L’évasion de Kinkin
Maintenant qu’il avait dépassé la zone etfranchi les lignes de rebat, Kinkin marchait plus librement,respirant à longs traits, rêvassait même un peu.
Tout à l’heure, en remontant la Réverotte pourpasser au gué du Moulin Neuf, n’avait-il point remarqué une superbetruite qui se calait sous un rocher de la rive.
Son coup d’œil l’avait soupesée : deux outrois livres au moins, fameux morceau qu’il pourrait vendrefacilement chez l’un ou l’autre de ses clients, fines gueules etgros bonnets du chef-lieu de canton. La question se posaitseulement de savoir s’il la prendrait au filet ou à la main.
Car Kinkin savait conduire de front plusieursaffaires et les menait jusqu’au bout presque toujours avecsuccès.
Et s’il n’avait point fait fortune à exercercertains métiers plutôt décriés : contrebande, maraude etbraconnages divers, il avait assez de philosophie innée ou acquisepour n’en point accuser le destin, sachant fort bien qu’outre lesfemmes contre qui il était sans défense, il avait encore, entre lenez et le menton, un sacré pertuis qui lui coûtait fort cher pource qu’il réclamait, étant toujours à sec, de fréquents et copieuxarrosages.
La veille de ce jour, il était parti de lacôte de Longeverne pour aller quérir aux Brenets, petit village dela frontière suisse, une charge de tabac.
Il avait repassé le Doubs à la minuit, au lacde Chaillon, puis il avait remonté les crêts par un des millessentiers que l’ingéniosité des contrebandiers leur fait sans cessefrayer à travers ces prés-bois et ces boqueteaux de sapins.
Kinkin, vers la quarantaine, était un gaillardde taille moyenne qui dissimulait sous des dehors chétifs et uneallure pataude une force herculéenne et une agilité de singe. Iln’épatait plus ses compatriotes en démarrant à lui seul une voiturechargée qu’un bon carcan avait dû laisser en panne, et d’aucunsl’avaient vu, certain jour, les cognes à ses trousses, son fusild’une main et un lièvre de l’autre, franchissant les clôtures deronces artificielles et les murs de pâtures aussi allègrement ques’ils n’eussent eu que vingt-cinq centimètres au lieu de quatrebons pieds de haut.
Ce jour-là, par un heureux hasard, il avaitdépisté les gabelous de Villers et glissé entre les lignes de ceuxdu Luhier et de Fuans sans être obligé de prendre le pas de courseni de se colleter, comme cela lui était arrivé quelquefois, quandil se trouvait seul à seul et inconnu, homme contre homme, devantle représentant du fisc.
Cependant, tout de gris habillé pour êtremoins aisément distingué des choses, Kinkin longeait les murs etles haies, le corps, par l’effet de la charge, légèrement penché,tout comme un paisible cultivateur qui revient des champs vers sonlogis.
Les douaniers, certes, n’étaient plus àredouter dans la « fin » de Rocfontaine, mais il restaitles « cognes » qui ne le connaissaient que trop et ces« salauds » de rats de cave qui l’avaient à l’œil depuisqu’il avait vécu librement avec la Zéna, bien connue pour sonlangage imagé et la qualité des allumettes par elle fabriquées etqu’elle débitait envers et contre la régie, à la barbe desautorités municipales.
Ce nonobstant, les gendarmes sont visibles deloin et les rats, qui sont des bourgeois, ne voyagent qu’envoiture ; ils sont donc tous, quand on n’est pas vendu,facilement évitables.
Or, Kinkin n’avait pas d’ennemis : aucontraire. Tous les fermiers du plateau lui savaient gré de lesapprovisionner de tabac en toute saison et plus spécialement enété, au moment où les travaux pressants les empêchent d’envoyer auvillage acheter le « trèfle » quotidien.
