L’Esprit Souterrain

Chapitre 12

 

Quand, de la nuit de sa perte,

Par un mot d’ardente persuasion,

J’ai sauvé ton âme égarée

Et qui débordait de douleur,

Tu as maudit en te tordant lesmains

Le vice qui t’avait investie,

Et la conscience, qui allait tefuir,

Te châtia par le souvenir,

Et tu commençais à me conter

Tout ce qui t’était arrivé avantmoi

Quand soudain, cachant ton visage dans tesmains,

Pleine de honte et de terreur,

Tu fondis en larmes,

Révoltée, désespérée…

(D’un poëme de Nekrassov.)

La neige tombe, aujourd’hui, presquefondue ; jaune, sale. Voilà bien des jours qu’il neige. – Etil me semble que c’est la neige fondue qui me remet en mémoire unehistoire de ma jeunesse. Contons donc cette histoire à proposde la neige fondante.

J’avais trente ans. Ma vie était déjà triste,désordonnée, solitaire jusqu’à la sauvagerie. Je n’avais pasd’amis, j’évitais toute relation, et je me blottissais de plus enplus dans mon coin. À mon bureau, je ne regardais personne ;mes collègues me traitaient comme un original, et même avaient pourmoi une certaine répulsion. Je me suis demandé bien souventpourquoi j’étais seul l’objet de cette répulsion… Ainsi l’un d’euxavait un visage dégoûtant, couturé de petite vérole, et dans laphysionomie quelque chose de répugnant, – un visage à n’oser leregarder. Un autre était sale, puant. Pourtant ni l’un ni l’autrene paraissaient supposer qu’on pût avoir du dégoût pour eux ;ni l’un ni l’autre ne semblaient avoir d’autre préoccupation quecelle-ci : être considéréspar leurs chefs. Etmaintenant je vois bien que c’est mon maladif et exigeantamour-propre qui m’inspirait à moi-même du dégoût pour moi-même etqui me faisait supposer dans les yeux d’autrui ce dégoût que jeportais en moi. Car je me détestais. Mon visage me semblait infâme,j’en trouvais l’expression vile ; à mon bureau je m’éloignaisle plus possible des autres fonctionnaires pour leur laisser croireque je pouvais avoir une physionomie noble. « Que jesois laid, qu’importe ? pensais-je, mais que du moins malaideur soit noble et extrêmement intelligente. »Mais le plus terrible, c’est que mon visage me semblait celui d’unsot. J’aurais préféré qu’il fût ignoble, si à ce prix j’avais puobtenir qu’il exprimât une extraordinaire intelligence.

Naturellement, je haïssais tous mes collègues,du premier au dernier ; j’avais à la fois peur et mépris. Ilm’est arrivé, quand la peur prenait le dessus, de les considérercomme bien supérieurs à moi ; c’était une impressionsoudaine ; et soudaine était la revanche…

Mon développement intellectuel était morbide,comme est celui de tout homme cultivé de notre temps. Eux, aucontraire, stupides, étaient pareils entre eux comme les moutonsd’un troupeau. J’étais peut-être seul dans mon bureau à trouver macondition celle d’un lâche esclave, et c’est pourquoi je pouvais mecroire seul développé, et c’était réel, j’étais un lâche et unesclave, je le dis sans détours, car tout homme digne du nomd’homme moderne est et doit être un esclave : c’est son étatnormal. J’en suis convaincu, c’est une chose fatale. Et quedisais-je « moderne » ? Toujours, dans tous lestemps, un homme digne de ce nom a dû être un lâche et un esclave.C’est la loi de la nature pour tout honnête homme. Et sicet honnête homme commet, comme malgré lui, quelque action d’éclat,qu’il ne s’en réjouisse pas, qu’il n’y puise pas de consolationspour les mauvaises heures, car cette mémorable action nel’empêchera pas de faire banqueroute à l’honneur dans quelque autrecirconstance : telle est l’unique conclusion. La suffisance etle contentement de soi sont le propre des ânes.

Ce qui me faisait le plus souffrir, c’est quej’étais différent de tous : « Je suis seul, eteux ils sont le monde », pensais-je, et je méditaislà-dessus à perte de vue. – J’ai essayé de me lier avec certains demes collègues, jouant aux cartes, buvant de la vodka, et discutantsur les chances d’avancement.

Mais ici permettez-moi une petitedigression.

Nous autres, Russes, nous n’avons jamais eu deces romantiques éthérés comme les Allemands et surtout les Françaisqui ne peuvent plus descendre du ciel, la France s’abîmât-elle sousles barricades et les tremblements de terre. – Je parle desromantiques : c’est que je me faisais parfois le reproche deromantisme… – Eh bien ! dis-je, les Français sont des sots, –et nous n’en avons pas de tels sur notre terre russe. Chacun saitcette vérité : c’est par là surtout que nous nous distinguonsdes pays étrangers. Nous sommes très-peu éthérés, nous ne sommespas de purs esprits. Notre romantisme, à nous, est tout à faitopposé à celui de l’Europe : et le sien et le nôtre ne peuventavoir de communes mesures. (Je dis romantisme ;permettez-le-moi. C’est un petit mot qui a fait humblement sonservice, il est vieux, et tout le monde le connaît.) Notreromantisme à nous comprend tout, voit tout, et voit souventavec une clarté incomparablement plus vive que celle des espritsles plus positifs…Ne faire de compromis avec rien ni personne,ni rien dédaigner ; ne jamais perdre de vue l’utile et lepratique (comme, par exemple, le logement aux frais de l’État, lapension et la décoration) ; ne voir que ce but à travers tousles enthousiasmes et tous les lyrismes, tout en conservant pardevers soi intact – comme soi-même ! – l’idéal du beau et dugrand, précieux bijou de joaillier : voilà les lois de notreromantisme… C’est un grand coquin, je vous assure, le premier descoquins, vous pouvez m’en croire. Mais c’est un coquin honnêtehomme : puisqu’il passe pour tel ! – Eh bien, jen’ai jamais pu me hausser jusqu’à cet idéal de la pure, vertueuseet honnête coquinerie. Je n’ai jamais pu réussir à me faire logerpar l’État, je n’ai jamais pu sauvegarder en moi l’idéal du beau etdu grand, je dis de ce beau et de ce grand acceptés et patentés,qui ont cours et ne sont jamais protestés. C’est un grand bonheurque je ne me sois pas jeté dans la littérature. Quelle piètrefigure j’y eusse faite ! Pourtant on aurait pu me décréterd’utilité publique, car n’aurais-je pas contribué à l’égayement demes contemporains… Mais non, mes contemporains sont des gensgraves, de décents et corrects gentlemen qui ne veulent ni rire nipleurer, – et il est à croire qu’ils ont raison.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer