Les Contes de nos pères

LE VAL-AUX-FÉES

De Pontréan à Guichen, il y a une lieue deBretagne, c’est-à-dire un myriamètre et davantage. Le paysage estbeau tout le long de la route : à droite, dans la direction deMaure, s’étendent, à perte de vue, d’immenses forêts d’ajoncs queparsèment de vastes clairières, où le sol, rocheux et complétementbrûlé, ne peut pas même nourrir la stérile végétation des landes. Àgauche, c’est un pêle-mêle de petites collines, groupéestumultueusement et séparées par de microscopiques vallées, où lepommier trapu élève à peine sa tête ronde et verte au-dessus del’or ondoyant des moissons. Çà et là, une loge couverte en chaumes’accroupit à portée d’un monceau de décombres qui fut jadis unvaillant château. Ce qui reste du manoir domine encore lachaumière : on dirait que le loyal paysan de Bretagne n’apoint osé mettre sa girouette vassale au-dessus du rez-de-chausséedont les dalles poudreuses gardent peut-être l’empreinte du pied defer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoitla Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban desatin. Un poëte de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modestenaïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; ilsongerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieursmilliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon,les collines grandissent et se font montagnes ; les lointainsse teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de sesjaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis debruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire etpointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré defutaies gigantesques, et mirant la campanille de son beffroi dansles eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

Tout cela est d’un charmant aspect ; –mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, toutcela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, lesmoissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ;la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ;l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur lecrâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots deVenise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

Or, c’était par une matinée d’août de l’année183…, et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas etles pieds meurtris, sur la route de Pontréan à Guichen.

Après deux heures de marche, j’entendisderrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, àl’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais quirevenait de Rennes sur un bidet phthisique. Le bidet soufflaitdéplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sousson vaste chapeau de paille.

– Combien y a-t-il encore d’iciGuichen ? lui demandai-je au moment où il passait devantmoi.

– Toujours tout droit… faut pasmentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

 

La réponse ne me parut point parfaitementcatégorique, et je repris :

– Avons-nous bien encore unelieue ?

– Une lieue ! répéta le Guichenaisd’un ton goguenard.

– Une demi-lieue ?

– Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

– Combien donc ?

– Faut pas mentir !

Ce disant, le Guichenais souleva de nouveauson grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dusm’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastiqueplaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepteprofondément recommandable, et je continuai ma route en tâchant deme convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

Au premier détour de la route, je retrouvaimon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait àterre et agonisait.

C’est toujours ainsi au champ d’honneur quemeurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemplequ’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir surla litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tousles tons :

– Je suis ruiné, aussi vrai que jem’appelle Joson Férou !

Et il tâchait de relever son cheval, quiremuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans unsuprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenaisjoignit ses mains, courba la tête, et prononça avecaccablement :

– Faut pas mentir !

Ce dicton n’a point son pareil dans le monde.Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaireet leurs diverses combinaisons.

La douleur du pauvre diable me toucha, et,oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai unepièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou.

Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta sonlarge chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avecembarras.

– Not’ monsieur, dit-il, merci tout demême, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatrelivres dix sous… Ma fâ dame oui.

Ceci me fit augurer que cent écus de rentedevaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sansdire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que jevoulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce quicompensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmesroute ensemble.

Nous venions de descendre une côte roide etbordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierrerose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond duravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sansdoute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait àgauche, et se perdait en courant tortueusement dans lavallée : l’autre branche, qui était la continuation du grandchemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieuétait triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

– Comment nomme-t-on ce ravin ?demandai-je au Guichenais.

– Sauf respect, notre monsieur, c’est leVal…

Joson s’interrompit et se signa.

– Le Val-aux-Fées, sauf respect !ajouta-t-il.

En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveilleque des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide,noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve etméchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portièresmodernes pourraient en donner une idée affaiblie.

En Écosse, on eût donné ce nom charmant deVal-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de cesromantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous arendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistreentonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre leplus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent lesrayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis quifoisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portenten août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait uneforêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière duchemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommetde laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille,barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé duravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée parde gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment decrouler.

 

De sorte que, dans les idées bretonnes, le nomet le lieu s’accordent à merveille.

Joson s’était arrêté. Il regardait les ruinesen clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question.Tout homme est un peu cicerone ; Joson était certes àl’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savaitun conte et voulait gagner son écu de six livres.

Ma curiosité vint en aide à son envie.

– Qu’est cela  ? demandai-je encore,en montrant le sommet de la côte.

– Faut dire la vérité ! prononçaJoson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château deLucifer.

Joson s’appuya sur son mince bâton de cormierà massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes àpérilleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamaisretomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairantune bonne vieille histoire.

L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Jevais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la contasur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers,en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’unsolennel FAUT PAS MENTIR.

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