L’Esprit Souterrain

Chapitre 3

 

Ce fut une nuit d’angoisse.

Le lendemain, de bonne heure, malgré safaiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté, Ordinov sortit.Dans la cour il rencontre le dvornik. Cette fois, le Tartare, duplus loin qu’il le vit, ôta sa casquette et le regarda sansdissimuler sa curiosité. Puis, comme s’il eût regretté cemouvement, il reprit son balai tout en surveillant en dessousOrdinov qui venait à pas lents. Ordinov commença :

– N’as-tu rien entendu, cettenuit ?

– Oui, j’ai entendu.

– Qu’est-ce que cet homme ? quefait-il ?

– Tu as loué tout seul, hein ?Renseigne-toi donc tout seul, ça ne me regarde pas.

– Parleras-tu, à la fin ! s’écriaOrdinov hors de lui dans un accès d’impressionnabilitémaladive.

– Que t’ai-je fait ?… C’est ta fauteaussi : pourquoi as-tu fait peur à ton logeur ?… Tu sais,le fabricant de cercueils qui est en bas, il est sourd ; ehbien, il a tout entendu ! et sa femme, qui est sourde aussi, atout entendu, comme lui ! et dans l’autre cour, c’est loin,hein ? on a tout entendu ! Me voilà obligé d’aller chezle commissaire.

– J’irai moi-même, répondit Ordinov en sedirigeant vers la porte cochère.

– Eh ! comme tu voudras, c’est toiqui as loué… Barine, barine, attends !

Ordinov se retourna. Le dvornik, avecpolitesse, toucha le bord de sa casquette.

– Eh bien ?

– Si tu y vas, j’irai chez lepropriétaire.

– C’est-à-dire ?

– Vaut mieux t’en aller.

– Imbécile ! dit Ordinov, et ilreprit son chemin.

– Barine, barine, attends !

Le dvornik toucha de nouveau sa casquette etrit en montrant ses dents.

– Écoute, barine, modère-toi. Pourquoitourmenter un pauvre homme ? C’est un péché, Dieu ne le veutpas, entends-tu ?

– Entends toi-même : prends cela etdis-moi ce que c’est que cet homme.

– Ce que c’est ?

– Oui.

– Je te l’aurais dit sans argent.

Le dvornik prit son balai, l’agita une ou deuxfois, puis, attentivement et solennellement, regarda Ordinov.

– Tu es un bon barine, mais si tu ne peuxpas t’entendre avec un brave homme, fais à ta guise, voilà monavis.

Le Tartare donna à son regard une expressionplus intense, presque courroucée, et reprit son balai. Enfin, ils’approcha mystérieusement d’Ordinov, et accompagnant ses parolesd’un geste très-expressif :

– Voilà ce qu’il est.

– Quoi ? Comment ?

– La tête n’y est plus.

– Comment ?…

– C’est parti ! Oui, c’est parti,répéta-t-il avec un air de plus en plus mystérieux. Il est malade…Il avait une barque, une grande barque, et une autre, et encore uneautre. Il naviguait sur le Volga. (Moi aussi je suis du Volga.) Ilavait aussi une fabrique, mais elle a brûlé, et voilà ! Latête n’y est plus.

– Il est fou ?

– Non !… Non !… reprit-il aprèsune pose. Pas fou, très-fort au contraire. Il sait tout, il alu ! il a lu ! il a lu ! il a tout lu… Il disaitl’avenir, oui ; quelqu’un venait : c’est deux roubles,trois roubles, quarante roubles ; puis il regardait le livre,le feuilletait et disait toute la vérité. Mais l’argent sur latable, d’abord l’argent : sans argent rien.

Et le Tartare, qui semblait entrer de grandcœur dans les intérêts de Mourine, se mit à rire de joie.

– Alors c’est un sorcier ? Il dit labonne aventure ?

– Hum !… grogna le dvornik enhochant affirmativement de la tête avec vivacité, – oui, il dit lavérité, et il prie Dieu, il prie beaucoup, et puis tout à coup sonmal le prend…

Et le Tartare répéta son geste expressif. Ence moment quelqu’un l’appela de l’autre cour, et bientôt aprèsparut un petit homme vêtu d’une touloupe [8], voûté, lescheveux gris. Il toussotait, trébuchait, regardait la terre etparlait tout seul. On aurait pu le croire tombé en enfance.

