Les Contes de nos pères

LA MORT DE CÉSAR.

Afin que le lecteur n’aille point sefourvoyer, nous dirons tout de suite que notre héros, à part sontrépas malheureux, n’a rien de commun avec le vainqueur dePharsale. Le César dont nous allons chanter la fin précoce était,en son vivant, une honnête créature dépourvue d’ambition, et quin’eût certes point pleuré de jalousie en voyant la statued’Alexandre de Macédoine. Il menait une existence pure ettranquille, accomplissant soigneusement les modestes devoirs quilui étaient confiés, et pratiquant dans le silence toutes lesvertus compatibles avec sa position sociale.

De père en fils, les ancêtres de César avaientfidèlement servi la noble maison de Bazouge-Kerhoat, dont les aînéstenaient état de prince, et passaient, avec Rieux et Rohan, pourles plus hauts seigneurs de la province de Bretagne. César faisaitcomme ses aïeux ; il était aimant, dévoué, fidèle.

Il eût été réellement fort difficile detrouver un plus beau chien que César, – car César était un chien.Sans cette circonstance, nous prenons sur nous d’affirmer que seséminentes qualités l’auraient fait connaître dès longtemps aumonde, et qu’il n’aurait point eu besoin de nous pour écriretardivement sa biographie. Son portrait en pied, qui orne le salonà manger du château de Kerhoat, atteste qu’il était de hautestature, portait fièrement sa tête carrée, et ramassait comme ilfaut son torse robuste pour résister prudemment ou bondir àl’attaque avec une héroïque intrépidité. Son poil était blanc,tigré de marques châtain foncé. Bien que son museau fût court commecelui d’un dogue, il avait de belles et longues oreilles ; lessoies de ses reins, molles et légèrement bouclées, donnaient uneapparence de richesse à sa fourrure. En somme, il y avait en lui duchien-loup, du dogue et de l’épagneul. Nous ne sommes point assezspécialement versés dans la physiologie canine, pour dire au justede quel croisement de races ce noble et fort animal pouvait être leproduit.

En l’automne de l’année 1793, César avaittrois ans. Son cou tigré ne portait point le lourd collier de cuir,hérissé de pointes de fer. Un simple anneau de cuivre, luisantcomme de l’or fin, et poinçonné aux armes de Bazouge, se cachait àdemi sous ses longs poils soyeux. À cet anneau pendait une petiteplaque où se voyait un chiffre délicatement gravé et formé desinitiales H. B. Cette plaque indiquait que César appartenait àMlle Henriette de Bazouge.

À cette époque, le château de Kerhoat n’avaitplus cet aspect de vie et de bien-être qui réjouissait naguère seshôtes, au bon temps où M. de Bazouge tenait table ouvertetant que durait la session des états de Bretagne. Situé à troislieues de Rennes, sur la lisière de la forêt du même nom, le richemanoir servait alors de maison de plaisance à messieurs de lanoblesse. C’était fête perpétuelle. Les remises, si vastes qu’ellesfussent, ne pouvaient suffire à la foule des carrosses. Il fallaitêtre duc ou ami du châtelain pour avoir place en l’écurie pour sonattelage. Le soir, les vastes salons s’illuminaient ; lesmille cristaux des girandoles envoyaient des faisceauxd’éblouissants rayons aux sculptures des lambris, à la sombredorure des portraits de famille, aux émaux savamment éprouvés desécussons. Puis venait le splendide souper, égayé par les récits dequelque petit chevalier, qui avait été jusqu’à Paris où sepassaient de fort singulières choses. Les dames s’étonnaient et nevoulaient point croire qu’il y eût au monde une femme aussi belleque la reine, et un homme aussi laid que M. de Mirabeau.Après le souper, le bal, le bal antérévolutionnaire, avec sa dansegrave, digne, gracieuse, galante ; danse où pouvaient figurerles princesses, – danse naïve, mais hautaine, et qui rappelait, parson royal caractère, les nobles mœurs des jours chevaleresques.

Mais les lustres étaient éteints maintenant.Il n’y avait plus dans les longues galeries ni cavaliers empressés,balayant le sol du blanc panache de leur feutre, ni belles dames,ni velours, ni diamants, ni fleurs. Les bruits de fête setaisaient ; les splendeurs s’étaient voilées, et si quelqueclarté venait, durant les nuits silencieuses, effleurer dans leurscadres brunis les sévères visages des seigneurs de Kerhoat, c’étaitun pâle rayon de lune, qui glissait, fugitif et triste, entre lesfranges poudreuses des épais rideaux des fenêtres.

