Les Contes de nos pères

II. – QUATRE MENDIANTS.

Joson fit trêve à ces derniers mots ; ilavait fini ce que je pourrais appeler le prologue de son récit, et,à part quelques divagations dont je me dois avouer coupable, à partquelques termes ambitieux que j’ai mis, par méchante gloriole, à laplace des bonnes et simples paroles du Guichenais, il faut que lelecteur croie bien que je n’ai rien ajouté à son histoire.

– Notre monsieur, me dit-il à cetendroit, – faut dire la vérité.

– Je ne m’y oppose point,répondis-je.

– Respect de vous, j’ai le gosier seccomme si j’aurais chanté au pupitre pendant trois heures devêprées.

Ma gourde était vide. Je fis le geste de larenverser.

– Dommage ! prononça Joson aveconction ; – tout de même, il y a une auberge au revers de lacôte, et, si c’est un effet, nous allons y aller. Vous me ferezl’honnêteté d’un verre de cidre ou deux.

– Ou trois, mon brave. Montons lacôte.

Ce fut donc assis commodément sur le banc debois d’un petit cabaret fort affreux à voir, les coudes sur latable, et en face d’un pot de cidre aqueux et singulièrement saturéd’acides, – du vrai piot, en un mot, – que Joson commençacette seconde partie de sa légende. Nous ferions mieux peut-être dele laisser parler ; mais (faut pas mentir !) ceux de noslecteurs qui ne font point domicile au joli bourg de Guichenauraient parfois peine à comprendre le style de Joson. Nouscontinuerons donc de traduire.

On parlait beaucoup à Guichen et à Pontréan,et à Lohéac, et aussi à Rennes, d’un chevalier qui faisaitmerveilles en terre sainte contre les païens. Le roi l’avait faitcomte, le duc l’appelait mon cousin, et pas un croisé n’avaitconquis une gloire égale à la sienne.

Aussi les ménestrels chantaient-ils sur tousles tons sa renommée, et l’on entendait de toutes parts retentir,au milieu des louanges, le nom du vaillant comte Addel.

Il y avait cinq ans que Gérard Lesnemellec,seigneur de Lern et du Val, était parti pour la Palestine, encompagnie de ses trois voisins et amis. Depuis bien longtemps onn’avait point entendu parler d’eux en Bretagne. Plusieursgentilshommes du pays qui étaient de retour dans leurs foyersaffirmaient que, suivant toutes probabilités, les quatre baronsavaient laissé leurs vies auprès du tombeau de Notre-Seigneur. Cesbruits mettaient beaucoup de joie à l’âme de maître Pointel,surnommé Lucifer. Il y croyait et agissait en conséquence.

 

Ainsi, fort des actes qu’il avait fait signerà ses débiteurs, il se mit provisoirement en possession de leursgages, c’est-à-dire de leurs domaines. Il trancha du nobleseigneur, rassembla autour de lui une garde d’hommes d’armes quieût suffi à un comte, et fit peser sur toute la contrée satyrannique domination.

Il n’y a rien au monde d’irritant comme ledespotisme d’un usurpateur. Les bonnes gens du pays entre Pontréanet Lohéac essayèrent maintes fois de secouer le joug, mais ilsn’étaient pas les plus forts. Maître Pointel opposait à leursphalanges mal armées les jacques de fer de ses cavaliers. Ildemeurait toujours vainqueur.

Entre tous ces châteaux, il avait choisi celuide Lern pour y faire sa résidence. Dès longtemps maître Pointelavait jeté son regard de convoitise sur ce noble manoir, et nousavons vu que, pour se l’assurer mieux, il avait imposé à GérardLesnemellec une clause particulière. Maintenant qu’il était arrivéà ses fins, maître Lucifer s’en donnait à cœur joie. Il avaittransporté à Lern toutes les magnificences de la maison qu’ilhabitait autrefois sur les bords de la rivière d’Ille. Dans lagrande salle, ornée encore des portraits des Lesnemellec, depuisAthelstan de Lesnem, qui était venu du pays de Galles au temps oùles Saxons furent chassés d’Angleterre, jusqu’à Gérard lui-même,Lucifer festoyait jour et nuit avec ses hommes d’armes. Il buvait,le manant éhonté, dans la grande coupe de fer que jamais vilainn’avait jusqu’alors touchée de ses lèvres ; il buvait sanscomprendre que la fière devise qui entourait l’écu de Lesnemellec,gravée sur le métal, était un amer reproche à toute sa vie detortueux trafiquant ; il buvait, le juif sordide, dans ce vaseantique, austère héritage de famille, dont le baron chrétien seservait seulement aux jours solennels qui voyaient un fils deLesnem naître, se marier ou mourir ; il y buvait chaque soiret portait, au nom de Lesnemellec, d’insultants et dérisoirestoasts.

En un mot, maître Lucifer se prélassait à sonaise dans le manoir de Lern. On ne peut dire pourtant qu’il fûtparfaitement heureux. Deux chagrins pesaient sur sa nouvelle vie.Le premier venait de Rachel. Rachel, en effet, par un motifmystérieux, et que son père ne pouvait point deviner, avait refuséd’habiter le château de Lern, devenu le château de Lucifer. Pourl’avoir au moins près de lui, l’orfévre avait été obligé de luibâtir une maison au milieu du Val. Jamais Rachel ne franchissait leseuil du manoir. Cette conduite, que maître Pointel prenait parfoispour un tacite reproche de spoliation, lui était un grandcrève-cœur. Il aimait sa fille avec passion, et le respect de plusen plus froid qui avait remplacé chez celle-ci l’expansivetendresse des jours de son enfance, mêlait une forte dosed’amertume au bien-être du vieux juif.

Le second chagrin de Lucifer avait une sourcemoins naturelle. Le Val, il faut que le lecteur le sache, esthabité, depuis le commencement du monde, par trois fées de naturelcapricieux et acariâtre, lesquelles s’ingénient, du matin au soir,à trouver de méchants tours qu’elles mettent à exécution du soir aumatin. Ces fées sont sœurs, ou pour le moins cousines. Elles senomment Gulmitte, Reschine et Mêto. Au physique, elles ressemblentde tout point à trois vieilles femmes très-laides ; leur moralrépond positivement à leur physique. Quant à leur pouvoir, il estcelui de toutes les fées : elles savent planter des bosseshideuses sur le dos des enfants, rendre louches les yeux les plusdroits, etc., etc. En outre, et ceci du moins est original, ellesont la faculté de se grandir ou de se rapetisser jusqu’àl’indéfini, sans pouvoir changer en rien leurs traits ni leurtournure. De sorte que, à volonté, Gulmitte, Reschine et Mêtodeviennent d’affreuses vieilles d’une dimension colossale, ou desvieilles horribles d’une ténuité microscopique.

Joson me donna ces détails à demi-voix et d’unair fort peu rassuré.

Cette faculté d’extension propre à Gulmitte,Reschine et Mêto, faculté que le caoutchouc lui-même ne nous paraîtpoint posséder à un degré aussi éminent, sert admirablement leurinstinct taquin et mystificateur. Tantôt les trois fées, exhaussantleurs visages grossis sur leurs corps démesurément allongés, seguindaient jusqu’aux fenêtres de l’orfévre, et, faisant ombre à lalune, montraient de grimaçantes et gigantesques silhouettes.L’orfévre invoquait alors le Dieu d’Abraham et de Jacob, et d’unefoule d’autres Hébreux célèbres ; mais, tandis qu’il récitaitses prières, Gulmitte, Reschine et Mêto, passant d’un extrême àl’autre, se rapetissaient tout d’un coup et entraient dans lachambre, avec la brise des nuits, par les fissures de quelquefenêtre. Elles se ruaient sur le lit du juif et le mordaient àbelles dents, ce qui indiquait chez ces vieilles personnes unappétit fort sauvage, car la peau d’un usurier doit faire, aprèstout, un assez triste festin. – Quand elles étaient rassasiées demordre, Lucifer les voyait avec terreur reprendre lentement lataille humaine. Elles grandissaient, grandissaient, et s’asseyaienten rond au milieu de la chambre afin de tenir un grave conseil. Cequ’elles disaient alors, Lucifer ne le comprenait point, mais ilpensait que ce devaient être d’effrayantes choses, et ses cheveuxgris se dressaient sur son crâne déprimé.

Vers le matin, Gulmitte, Reschine et Mêtoenfourchaient le premier rayon du jour, et disparaissaient engrinçant un cacophonique éclat de rire.

Cela se renouvelait souvent. Maître Pointel enperdait la tête. Néanmoins, comme tout larron tient outre mesure àla chose volée, la pensée d’abandonner le château de Lern ne luivenait jamais. Le jour, il tâchait de se persuader que les terreursde sa nuit étaient l’effet d’un rêve. Il buvait du mieux qu’ilpouvait avec ses hommes d’armes, et attendait, tremblant, malgréson ivresse, que l’heure du sommeil fût venue.

Quant aux gens, vivants ou morts, qui étaienten Palestine, on peut affirmer que Lucifer ne s’en inquiétaitpoint. Ce glorieux nom de comte Addel qu’il entendait répéter dixfois chaque jour, n’éveillait en lui aucune crainte. Qu’importaitau juif la renommée d’un chrétien ?

Rachel, au contraire, s’occupait fort de cevaleureux comte dont parlaient avec admiration voyageurs etpèlerins. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle sefaisait dire longuement ses batailles et ses victoires. Ellepâlissait au récit des dangers courus ; elle tressaillaitd’orgueil aux descriptions des vaillants travaux et beaux coups delance du chevalier croisé ; puis, quand le voyageur se taisaitenfin, elle le récompensait généreusement, et disait d’une voixtimide :

– L’amour d’une reine n’est pointau-dessus de si grande gloire… Sire pèlerin, apprenez-moi, je vousprie, à quelle princesse le comte Addel a donné son cœur.

– On ne lui connaît point d’amour,répondait le pèlerin.

– Il doit porter les couleurs de quelquenoble dame ?

– Il ne porte point de couleurs.

– Son écu doit avoir unedevise ?

– Point de devise à son écu !

Rachel rougissait et souriait.

Une fois, un pèlerin qui avait approché lecomte Addel de plus près que les autres, sut donner unrenseignement plus précis.

– Le beau chevalier, dit-il, n’a niécharpe, ni devise, mais il porte un anneau d’or à son doigt. Surcet anneau j’ai lu deux mots.

– Quels mots ? demanda Rachel avecune ardente curiosité.

– Cinq ans, répondit lepèlerin.

Ce pèlerin fut récompensé plus richement queles autres.

Rachel n’avait pas attendu cette révélationpour deviner le fils de Gérard Lesnemellec sous le brillant manteaude gloire que s’était fait le comte Addel. Elle avait tenu,entière, la promesse faite autrefois en l’église de Rennes :elle gardait son cœur en attendant que les cinq ans fussentécoulés.

Or, ce terme de cinq ans, comme on le pense,elle l’avait fixé à dessein, afin qu’Addel revît la Bretagnelorsqu’il serait temps encore pour lui de racheter les domaines deson père. Rachel, dès le premier instant, avait résolu d’empêchercette inique spoliation, et, si elle ne voulait point habiter lemanoir de Lern, c’est que la pensée de jouir d’un bien usurpé surAddel ou son père lui faisait horreur. L’absence, loin d’éteindrel’amour de la belle fille du juif, avait contribué à le grandir.Sans cesse en face d’elle-même, dans sa solitude, elle évoquait lesouvenir d’Addel ; elle le revoyait tel qu’il était à l’heuredu départ ; elle s’enivrait de son dernier regard, si tendreet si doux, si plein de serments de constance.

Mais elle ne se bornait point à de stérilessouvenirs. Les chevaliers qui revenaient de Palestine n’avaientpoint coutume d’apporter d’autre butin qu’un honneur sans tache etla gloire gagnée en combattant les infidèles. Or, gloire et honneurne se peuvent point monnayer. Quand Addel reviendrait, commentferait-il pour racheter Lern et le Val ?

Voilà ce que se demandait Rachel.

Cette question n’était point facile àrésoudre. Tant que Lucifer continua d’habiter sa maison de Rennes,sur les bords de la rivière d’Ille, Rachel se tortura l’esprit sanstrouver aucun moyen. Quand Lucifer vint à Lern, Rachel, attristéepar l’attente et l’inquiétude, prit la coutume de se promener seulepar les sentiers déserts qui couraient sous les taillis, dans lesprofondeurs du Val. À demi chrétienne déjà, par l’amour pur,dévoué, sans bornes, qu’elle nourrissait pour un chrétien, ellepriait Dieu et Marie de lui donner conseil.

Il fallait dix mille écus d’or pour racheterLern. Contre cet obstacle venait incessamment se briser le bonvouloir de la pauvre Rachel.