– Le maître ! le maître !murmura vivement le dvornik en saluant Ordinov, et arrachant sacasquette, il courut vers le petit vieux dont le visage ne semblaitpas inconnu à Ordinov. Du moins, il pensait l’avoir déjà rencontré.Mais ne trouvant dans cette circonstance rien d’étonnant, ilsortit. Le dvornik lui faisait l’effet d’être un coquin de premièreforce. – Le farceur rusait avec moi, pensait-il, Dieu sait ce quise cache ici…

Il était déjà loin dans la rue. Peu à peu lecours de ses pensées changea. Le jour était gris et froid, la neigevoltigeait. Ordinov se sentait transi. Il lui semblait que la terrevacillait sous ses pieds. Tout à coup une voix connue, une voixdoucereuse et agréable lui souhaita le bonjour.

– Yaroslav Iliitch ! ditOrdinov.

Devant lui se tenait un homme d’une trentained’années, fort, les joues colorées, petit de taille, avec de petitsyeux gris languissants, le sourire aux lèvres, et vêtu… comme doitêtre vêtu un Yaroslav Iliitch. Il tendit obséquieusement la main àOrdinov. – Ils s’étaient connus juste un an auparavant, dans larue, par hasard. À ce caractère si facilement liant YaroslavIliitch joignait la faculté extraordinaire de trouver partout desgens nobles et bons, possédant les manières de la plus hautesociété, instruits surtout et doués au moins de talent. Maisquoique Yaroslav Iliitch eût une voix de ténor extrêmementdoucereuse, il avait dans ses intonations, en causant même avec sesplus intimes amis, quelque chose d’aigu et d’impératif quiéloignait toute contradiction et n’était peut-être, en somme, quela conséquence d’une habitude.

– Par quel hasard ? s’écria YaroslavIliitch avec l’expansion de la joie la plus sincère.

– Je demeure ici.

– Depuis longtemps ? continuaYaroslav Iliitch en élevant déjà sa note, je n’en savais rien. Maisje suis votre voisin ! Moi aussi je demeure dans ce quartierdepuis un mois que je suis revenu du gouvernement de Riazan. Et jevous tiens, mon noble ami, le plus ancien de mes amis ! – Etil se mit à rire avec bonhomie. – Sergeev, cria-t-il tout à coup,attends-moi chez Tarassov et dis au dvornik d’Olsoufiev de serendre immédiatement au bureau. J’y serai dans une heure…

En donnant ces ordres d’un ton bref, le finYaroslav Iliitch prit Ordinov sous le bras et l’emmena dans untraktir.

– Il faut bien causer un peu après un silong temps passé sans nous voir. Eh bien, comment vont vosaffaires ? ajouta-t-il en affectant un ton respectueux et enbaissant mystérieusement la voix. – Toujours dans lessciences ?

– Oui, toujours, répondit Ordinovdistraitement.

– Ah ! que c’est noble !Vassili Mikhaïlovitch, que c’est noble ! (Ici Yaroslav Iliitchserra fortement la main d’Ordinov.) Vous serez l’ornement de notresociété. Que Dieu vous aide dans la carrière que vous avezchoisie !… Mon Dieu, que je suis content de vous avoirrencontré ! Que de fois j’ai pensé à vous ! Que de foisje me suis dit : Où est notre bon, notre généreux, notrepénétrant Vassili Mikhaïlovitch ?

Ils prirent un cabinet particulier, YaroslavIliitch commanda une zakouska [9], de lavodka [10], puis s’assit et se mit à contemplerOrdinov avec affection.

– J’ai beaucoup lu, commença-t-il d’unevoix insinuante. J’ai lu tout Pouchkine.

Ordinov, toujours distrait, le regarda.

– Quelle étonnante connaissance de lapassion ! Mais avant tout permettez-moi de vous remercier.Vous m’avez fait tant de bien en me suggérant avec votre noblessenaturelle des pensées justes !…

– Vous exagérez.

– Non pas ! non pas ! J’aime lajustice, et je suis fier d’avoir au moins gardé ce sentiment.