C’était toujours le même château, dressantsuperbement ses quatre hautes tours qui gardaient, comme autant devigilantes sentinelles, les symétriques constructions du corps delogis. Il y avait toujours, d’un côté de la cour, les immensesécuries ; de l’autre, les communs. – Mais les communs étaientdéserts, et deux chevaux grelottaient seuls dans la vaste solitudede l’écurie.

Un mauvais ange avait plané au-dessus deKerhoat, secouant son aile sur ses joies, et mettant à néant dumême coup sa splendeur et sa puissance.

Depuis deux ans, le chef actuel de la maisonde Bazouge, vieillard octogénaire, avait perdu ses quatre filsaînés : deux à l’armée de Condé, deux sur l’échafaud. Lecinquième combattait en Vendée. M. de Bazouge habitaitseul son château de Kerhoat avec Henriette, sa petite-fille.Jusqu’alors, son grand âge et la vénération de ses anciens vassauxavaient suffi à le protéger.

Les paysans de Noyal-sur-Vilaine et lessabotiers de la forêt se découvraient encore sur son passage,lorsque, à de rares intervalles, il parcourait, appuyé sur le brasd’Henriette, les campagnes qui avaient été son domaine.Quelques-uns même lui disaient bien bas : – Dieu vous bénisse,notre monsieur ! Les femmes, toujours plus courageuses, ne secachaient point pour saluer Henriette d’un cordial : – Bien lebonjour, notre demoiselle ! Mais là s’arrêtaient les marquesde respect ou de sympathie. On n’était qu’à trois lieues de Rennes,cité de 25,000 âmes, qui jouissait de cinq guillotines, et iln’était besoin que d’un pareil voisinage pour enseigner la prudenceaux plus étourdis.

M. de Bazouge s’était défait de sameute comme de ses chevaux et de ses valets. Il n’y avait plus auchâteau, outre le jardinier, qu’un brave serviteur nommé Lapierre,deux chevaux de selle, et César, qu’on avait conservé à l’instanteprière d’Henriette.

Celle-ci était une jolie enfant de treize ans,dont le doux visage empruntait aux malheurs qui avaient accablé sarace, une expression de mélancolie. Elle environnait son aïeul desoins attentifs et respectueux. Le matin, quandM. de Bazouge s’éveillait, la première figure qu’ilvoyait était celle d’Henriette. Elle lui faisait la lecture pour ledistraire, et quand de bien tristes pensées amenaient un nuage plussombre au front du vieillard, Henriette se mettait à genoux devantlui et chantait. M. de Bazouge écoutait : l’amertumede son cœur se dissipait peu à peu au son de cette pieuse voix,comme la gelée matinale se fond à la tiède chaleur du soleil despremiers jours de printemps. Il posait ses deux mains sur le frontd’Henriette, et lissait d’un geste distrait les brillants bandeauxde ses cheveux blonds.

Puis le pauvre vieillard se prenait à sourire,et son regard, levé vers le ciel, remerciait Dieu pour cettesuprême consolation, accordée au soir de sa vie.

D’autres fois, l’aïeul et sa petite-fille semettaient à genoux, côte à côte, sur un beau prie-Dieu d’ébène.L’aïeul priait pour ses quatre fils, martyrs de la plus sainte descauses, et pour le cinquième, qui attendait le même martyre.L’enfant priait pour son père. Et quand cet homme, qui avait donnésa famille entière à Dieu et au roi, avait fini de louer Dieu, ilcriait : Vive le roi ! – et la faible voix de la jeunefille répétait ce cri loyal, héroïque mot d’ordre que murmuraitpeut-être en ce moment la bouche mourante du dernier Bazouge, surquelque champ de bataille vendéen.

 

Pendant cela, César était couché dans un coindu salon ; ses yeux gris, à reflets de feu, se fixaientamoureusement sur sa jeune maîtresse. Quand le regard d’Henriettetombait sur lui par hasard, il se levait à demi, tendait ses deuxpattes de devant et humait joyeusement l’air. Il ne la perdaitjamais de vue tant que durait le jour ; la nuit, il secouchait en travers de sa porte, comme faisaient les gentilshommesde la chambre des anciens rois de Portugal.

