Les Contes de nos pères

VIII. – LE RÊVE.

Les Chouans de Saint-Yon étaient àl’agonie ; un dernier coup devait les détruire ou lesdisperser. M. de Vauduy, seul officier restant, disposases hommes pour une suprême bataille ; il ne leur cacha pointl’imminence du danger. À quoi bon ? Ils étaient préparés àmourir.

Quand Vauduy se fut acquitté de ses devoirs desoldat, il entra dans la cellule de Marie.

– Mademoiselle, dit-il, deux chevaux sontsellés, et vous attendent au pied du dolmen ; un demes hommes vous accompagnera jusqu’à Vannes, où j’ai fait retenirvotre passage sur un brick qui part pour Falmouth… Il faut nousséparer.

Marie secoua l’engourdissement du désespoir oùl’avaient plongée les défaites successives de ses compagnons.

– Vous êtes donc bien sûrs devaincre ? dit-elle, en se redressant tout à coup.

– Hélas ! mademoiselle, nous sommessûrs de mourir.

– Et vous voulez me renvoyer à l’heure dupéril ?… Vauduy, cela n’est pas d’un serviteur loyal… Puisquela race des Rieux doit s’éteindre avec moi, qu’elle s’éteignenoblement, et sur un champ de bataille !

Vauduy voulut faire des représentations.

– Je le veux ! s’écria Marie.

L’ancien intendant s’inclina jusqu’à terre etsortit à reculons.

Comme il sortait, il rencontra Jean Brand.

– Bedeau, mon ami, dit-il, pourquoi es-turevenu ?

– J’avais donné ma parole.

– Une parole est quelque chose, mais lavie est davantage… Tu m’as frappé ; tu dois mourir. Maisn’est-ce pas une chose dérisoire que de fusiller un brave tel quetoi, la veille de notre mort à tous ?

– Cela vous regarde, dit froidement JeanBrand ; vous m’aviez laissé vingt-quatre heures pour allerjusqu’à Saint-Yon, où j’avais à remplir un devoir. Ce devoir estrempli ; me voilà.

– Jean Brand, mon ami, répondit Vauduyavec une égale froideur, ce que tu fais là est peut-être fort beau…mais mademoiselle et toi, vous êtes les deux plus grandsfous que je connaisse.

Puis il ajouta, en bâillant :

– Reste si cela te plaît, va-t’en si tuveux. Demain, au point du jour, si tu es encore là, et qu’on ait dutemps à perdre, on te fusillera.

Et Vauduy, succombant à la fatigue, se rouladans son manteau, et s’endormit.

– L’excès du péril peut-il donc tuer àl’avance, comme un feu trop violent brûle de loin ? murmuraJean Brand ; cet homme n’a plus ni espoir, ni crainte, nitendresse, ni haine ; son cœur s’est fait pierre, il est mortdéjà. –

Puis, profitant de la permission donnée, ilsaisit sa canardière, et s’éloigna lentement, résolu à partager, lelendemain, le sort de ses compagnons d’armes.

Sainte était rentrée dans la cabane, la penséedu sort qui attendait Jean Brand gâtait sa joie. Cette joieelle-même, d’ailleurs, n’était point sans mélange. Le citoyenSaulnier et René vivaient ; ils avaient échappé tous deux,comme par miracle, aux affreux dangers de cette guerred’extermination, mais ils allaient se trouver en présence. Lemédecin bleu savait-il que son fils était revenu ? René,lui-même, n’ignorait-il point que son père combattait, en qualitéde volontaire, dans les rangs des républicains ? Le hasard nepouvait-il pas les rapprocher dans la mêlée ?

À cette cruelle idée, Sainte, tremblant detous ses membres, se sentait mourir ; et, comme il arrive dansces occasions, plus l’idée était terrible, plus elle était tenace,obsédante, tyrannique. Impossible de la fuir ou de la chasser.

La nuit était venue. Sainte, assise près de salampe, la joue pâle, les yeux fixes et mornes, voyait sans cessedevant elle une effrayante vision, et ne songeait point à dormir.Les heures de la nuit passèrent lentement, l’une aprèsl’autre ; la jeune fille veillait toujours.

Enfin, les premières lueurs du matin firentpâlir les rayons de la lampe. Sainte, exténuée de fatigue,engourdie par l’angoisse, ferma les yeux, et le sommeil vint lasurprendre.

Elle dormit bien longtemps. Depuis plus de sixheures, le soleil avait franchi la ligne de l’horizon, et répandaità flots sa lumière. Sainte dormait encore.

Mais ce sommeil lourd, fiévreux, plein detressaillements soudains et de rêves pénibles, n’était point deceux qui reposent. Sainte voyait passer devant ses yeux des imagesterribles et grotesques à la fois. Le pesant cauchemar oppressaitsa poitrine. Des voix lugubres criaient des plaintes à son oreille,et, sous ses pieds, grouillait une eau impure où il y avait dusang. – Puis son rêve prit un enchaînement logique et affecta lesallures de la réalité. Alors, ce fut horrible.

Sainte se voyait sur la lande, non loin de cesauvage amphithéâtre que nos lecteurs connaissent déjà sous le nomde Trou-aux-Biches. Elle entendait çà et là des coups defeu derrière les ajoncs, mais elle n’apercevait rien.

Tout à coup, au détour de l’un des millesentiers qui marbrent la lande, elle vit deux hommes arrêtés face àface.

L’un était un jeune homme, l’autre unvieillard.

– Vive la république ! dit levieillard.

– Dieu et le roi ! répondit le jeunehomme.

Deux sabres furent dégainés, et un combatfurieux s’engagea.

Le jeune homme était René Saulnier ; levieillard était le médecin bleu.

– Mon père ! mon frère !voulait crier Sainte. –

Mais le cauchemar collait sa langue à sonpalais ; elle ne pouvait produire aucun son.

Et le hideux combat se poursuivaittoujours.

Sainte fit des efforts inouïs pour seprécipiter entre eux. Mais le cauchemar paralysait ses jambes, etses pieds étaient devenus de plomb……

 

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