Ce sont services que fumeurs n’oublient pointet Kinkin pouvait, chez n’importe lequel d’entre eux, demander àtoute heure du jour et de la nuit aide et protection contre tousces fainéants que le gouvernement entretient pour l’em…bêtement deshonnêtes gens, savoir : cognes, rats, gardes et gabelous.
Kinkin avançait de son allure massive, sonballot dans le dos, le long d’une grande et large haie quiaboutissait à la route, la grand’route, qu’il voyait libre aussiloin que possible des deux côtés de la haie.
Grande donc fut sa surprise lorsque, arrivantau bout et touchant au chemin, il se vit appréhender vigoureusementpar deux douaniers qui s’étaient dissimulés dans l’intérieur dutaillis et dont il n’avait naturellement pu soupçonner laprésence.
– M… zut ! pensa-t-il.
Mais, faisant contre mauvaise fortune boncœur, il sourit philosophiquement et, au gabelou triomphant qui luidisait :
– Hein ! vous y êtes bien ?
Il répondit en traînassant et de son air leplus bête :
– Ah ! ma foi, oui, mais si j’avaissu que vous étiez là, j’aurais bien passé ailleurs.
Les deux douaniers échangèrent un signe dontle plus jeune compléta le sens en confiant à l’autre :
– Il en a une couche !
Pourtant, cette prise qu’ils n’escomptaientpoint les embarrassait un peu, car ils n’étaient venus, loin deleur brigade, s’aposter en cet endroit que pour en pincer un autre,le surnommé Souris, qui leur avait été dénoncé comme devant passerpar là avec une grosse charge de poudre.
– Comment ça se fait que vous êtesici ? interrogea Kinkin.
– Si on vous le demande, vous direz quevous n’en saviez rien, riposta le plus âgé.
– C’était pour vous coffrer, vous voyez,ajouta bienveillamment le deuxième préposé, mis en joie.
– Cause toujours, mon petit, pensaitKinkin.
Et il ajouta :
– C’est pas la première et c’est pas ladernière fois. Après tout, le gouvernement me nourrira et il n’aurapas grand bénéfice.
– Comment vous appelez-vous ? fit leplus vieux des douaniers.
– Je vous répondrais bien comme vous toutà l’heure, répliqua Kinkin, mais pris pour pris, autant vous ledire tout de suite puisque vous y tenez : je m’appelleGagé.
– Et où que vous restez ?
– Ça, messieurs, j’peux pas vous ledire.
– Comment, vous ne pouvez pas ?
– Non, messieurs, tantôt ici, tantôtlà ; je f… le camp dès que ça me dit, mai[1],kifkif l’oiseau sur la branche, sauf que je suis un peu pluslourd.
– Enfin, on vous connaît bien parici ?
– Oui… non… peut-être… j’sais pas…
– Eh bien, vous allez venir avec nouschez le maire de Rocfontaine ; on le saura bien où qu’il estvot’ domicile.
– Comme vous voudrez, messieurs,acquiesça Kinkin.
Et ils se dirigèrent d’une allure assez rapidevers le chef-lieu de canton, distant de quatre ou cinqkilomètres.
Chemin faisant, Kinkin, que tousconnaissaient, avait grand peur de rencontrer un citoyen quelconquequi eût pu, sans croire mal faire, révéler sa véritable identitéqu’il avait eu, comme on l’a vu, bien soin de celer. Il songeait,d’autre part, à retarder autant que possible son arrivée au pays età se débarrasser de ses deux encombrants gardes du corps qui letenaient chacun par un bras après lui avoir mis les poucettes.
– Si ça ne vous faisait rien, messieurs,d’aller un peu moins vite ; on voit que vous êtes jeunes, vousautres, et que vous n’avez pas, comme moi, une longue trotte dansles pattes.
Ils ralentirent un peu l’allure.
Pour le cabriolet, Kinkin songea au moyenclassique.