 

Dès qu’Henriette mettait le pied dehors, Césartournait en bondissant autour d’elle. Il courait follement le longdes grandes allées du jardin, enjambait les plates-bandes, etrevenait mettre son museau dans le sable au pied de sa suzeraine.César aimait bien M. de Bazouge, mais nous ne trouvonspas de mot qui puisse peindre convenablement son attachement pourHenriette. Sur un geste d’elle, il eût abandonné un os à ronger, ilaurait peut-être, sur son ordre, signé un traité de paix aveccertain matou retranché dans les combles du château, et contrelequel il entretenait une vendetta héréditaire.

Il y avait au bout de l’ancien parc de Kerhoatun petit ermitage où, par hasard, une croix était restée debout.Henriette dirigeait volontiers sa promenade vers ce but, tandis queson aïeul faisait la sieste ou lisait. L’office le plus importantde César était d’escorter la jeune fille dans ces excursions. Dèsqu’il la voyait tourner la clef du jardin pour entrer dans le parc,sa contenance changeait. Il modérait subitement son allure etprenait un maintien fort grave, comme s’il eût senti l’importancede la responsabilité qui pesait sur lui. En vérité, sa protectionen valait, pour le moins, une autre ; il avait le jarretferme, l’œil perçant, et des dents à mettre en déroute une escouadede loups. Malheureusement les animaux féroces qui infestaient alorsla France étaient beaucoup plus nombreux et plus méchants surtoutque les loups.

Un jour Lapierre, l’unique serviteur duchâteau, revint de Noyal, l’effroi peint sur le visage. On disaitque les autorités de Rennes étaient lasses de laisser si prèsd’elles, en paix et en vie, un vieux ci-devant qui avait eu plus detitres à lui seul que la moitié des états ensemble. En conséquence,la gendarmerie, escortée par un délégué du district, devait fairesous peu une descente au château de Kerhoat.M. de Bazouge reçut cette nouvelle en vieux soldat et enchrétien ; mais, en regardant Henriette, son œil se remplitsubitement de larmes. Elle était si jeune, si belle et sibonne ! Au jour de sa naissance, un si riant avenir s’ouvraitdevant elle ! Autour de son berceau, la famille avait rêvésans doute quelque brillante et noble alliance. Hélas ! il n’yavait plus de famille. Le vieillard restait seul pour voir l’hymende l’enfant, lugubre fête qui devait se passer en place publique etsous le soleil, avec l’échafaud pour autel, et pour prêtre lebourreau.

– Que la volonté de Dieu soitfaite ! dit M. de Bazouge en essuyant furtivement sajoue ; et vive le roi !

– Vive le roi ! répétaHenriette.

– Vive le roi ! prononça lentementune troisième voix forte et grave.

César sauta joyeusement vers le nouvelarrivant. C’était un homme de grande taille, dont la figuredisparaissait sous les larges bords d’un feutre à cocarde blanche.Un vaste manteau drapé autour de sa taille cachait le reste de soncostume. Il s’était arrêté sur le seuil.

– Qui êtes-vous ? demanda levieillard.

 

Le nouveau venu fit une caresse à César commepour le remercier de son bon accueil, jeta son manteau sur un siégeet se découvrit.

– Mon père ! Mon fils !crièrent en même temps Henriette et M. de Bazouge.

Et l’étranger les pressa tour à tour sur soncœur en répétant :

– Mon père ! Ma fille !

C’était le dernier héritier mâle de Bazouge deKerhoat, Henri, vicomte de Plenars. Il arrivait des environs deBeaupréau, où il avait laissé la division qu’il commandait dansl’armée catholique et royale. Ses bottes étaient blanches depoussière et ses éperons sanglants. Quand sa première joie futcalmée, le vieillard devint silencieux. Pendant que le vicomteembrassait sa fille avec passion et semblait ne point pouvoir serassasier de sa vue, M. de Bazouge réfléchissait.

– Henri, dit-il enfin, que dois-je penserde ce retour ? La guerre est-elle finie ? N’y a-t-il plusen France un coin de terre où se puisse planter notredrapeau ?

Le vicomte fit trêve à ses caresses et montrasa cocarde blanche.

– Monsieur, répondit-il en secouant lapoussière de ses bottes de voyage, – mes frères sont morts comme ilappartenait à vos fils de mourir. Quand le drapeau blanc tombera,vous ne verrez point de sang à mes éperons, mais à mon épée. Jetiens à honneur d’imiter messieurs mes frères… Ne craignez rien.Vous n’aurez point la honte d’entendre dire jamais que la guerreest finie tant que battra le cœur du dernier de vos fils.

M. de Bazouge prit la main duvicomte et la serra fortement.

– Ah ! si je pouvais !…murmura-t-il avec angoisse.

– Il y aurait un héroïque soldat de plusdans l’armée de Sa Majesté, interrompit le vicomte ; mais lapauvre Henriette serait seule au monde… Qu’elle est belle,monsieur, et comme elle ressemble à sa mère !

Ce souvenir amena une larme dans les yeux deM. de Bazouge, et mit un nuage de rêveuse tristesse surle front hautain du vicomte ; mais, secouant bientôt cettepréoccupation, il prit à part son père et lui expliqua les motifsde son voyage. Les mesures de rigueur sévissaient de plus en pluspar toute la France. Il avait profité d’un moment de répit ets’était mis en route le lendemain d’une victoire, pour déterminerson père à fuir en Angleterre.

– Je vous le demande, non point pourvous, monsieur, ajouta-t-il, mais pour cette pauvre enfant qui estnotre seule joie et notre seul espoir… Refuserez-vous de lui sauverla vie ?

M. de Bazouge rejeta d’abord bienloin toute idée de fuite. Trop vieux pour combattre, il voulait dumoins braver le danger dans le manoir de ses pères, mais le vicomtefut éloquent. La vue d’Henriette, qui souriait de loin et semblaitimplorer la permission de s’approcher, fit le reste.

– Viens, ma fille, viens, dit levieillard attendri ; je tournerai le dos une fois en ma vie,mais tu vivras, et Dieu te donnera des jours meilleurs.

Toutes les mesures du vicomte étaient prises àl’avance. Il avait envoyé des gens sûrs à Granville pour préparerles moyens de passage, et sa suite, composée de six bravesserviteurs, l’attendait sur la lisière de la forêt, prête à servird’escorte aux fugitifs. Il fut résolu qu’on quitterait le château àla nuit. Et le vicomte, pour ne point éveiller les soupçons,rejoignit sa petite troupe qui se tenait cachée dans la maisonabandonnée d’un garde. Lapierre fut chargé de mettre en état l’unedes voitures qui gisaient, inutiles depuis longtemps, sous laremise, et de préparer les chevaux.

Si courageuse qu’on soit, à l’âge d’Henrietteon n’envisage point la mort sans frémir. Quand elle sut le dangerqui l’avait menacée et le salut qu’on lui apportait, elle se sentitjoyeuse. Ce ne fut point pourtant sans une secrète douleur qu’ellese vit sur le point de dire adieu au vieux manoir où s’était passéeson enfance. Elle allait çà et là, par tout le château, suivie deCésar qui semblait comprendre ses regrets et sa joie, elle allaitdonnant un triste regard à chaque chose, et contemplant, pour ladernière fois peut-être, ces vastes salles où les doruresscintillaient encore sous leur poudreux linceul, ces longues ethautes galeries au pavé de marbre, ces larges escaliersqu’embaumaient autrefois une double rangée de caissons de fleurs.Puis elle descendait au jardin et cueillait un bouquet, afin degarder bien longtemps sur la terre d’exil des roses de Kerhoat, ensouvenir de la patrie. – À cette heure de la séparation, toutprenait autour d’elle un aspect aimable. Le vieux château luiapparaissait plus vénérable et plus fier ; les parterresdessinaient plus coquettement leurs symétriques arabesques ;les massifs de grands chênes secouaient plus doucement leursfeuillages inclinés ; les rosiers effeuillaient leurs fleurs,afin d’envoyer de plus pénétrants parfums. Rien, en ce monde, n’estplus séduisant que le bien qu’on va perdre, – si ce n’est peut-êtrele bien qu’on a perdu.

Henriette voulut s’agenouiller encore une foisdans l’ermitage où la conduisait naguère sa promenade quotidienne.Elle traversa le parc, sous l’escorte de César, et vint s’arrêterau pied de la croix. Cette croix était située sur une sorte detertre, et dominait la campagne. Après avoir prié, Henriettes’assit et donna son esprit à la rêverie. César, couché à sesgenoux, avait pelotonné son corps ; ses yeux se fermaientnonchalamment pour éviter un rayon de soleil couchant, qui, passantà travers les feuilles, se jouait dans les cils rougeâtres de sapaupière. Il semblait sommeiller à demi.

Tout à coup il se leva et poussa un sourdaboiement. La tête haute, le jarret tendu, il braquait son œilgrand ouvert dans la direction de Noyal. Henriette suivit ce regardet devint pâle. Sur la route de Noyal, quatre cavalierss’avançaient. Henriette avait reconnu l’uniforme redouté dessoldats de la république.