Un soir qu’elle revenait tristement au petitmanoir que son père avait fait élever pour elle au milieu du Val,elle entendit un bruit dans le taillis. La nuit tombait ; iln’y avait point de lune au ciel. Rachel, sans faire trêve à sarêverie, porta son regard distrait vers l’endroit d’où était partile bruit. Elle vit un spectacle étrange.

À travers les branches confusémentenchevêtrées du taillis, elle aperçut une étroite clairière, aucentre de laquelle trois êtres de forme humaine étaient couchés.Ces créatures avaient tout au plus un pied de hauteur. Elles setrouvaient éclairées par une demi-douzaine de vers luisantsartistement disposés en girandoles.

Rachel voulut s’enfuir, car ces créatures, àpart même leur taille exceptionnelle, étaient fort laides àvoir ; mais la terreur la clouait au sol. Elle avait reconnud’un coup d’œil les trois fées du Val. Tandis qu’elle restait ainsià la même place, son regard, par une sorte de fascination, nepouvait quitter les trois terribles sœurs. Se rappelantinvolontairement les récits de ses serviteurs, Rachelreconnaissait, à ne s’y pouvoir méprendre, chacune des troisvieilles : c’était bien là le visage renfrogné de Reschine, lenez crochu de Mêto et les cheveux mêlés de Gulmitte.

C’était le ronflement des fées endormies queRachel avait entendu.

À ce moment, Gulmitte se souleva sur son séantet se frotta les yeux en bâillant. Ses sœurs l’imitèrent, etl’entretien suivant s’engagea entre elles.

GULMITTE. .

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

MÊTO.

Loin du bruit.

RESCHINE.

Loin du regard des hommes…

Qu’ont à faire, ce soir, les maîtresses duVal ?

GULMITTE.

À chanter.

MÊTO.

À danser.

RESCHINE.

C’est ennuyeux !

GULMITTE.

Àrire.

RESCHINE.

C’est fade !

MÊTO.

Nous pouvons conjurer ou maudire…

RESCHINE.

C’est commun !… Je sais, moi, quelquechose de pire :

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit dumal.

TOUTES LES TROIS, en chœur.

Le pire, c’est le mieux ! Foin duchant ! fi du rire !

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit dumal !

D’un bond, les trois fées franchirent ladistance qui les séparait de Rachel, et la jeune fille se trouvatout à coup entourée par trois vieilles femmes de taille ordinaire,qui ressemblaient, à s’y tromper, aux trois petites créaturesétendues naguère sous le taillis. Ces vieilles femmes se prirentd’abord à faire d’inconcevables grimaces, puis elles poussèrentensemble un éclat de rire bref et peu harmonieux.

– Fille de juif, dit ensuite Gulmitte,l’aînée de la fantasque famille, que fais-tu si tard par lessentiers humides de la forêt ?

Comme on voit, les fées daignent parler enprose, lorsqu’elles s’adressent à de simples mortels.

Rachel, terrifiée par cette laide apparition,n’eut garde de répondre.

– Sœurs, reprit Gulmitte, nedonnerons-nous point un bon conseil à cette pauvreenfant ?

 

– Si fait, répondirent les deux féescadettes.

Gulmitte poursuivit.

– Fille de juif, tu cherches de l’or…beaucoup d’or !… Ne tressaille pas ainsi ; nous lisonsdans ta pensée comme dans un livre ouvert… Si mes sœurs yconsentent, je puis te faire trouver l’or que tu cherches.

Rachel prêta l’oreille avidement. Reschine etMêto secouèrent la tête en signe d’adhésion, et Gulmitte s’approchade la jeune fille qu’elle prit par la main.

– Écoute, dit-elle en s’efforçantd’adoucir sa voix glapissante, – il est au château de Lucifer uncoffre de métal où ton père entasse ses richesses. Il y a dans cecoffre plus d’or que n’en ont vu jamais tes yeux. Plonges-y tesbras jusqu’au coude, ma fille ; prends les dix mille écus quite sont nécessaires, – et n’aie point de remords, car cet or, c’estde l’or volé !

Ce disant, Gulmitte ricana, et ses sœursl’imitèrent. Rachel fit un geste de dégoût.

– Tu ne veux pas ! s’écria Mêto.Cœur dégénéré ! Tu répugnes à suivre les exemples de tonpère.

Reschine se contenta de faire une effroyablemoue.

– Eh bien, reprit Mêto, je vais te donnerun autre moyen… Vends-nous ton âme pour dix mille écus.

– Vends-nous ton âme, répétèrent Gulmitteet Reschine.

Et, comme Rachel, tremblante, à demi morte, nepouvait point trouver de réponse, les trois fées, croyant qu’ellehésitait, se réunirent pour la presser.

– Ton âme, dit Gulmitte, deviendra uneâme de fée : tu connaîtras le passé, tu verras le présent, tudevineras l’avenir.

– Tu pourras faire du mal à tes ennemis,ajouta Reschine en passant sa langue pointue sur ses lèvres, commesi l’idée de la vengeance avait pour elle une palpable saveur.

– Tu seras belle, reprit Gulmitte, quidisposa ses cheveux hérissés avec une grotesque coquetterie.

– Aussi belle que nous, dit Mêto.

Et toutes trois répétèrent :

– Vends-nous ton âme !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuradans sa détresse la pauvre Rachel.

Gulmitte, Reschine et Mêto reculèrent.

Rachel, enhardie par ce mouvement rétrograde,essaya timidement le signe de la croix. Tandis que sa main, noviceà ce saint œuvre, descendait de son front à sa poitrine, Gulmitte,Reschine et Mêto se prirent à rapetisser à vue d’œil. Lorsque lamain de Rachel passa enfin de l’épaule gauche à la droite pourparfaire le signe béni, Gulmitte, Reschine et Mêto, devenues un peumoins grosses que des fourmis, se blottirent en frémissant sous unbrin d’herbe.

Rachel passa et rentra vitement à son petitmanoir du Val. Durant cette nuit entière, elle ne put trouver lesommeil. Elle avait évité un danger, mais son embarras restait lemême, et la pauvre jeune fille, en revoyant l’aurore, se demanda,pour la millième fois :

– Quand Addel reviendra de la terresainte, comment fera-t-il pour racheter ses domaines ?

Une autre eût pensé peut-être aux méchantsconseils des fées, mais Rachel avait un noble cœur. Loin de donnerson âme à de coupables rêveries, elle se réfugia dans la prière, etconfessa pour la première fois, sans restriction, sa foinouvelle : elle pria Dieu et la Vierge et les saints.

Aussi, Dieu fit descendre en elle sa grâce, etvoici ce qu’elle résolut :

Lucifer l’accablait sans cesse de présents detoutes sortes. Elle avait un coffret plein de joyaux de prix. Cesjoyaux étaient bien à elle. Rachel fit dessein de les vendre auxorfévres de Rennes, afin de rassembler la somme dont aurait besoinAddel à son retour. Malheureusement ces joyaux étaient loin devaloir dix mille écus. Rachel thésaurisa. Elle redevint juive, tantelle se fit avare, ce qui causa une grande joie à maîtrePointel.

– L’enfant a de mon sang dans les veines,se disait-il avec allégresse ; elle est économe et sait leprix d’un ducat. Si le Très-Haut eût voulu lui donner de la barbe,elle eût fait la gloire d’Israël !

Et maître Lucifer redoublait de générosité,parce qu’il croyait savoir que ses dons tombaient en bonnes mains,ladres et parcimonieuses.

Quand Rachel recevait un anneau, un collier,une agrafe, elle se rendait à Rennes, où les confrères de Lucifern’hésitaient point à lui acheter ces objets au quart de leurvaleur : ceci par esprit fraternel ; car d’habitude ilsvolaient davantage. Rachel revenait au manoir avec son argent, etle joignait au trésor qu’elle amassait en terre, au pied d’unesouche de châtaignier, dans le recoin le plus sombre et le plusdésert du Val.

Elle fit tant et si bien, que, la veille dujour où devaient finir les cinq ans, elle compléta son trésor.Après l’avoir soigneusement compté et recompté, elle le couvrit deterre et reprit la route de son petit manoir.

Elle était joyeuse, car, bien que le terme fûtpresque écoulé, l’idée ne lui venait point qu’Addel pût manquer àsa promesse.

– Qu’il vienne ! pensait-elle, lamaison de son père ne lui sera point ravie. Il sera riche, il seraheureux…

** *

Le matin de ce même jour, quatre hommes vêtusde haillons misérables, qui gardaient la forme de manteaux depèlerins, passèrent les portes de la ville de Rennes et prirent laroute qui mène à Pontréan. Leurs chaussures étaient blanches depoussière ; sans doute, ils n’avaient pris, la nuitprécédente, que bien peu de repos, car leur apparence annonçait uneextrême fatigue.

