vers le château de Lucifer. Au piedde la colline, les gentilshommes de Rennes rencontrèrent une troupenombreuse de cavaliers commandés par Hervé de Lohéac, MartinMortemer de Mauron et Yves Malgagnes. Ces trois barons avaientemployé comme il faut leurs dix mille écus d’or.

On fit le siége du château de Lucifer, etc’était le bruit du combat que Rachel entendait naguère sous lestaillis du Val. Les hommes d’armes de l’usurpateur furentfacilement vaincus, d’autant que ce dernier s’était caché on nesavait où dès le commencement de la bataille. On prit le château,on y mit le feu par excès de zèle ou autrement, sans réfléchir quece n’était point rendre un service très-précieux au comte Addel, etl’on chercha Lucifer depuis le rez-de-chaussée jusqu’auxcombles.

Point de Lucifer.

Rachel, cependant, continuait de monter. Ellene voyait plus ; elle ne pensait plus. Un ardent et vaguedésir de sauver Addel et son père la poussait en avant.

Au moment où elle arrivait au pied desmurailles, une cavalcade franchit la grande porte, abandonnant lechâteau à demi consumé. Addel marchait en tête.

– Monseigneur ! cria Rachel, entombant, brisée, sur l’herbe, je vous apporte l’or des fées.

Or, il se trouva que MM. de Lohéac,de Mauron et Malgagnes, tout en distribuant çà et là de surprenantscoups d’estoc, avaient raconté au jeune héritier de Lesnemellec lemerveilleux hasard qui les avait mis en face d’un trésor. De sorteque le comte Addel se repentait déjà fort amèrement d’avoirsoupçonné Rachel.

Sans comprendre les paroles de la jeune fille,il la souleva d’une main vigoureuse, la mit en croupe sur soncheval, et partit au galop.

Le sac de dix mille écus était tombé au rasdes murailles, auprès d’un soupirail fermé par des barreaux de fer.Un bras maigre et ridé s’allongea vivement à travers les barreaux,et saisit l’or avec avidité.

Sur la route, il est à croire qu’Addel obtintson pardon. Rachel et lui allèrent se marier au loin, – ce qui futprudent, suivant Joson Férou, car la fée Gulmitte aurait bien pu seraviser.

Le lendemain, au clair de lune, les trois féesmontèrent la colline et vinrent au château de Lucifer, afin deprendre l’âme de Rachel, que Gulmitte prétendait avoir achetée àbeaux deniers comptants.

Le manoir brûlait encore. Gulmitte, Reschineet Mêto grandirent d’abord jusqu’à dépasser de la tête les toituresles plus élevées, afin de plonger par toutes les fenêtres leursregards curieux. Nulle part, elles ne virent Rachel. Alors, endésespoir de cause, elles se rapetissèrent et entrèrent dans lescaves par les soupiraux.

Dans l’une des caves, elles entendirent larespiration d’un être humain endormi. Elles se rangèrent entriangle et entamèrent à voix basse leur entretiencabalistique :

GULMITTE.

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

RESCHINE.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes.

GULMITTE.

Que cherchent, en ce lieu, les maîtresses duVal ?

RESCHINE.

Une âme que notre or a convertie aumal !

Les trois fées, suivant leur coutume,répétèrent en chœur ce dernier vers ; puis Mêto alla quérir audehors un ver luisant pour éclairer leur recherche. Le ver luisantleur montra dans un coin de la cave le juif Lucifer endormi. Enguise d’oreiller, il avait mis sous sa tête le sac d’or oublié parRachel auprès du soupirail.

À la vue de l’or et de l’homme, Reschine etMêto accomplirent une double grimace en désappointement. Ellesavaient espéré mieux. Gulmitte seule ne fut pas trop étonnée.

 

Néanmoins, afin de ne point perdre leursoirée, elles prirent Lucifer par les pieds, et le tirèrent audehors à travers les barreaux du soupirail, malgré ses crislamentables et ses invocations au Dieu d’Abraham et de Jacob. PuisReschine, ajoutant une cinquantaine de pieds à sa taille, se guindajusqu’au beffroi, où elle pendit maître Lucifer par le cou.

Les dix mille écus d’or devinrent dix millefeuilles sèches.

Gulmitte, Reschine et Mêto enveloppèrentsoigneusement l’âme du vieil orfévre et en firent cadeau à Satan,qui ne leur en sut point de gré.

 

Quant au château de Lucifer, ses ruinesrestent depuis ce temps solitaires et sombres sur la montagne.Nulle main n’essaya jamais de le rebâtir, et le temps sembleimpuissant à miner ses gigantesques débris.

L’histoire était finie.

– Et qu’est devenue la race desLesnemellec, seigneurs de Lern et du Val ? demandai-je.

Joson Férou se leva et prit son bâton decormier.

– Je m’en vas vous dire,répondit-il : – je ne sais pas.

Nous sortîmes du cabaret pour reprendre notreroute vers Guichen. En me retournant, je vis les derniers rayons dusoleil mettre un rouge reflet aux murailles noircies du château deLucifer.

– Quoi qu’il ait pu advenir dans cettedemeure, pensai-je, ce dut être jadis une noble forteresse… Ahçà ! mon brave, continuai-je tout haut ; – les fées nemeurent point : à quoi passent-elles leur temps àprésent ?

Joson avait bu quelques écuelles de trop. Ilenfonça son grand chapeau sur l’oreille gauche, et brandit sonbâton de cormier d’un air fanfaron.

– Les damnées ! murmura-t-il ;elles donnent la gale aux moutons ; elles tordent le cou despoulains sur la lande ; elles affolent les génisses ;elles sèchent le trèfle sur tige, piquent le blé noir, et fonttourner le lait des vaches.

– Les avez-vous vuesquelquefois ?

– Faut dire la vérité !… Un soir dedimanche, j’ai vu trois petites bêtes se cacher sous une touffe degenêts dans le Val, trois petites bêtes qui étaient laides commedes péchés… Je fis un signe de croix, notre monsieur, et je pris macourse.

Cette conversation dégrisait sensiblement monGuichenais. La brune commençait à tomber. Joson perdait son allurevaillante ; sa voix avait moins d’éclat, et il jetaitd’anxieux regards sur les buissons du chemin.

– Ce n’était peut-être pas lesfées ? dis-je pour le faire parler.

– C’était ce que cela voulait… Un bonchrétien a autre chose à faire qu’à penser à tout cela.

– Qu’est-ce ? Joson, m’écriai-je, enm’arrêtant tout à coup ; – avez-vous vu ?…

Joson devint pâle comme un mort.

– Faut pas mentir !murmura-t-il.

– Avez-vous vu ces trois êtresétranges ?

Les dents de Joson se prirent à claquer commedes castagnettes.

– Où ça, notre monsieur, où ça ?prononça-t-il avec détresse.

– Ici, dis-je en montrant le premierbuisson venu.

Joson poussa un cri de terreur, jeta son bâtonpar-dessus la haie, son chapeau dans un fossé, et prit sa course àtravers champs dans la direction opposée.

Joson Férou court encore.

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