Elle se dressa sur ses jambes tremblantes, etprit à toute course le chemin du château. César s’arrêta un instantsur le tertre pour lancer un aboiement menaçant, auquel répondit lavoix lointaine d’un fort limier qui suivait les soldats, tenu enlaisse par l’un d’entre eux.

À Kerhoat, comme dans presque tous les ancienschâteaux, il y avait de sûres et impénétrables cachettes. Henriettedevança les soldats d’un quart d’heure, ce qui lui donna le tempsde vaincre les scrupules de son aïeul. Le vieillard consentit enfinà se mettre à couvert dans une chambre secrète, après avoirtoutefois ceint son épée de bataille et passé à son cou le cordondes ordres du roi, pour le cas où l’on viendrait à découvrir saretraite. Ces fiers débris de la gloire française n’aimaient pointà mourir en négligé.

César se coucha en travers de la cachette.

Quelques minutes après, trois soldats et undélégué du district de Rennes se présentèrent à la porte duchâteau. Lapierre, qui n’était point averti, ouvrit, et futimmédiatement fait prisonnier.

– Où est ton maître ? demanda ledélégué.

– À Guernesey, répondit sans hésiter lefidèle serviteur.

Les trois défenseurs de la patrie et leuracolyte firent quatre fort laides grimaces ; mais ilsaperçurent la voiture de voyage dans un coin de la cour.

– Misérable traître ! dit ledélégué ; tu as menti à la république… Pied à terre,citoyens ! attachez-moi ce drôle, et commençons la visite durepaire.

On attacha Lapierre à un anneau de fer, devantl’écurie. Cela fait, le délégué ôta la laisse à son limier.

– Pille, Rustaud, pille !dit-il.

Le limier, dressé dès longtemps à la chassehumaine, se précipita dans le grand escalier, remplissant lechâteau de ses aboiements. Les soldats et leur chef lesuivirent.

Pendant ce temps, Lapierre faisait de sonmieux pour rompre ses liens, mais les soldats l’avaient garrotté enconscience, et le pauvre garçon avançait bien lentement dans sabesogne.

– Si j’étais libre ! se disait-il,j’irais chercher monsieur le vicomte, et, dans un quart d’heure,ces sans-culottes verraient beau jeu.

Mais il n’était pas libre.

Les soldats avaient bientôt perdu de vue lelimier, qui s’était lancé en hurlant dans les interminablescorridors du premier étage. Ils le suivaient seulement, guidés parsa voix, et le délégué l’excitait de loin avec des termes devénerie, hideusement appropriés à cette abominable chasse.

– Il rencontre, disait-il ; il tientla voie. Le vieux blaireau ne peut nous échapper.

La cachette était située à la hauteur dudeuxième étage, et pratiquée dans l’épaisseur de la muraille del’ancien beffroi. Elle s’ouvrait sur une chambre inhabitée. Césarétait toujours à son poste, couché en travers de la porte. Quand lelimier, guidé par son flair exercé, entra dans la chambre, César sedressa silencieusement sur ses quatre pattes. Une seconde après,les deux chiens étaient en présence.

C’étaient deux robustes animaux, pleinsd’ardeur, de force et de souplesse. Le limier montra sa doublerangée de dents blanches et pointues.

César ne bougea point.

– Taïaut ! Rustaud ! hardi, monbrave ! cria de loin le républicain.

Le limier bondit en avant. César l’évita et leprit à la gorge. Le limier se débattit convulsivement durant uneseconde, puis il poussa un rauque hurlement, – puis encore, il seroidit et demeura immobile.

César alors lâcha prise et se recouchapaisiblement à son poste. Le limier était mort.

– Où diable est passé Rustaud ?disait le délégué dans le corridor ; on ne l’entend plus…Hardi, mon bellot ! hardi !

 

Rustaud n’avait garde de répondre. Le délégués’impatienta. Pour comble de malheur, par une fenêtre de lagalerie, il aperçut Lapierre qui, ayant réussi enfin à détacher sesliens, enfourchait le cheval de l’un des soldats et s’enfuyait augrand galop.

– Ça se gâte ! grommela-t-il.

Désormais les chasseurs marchaient àl’aveugle ; mais, conduits par Rustaud jusqu’à la galerie dusecond étage, ils ne pouvaient tarder longtemps à découvrir lafameuse chambre. C’est ce qui arriva en effet. Au bout de dixminutes, le délégué se trouva en face du cadavre du limier. Un peuplus loin, dans l’ombre d’une encoignure, il distingua les yeuxflamboyants de César.