Trois de ces hommes étaient des vieillards. Lequatrième pouvait avoir vingt trois ans.

Ils commencèrent leur voyage de ce pas lourdet mesuré des gens pour qui la marche est une nécessité de chaquejour. Nulle parole n’était échangée entre eux. Ils allaient,silencieux et mornes, se signant dévotement aux croix descarrefours, en demandant parfois un morceau de pain à la porte descabanes qui se trouvaient sur la route.

Arrivés entre Pontréan et Guichen, à lahauteur du château de Lucifer, les quatre mendiantss’arrêtèrent.

– Voici le terme de mon voyage, dit leplus jeune ; – : il faut nous séparer ici.

Les trois autres lui touchèrent la main.

– Bonne chance ! dirent-ils.

Et ils poursuivirent leur route du côté deGuichen.

– Bonne chance ! répéta le jeunehomme, qui se dirigea vers le château de Lucifer.

Il était si las, qu’il eut peine à soulever lepesant marteau de la grand’porte au-dessus de laquelle nebrillaient plus les nobles émaux de l’écusson de Lesnemellec. Lejuif avait fait gratter blason et devise : que d’usurpateursont cru comme lui tuer un souvenir en biffant un emblème !

À l’appel du jeune mendiant, un serviteur àmine revêche ouvrit cauteleusement l’un des battants de la porte,et le referma tout de suite en voyant l’extérieur du nouvelarrivant.

Un éclair ardent et terrible jaillit de l’œilde celui-ci. Il porta d’instinct sa main à l’endroit où pendd’ordinaire l’épée d’un homme d’armes, – mais il n’avait pointd’épée.

– Ouvrez ! cria-t-il à travers laporte, ouvrez, au nom de Dieu ! Je demande l’hospitalité aumaître de ce manoir.

 

Point de réponse.

La colère du pèlerin n’avait duré qu’uninstant. Il courba la tête et se signa humblement.

– J’ai péché, murmura-t-il avecrésignation ; – Dieu me châtie.

Comme il promenait autour de lui son regarddécouragé, il aperçut au fond du Val, à travers les branchesdépouillées des taillis, les blanches murailles du petit manoirhabité par Rachel. Il tourna ses pas de ce côté, afin d’implorerles hôtes de cette demeure. Rachel venait de rentrer. À l’annonced’un homme vêtu du costume de pèlerin, elle ordonna aussitôt del’introduire en sa présence, et ne prit que le temps de jeter surson gracieux visage le voile épais des femmes de l’Orient.

Le pèlerin entra d’un air triste et abattu.Les bords de son large feutre ne permettaient point d’apercevoirses traits.

– Vous êtes las, dit Rachel avec bonté,asseyez-vous, sire étranger, et dites-moi… : Que fait enPalestine le renommé comte Addel ?

– Le comte Addel n’est plus en Palestine,répondit le pèlerin d’une voix sourde, et en se laissant choir,épuisé, sur un siége.

Le cœur de la jeune fille tressaillitd’orgueil et de joie.

– Je n’ai donc pas espéré en vain !pensa-t-elle. Il s’est souvenu de sa promesse… Je vais lerevoir !… A-t-il touché la terre de France ?ajouta-t-elle tout haut.

Le pèlerin fut quelque temps avant derépondre.

– Le comte Addel ! reprit-il enfind’un ton plein d’amertume ; – qui parle du comte Addel ?…Naguère, c’était un chevalier chrétien, modèle de foi et devaillance. Maintenant, il a déserté son poste ; il a trahi sareligion et ses frères d’armes… Qui parle du comte Addel ?

Le pèlerin avait mis sa tête entre ses mains.Rachel était pâle ; son souffle soulevait péniblement sapoitrine.

– Celui-là en a menti ! –murmura-t-elle d’une voix basse, mais ferme, – qui dit que le comteAddel est un traître.

Le pèlerin se redressa vivement ; sonregard sembla vouloir percer le voile qui recouvrait les traits dela jeune fille.

– Merci ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, ilajouta :

– Noble dame, votre cœur est généreux,puisque vous défendez l’absent ; mais, par malheur, je n’aipoint menti. Jugez vous-même ; Addel a quitté lacroisade ; il a laissé ses soldats, – des soldats chrétiens,madame, – sans chef et sans appui, à la veille d’une bataille…

– A-t-il fait cela ? interrompitRachel.

– Il l’a fait !… Un indigne amourlui brûlait le cœur.

– Étranger, prononça sévèrement Rachel,qui vous a dit que l’amour d’Addel fût un indigne amour ?

Le pèlerin porta la main à sa poitrine.

– Il aime une juive ! dit-il d’unevoix si basse, que Rachel eut peine à l’entendre.

– Mensonge ! s’écria la jeunefille.

– Hélas ! qui mieux que moi peut lesavoir ?

– Vous connaissiez donc Addel ?

– Pourquoi cacher plus longtemps mahonte ! Je me nommerai, ce sera ma pénitence. Je suis Addel,madame, Addel fugitif et déshonoré.

Rachel, d’un geste rapide comme l’éclair,souleva le feutre du pèlerin. À la vue de ses traits brûlés par lesoleil de Judée, mais qu’on ne pouvait point méconnaître, ellepoussa un cri, et se laissa tomber à son tour sur un siége.

– Accablez-moi de vos mépris, poursuivitlentement le pèlerin. – Pour elle j’ai perdu mon âme et taché monécusson. J’avais fait une promesse fatale. Un jour, au milieu denos glorieux combats d’outre-mer, je me suis souvenu de cettepromesse, et j’ai tout abandonné. Cinq ans ! m’avait-elledit ; les cinq ans se sont écoulés : me voilà !

– Béni soit Dieu ! disait Rachel enextase.

Le pèlerin ne l’entendait pas.

– J’ai traversé bien des pays, reprit-ilencore. J’ai vendu mes armes, mes éperons d’or, mon cheval etjusqu’à mon épée de chevalier ; – puis, lorsque tout a étévendu, j’ai souffert de la faim et de la soif, mais j’ai gardél’anneau que je tiens d’elle.

Rachel prit l’anneau comme pour le considérer,et le baisa à la dérobée.

– Enfin, j’ai revu les domaines de monpère, poursuivit Addel, de mon noble père qui n’est plus !J’ai frappé à la porte de notre manoir, souillé par un hôte infâme.C’est là qu’elle doit être. On m’a refusé l’entrée… Mais je sens seréveiller ma force assoupie. Ce voyage aura servi du moins à mamaison. Cinq ans ! c’était aussi le délai du rachat de nosdomaines. Je vais aller à Rennes, chez les parents de monpère ; j’implorerai leur aide, et le juif maudit sera chasséhonteusement.

Rachel lui rendit son anneau.

– Vous voyez bien, madame, acheva lepèlerin, que je n’ai point calomnié le malheureux Addel. Il aime…car je l’aime encore ! il aime…

– Une chrétienne ! interrompitRachel en relevant son voile d’un geste calme et digne.

– Vous ! s’écria le jeunechevalier ; – est-il possible !

Rachel tira de son sein un médaillon d’or surlequel était sculptée l’image adorable du Dieu crucifié.

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, dit-elle en baisant la sainte effigie, je suischrétienne, monseigneur.

Une joie pure et sans bornes illumina le noblevisage du comte Addel.

– Rachel, ma bien-aimée, murmura-t-ilaprès un long silence, je puis donc t’adorer sans crime, et je n’aiplus à choisir entre le bonheur et mon renom dechevalier !…

** *

En cet endroit, Joson se fit, coup sur coup,l’honnêteté de trois écuelles de cidre.

– Notre monsieur, me dit-il en essuyantses lèvres humides, – en voilà du vrai bon, c’est tout de même lavérité !

Je retirai prudemment mon écuelle.

– Allons, notre monsieur, s’écria Joson,un petit coup, s’il n’y a pas d’offense !

– Est-ce que l’histoire est finie ?demandai-je.

– Puisque vous ne buvez pas, c’est quevous n’avez pas soif… À votre santé tout de même !

 

– Et l’histoire ?…

– Faut pas mentir ! Je boiraisl’étang de Lohéac par cette chaleur-là, si tant seulement l’étangde Lohéac était autre chose que de l’eau… Quant à l’histoire, saintbon Dieu ! non, elle n’est pas finie. Croyez-vous donc que lesfées vont les laisser comme ça ?

– Alors, mon brave, continuez.

– C’est la fin qui est le plusbeau !… Mais le pichet est vide, aussi vrai que nous sommes aujour d’aujourd’hui… m’est avis que vous en boiriez bien unautre ?…

Cette chute méritait à coup sûr un salaire. Jefis venir une autre cruche que Joson caressa du regard. Ranimé parce renfort, il poursuivit son récit.

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