Il continua à bavarder avec ses gardiens puis,au bout d’un quart d’heure, lorsqu’on fut en vue des fermes de laCôte, il se tâta le ventre en faisant la grimace.
– J’sais pas si c’est l’embêtementd’avoir été pincé, avoua-t-il, mais v’là la colique qui me prend.Voudriez-vous m’enlever une petite minute vos instruments pendantque…
Les deux gabelous s’interrogèrent du regard,mais gagnés par la bonhomie du prisonnier, assurés qu’ils étaientde sa lourdeur et de sa fatigue et confiants en leur force et leuragilité, ils acquiescèrent et libérèrent les mains de Kinkin touten ne le quittant pas, d’ailleurs, d’une semelle.
Kinkin, gentiment, fit ce qu’il devait faire,renoua ses cordons de souliers, se boutonna soigneusement,assujettit sa casquette puis vint se placer entre les deuxdouaniers, tendant docilement à l’un et à l’autre chacun de sespoignets.
Sans défiance, ils allaient lui repasser lesmenottes quand, d’un seul coup, de chaque main empoignant ungabelou, il les lança l’un et l’autre, avec une vigueurfoudroyante, dans le fossé gauche de la route où ils allèrentpirouetter, tandis que lui, à toutes jambes, sans lâcher sonballot, filait tel un lièvre par la droite, vers les maisons de laCôte.
Sitôt qu’ils furent redressés, les deuxdouaniers, ahuris et furieux, s’élancèrent à sa poursuite, sacrantet jurant de tous leurs poumons :
– Arrêtez-le ! arrêtez-le !
Mais la campagne était déserte et Kinkinenjambait les murs, trouait les haies, sautait les clôtures deronces avec une agilité de singe qui épatait ces bravesdouaniers.
Dès qu’il eut atteint le groupe de fermes, ilcontourna une ou deux maisons puis disparut.
Suant et soufflant, pantalons et tuniquesdéchirés, mains écorchées, ses deux poursuivants arrivèrent enfinau hameau :
– Où est-il ? où est-il ?crièrent-ils au premier paysan qu’ils rencontrèrent et chez qui,naturellement, venait de se cacher Kinkin.
– Qui ? répondit cet homme d’un airahuri.
– Le contrebandier, un contrebandier avecun ballot. Nous l’avons arrêté, il nous a fichus par terre, ils’est sauvé. Il a passé par ici, vous l’avez vu ?
– Non, mais s’il a passé par ici avecvous deux à ses trousses, il n’a pas dû prendre racine ; ilaura bien sûr filé par derrière, et s’il a gagné le bois, dame, ilest chez lui.
– Vous ne le connaissez pas ?
– Ma foi, non. Je ne l’ai pas vu. Commentvoulez-vous que je le connaisse ?
– C’est un assez grand et gros bonhommequi traîne en causant, un type d’une quarantaine d’années. Il n’y apas de contrebandiers par ici ?
– Pas que je connaisse, reprit l’autre.Mais si vous l’avez tenu un moment, vous avez bien blagué aveclui ?
– Mais oui, nous le menions chez lemaire, il ne voulait pas nous dire où il habite !
– Tiens, tiens, mais vous a-t-il dit sonnom ? reprit l’autre qui songeait que, pour l’heure, Kinkindevait être bien caché dans un coin de sa grange.
– Oui, il nous a dit qu’il s’appelaitGagé.
– Ah ! Gagé, reprit-il, et vous leguettiez ?
– Non, c’en était un autre qu’onattendait et il a bien pu passer depuis le temps.
– C’est assez possible, en effet.Ah ! il vous a dit qu’il s’appelait Gagé ? Eh bien cedoit être un menteur !
– Vous croyez ?
– Oui, d’après ce que vous venez de medire, ce n’est pas Gagé qu’il doit s’appeler à c’t’heure, c’estDégagé.
» Je vous souhaite bonne chance,messieurs les douaniers.