– Nous y voilà, camarades ! dit-ilen se retirant prudemment derrière les soldats. Ce chien monstrueuxa assassiné Rustaud, aux mânes duquel je rends la justice de direqu’il est mort servant la patrie… Sondez ce mur. Le trou dublaireau n’est pas loin.

Les soldats s’avancèrent. César, le corpsramassé, les poils hérissés, aspirait bruyamment l’air. Son ventretouchait le sol. Ses yeux lançaient du feu. Le premier soldat quivoulut sonder le mur fut terrassé comme un enfant, puis Césarreprit son poste.

– Tirez ! cria le délégué ;immolez ce monstre, défenseurs de la patrie !

Les soldats mirent en joue ; mais, à cemoment, la porte de la cachette roula sur ses gonds, etM. de Bazouge se montra sur le seuil. Il avait toutentendu, et, voyant sa perte désormais certaine, il venait fairetête au danger. En ce moment suprême, sa grande taille s’étaitfièrement redressée. Son hautain visage, autour duquel voltigeaientquelques mèches de cheveux blancs, brillait d’une résignationsublime. Il portait le costume de lieutenant général, et ce futl’épée à la main qu’il se présenta devant ses ennemis.

Les soldats se sentirent intimidés, mais ledélégué reprit courage.

– Salut, citoyen ! dit-il ; ona besoin de toi là-bas au tribunal… Tu es bien le citoyen Bazouge,n’est-ce pas ?

– Je suis, répondit le vieillard d’un tongrave, Yves de Bazouge-Kerhoat, marquis de Bouëx, comte de Noyal etde Landevey, seigneur de Pléchastel, Kernez et autres lieux,chevalier des ordres du roi, lieutenant général des armées et……

– Assez, citoyen, assez ! Il y en adix fois de trop pour te faire pendre ! s’écria le délégué enéclatant de rire. – Allons ! donne-nous ta vieille rapière,citoyen marquis.

– Venez la prendre, réponditM. de Bazouge, qui se mit résolument en garde.

Le républicain, alléché par cette facilevictoire, dégaina et porta une botte au vieillard qui parafaiblement. Henriette, plus morte que vive, s’élança au-devant delui pour détourner le second coup, mais César se jeta au-devantd’Henriette. Ce fut lui qui reçut l’épée en plein poitrail.

– Pitié ! s’écria la jeune fille entombant à genoux.

Le délégué répondit par un impitoyablericanement, et releva son épée sanglante.

– Vive le roi ! ditM. de Bazouge en se remettant en garde.

– Vive le roi ! répéta cette mêmevoix grave et forte que nous avons entendue une fois déjà.

L’épée du républicain, qui s’appuyait déjà surle cœur du vieillard, retomba. Il se retourna plein d’épouvante. Levicomte de Plenars, Lapierre et six hommes armés jusqu’aux dentsvenaient de faire irruption dans la chambre. En un tour de main,les défenseurs de la patrie furent réduits à l’impuissance et jetésdans un coin.

Henriette, riant et pleurant, embrassant sonpère, baisait les mains de son aïeul et remerciait Dieu.

– En route, maintenant, dit levicomte.

La voiture de voyage fut attelée à la barbedes républicains. M. de Bazouge y monta le premier. Quandce fut au tour d’Henriette, elle se sentit retenue par sa robe, etvit à ses pieds César, dont l’œil plaintif et mourant semblaitimplorer une caresse. César l’avait suivie jusque-là. Depuis leperron, une large traînée de sang marquait la trace de sonpassage.

Henriette se sentit émue jusqu’au fond ducœur. Elle se baissa et mit sa jolie bouche sur le front sanglantdu fidèle animal. César remua joyeusement la queue et fit entendreun grognement de bien-être.

 

– Il faut le panser, il fautl’emmener ! dit Henriette.

César lui lécha les mains, puis il s’étendittout de son long, et mourut.

** *

M. de Bazouge et sa fille gagnèrentheureusement les côtes d’Angleterre. Henriette revint seule enFrance, après les mauvais jours de la révolution. Elle se souvintde César, et l’image de ce noble animal se voit encore sur l’un despanneaux de la salle à manger de Kerhoat. – Quand un visiteur s’enétonne, le vieux Lapierre s’empresse de saisir l’occasion, etraconte comment César vainquit en combat singulier un limier de laConvention, et fut assassiné par un républicain, à l’instar de sonhomonyme impérial.

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