– Voyons, vous n’êtes pas juste pourvous-même ! Et quant à moi, ma foi…

– Non, c’est la vérité même !répliqua chaleureusement Yaroslav Iliitch. Que suis-je encomparaison de vous, voyons ?

– Oh ! oh !…

– Mais si !

Il y eut un silence.

– D’après vos conseils, j’ai abandonné demauvaises relations, j’ai un peu adouci mes manières brutales,reprit Yaroslav Iliitch avec affabilité. Pendant mon temps libre jereste le plus souvent chez moi ; le soir, je fais une lectureutile et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mikhaïlovitch : êtreutile à ma patrie…

– Je vous ai toujours tenu pour une noblenature, Yaroslav Iliitch.

– Comme vous savez mettre du baume dansle cœur !… Noble jeune homme !…

Yaroslav Iliitch serra avec effusion la maind’Ordinov.

– Mais vous ne buvez pas, remarqua-t-ilquand son émotion fut calmée.

– Je ne puis, je suis malade.

– Malade ? oui, en effet. Et depuisquand ? Voulez-vous que je vous indique un médecin qui vousguérirait ? Voulez-vous ? Je vais aller moi-même chezlui… Un très-habile homme…

Yaroslav Iliitch prenait déjà son chapeau.

– Merci, je n’aime pas à me soigner, etj’ai peur des médecins.

– Comment peut-on parler ainsi !Mais je vous répète que c’est un très-habile homme, continuaYaroslav Iliitch d’un ton suppliant. Dernièrement, – permettez-moide vous raconter cela, mon cher Vassili Mikhaïlovitch, – vint chezlui un pauvre serrurier. Il dit : « Voilà… Je me suispercé la main avec mon outil, guérissez-moi. » SemenPafnoutyitch, voyant le malheureux menacé de la gangrène, se décidaà lui couper le bras. Il a opéré devant moi, mais d’une tellefaçon, si noble… je veux dire si merveilleuse, que, je vousl’avoue, n’était la pitié pour la souffrance humaine, j’aimerais cespectacle, tant c’est simple, curieux… Mais où et quand êtes-voustombé malade ?

– En déménageant. Je viens de melever.

– Mais vous êtes encore très-mal, vous nedevriez pas sortir. Et alors vous n’êtes plus dans votre ancienlogement. Pourquoi donc ?

– Ma logeuse a quittéSaint-Pétersbourg.

– Douma Savischna ! Vraiment ?La bonne et noble vieille ! Savez-vous que j’avais pour elleune estime presque filiale ? Il y avait quelque chose denoble, d’antique dans cette vie finissante. On voyait en elle unesorte d’incarnation de notre bon vieux temps… c’est-à-dire de ce…quelque chose de… de poétique !… s’écria enfin YaroslavIliitch, confus et rougissant jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de vousdemander : Où habitez-vous maintenant ?

– Tout près d’ici, dans la maison deKorschmarov.

– Je le connais, un respectablevieillard. Je suis avec lui, j’ose le dire, sur un pied d’intimité.La belle vieillesse !

Les lèvres d’Yaroslav Iliitch tremblaientd’attendrissement. Il demanda un second verre de vodka et unepipe.

– Ce n’est pas une sous-location ?Vous êtes dans vos meubles ?

– Non, chez des locataires.

– Qui donc ? Je les connaispeut-être.

– Chez Mourine, un mechtchanine, un grandvieillard…

– Mourine… Mourine… Mais permettez, c’estsur la cour de derrière, au-dessus du fabricant de cercueils.

– Précisément.

– Hum !… et vous êtestranquille ?

– Mais je viens d’emménager.

– Hum !… Je voulais seulement dire…Hum !… Et vous n’avez rien remarqué d’insolite ?

– Ma foi…

– C’est-à-dire, oui, vous êtes évidemmenttrès-bien si votre chambre vous plaît… Ce n’est pas ce que jevoulais dire, j’allais vous prévenir, mais connaissant votrecaractère… Comment le trouvez-vous, ce vieuxmechtchanine ?

– Il me semble très-malade.

– Oui, il souffre beaucoup… et alors vousn’avez rien remarqué… Lui avez-vous parlé ?

– Très-peu. Il est si taciturne et sirogue !…

– Hum !…

Yaroslav Iliitch resta pensif.

– Un malheureux homme, dit-il après unsilence.

– Lui ?

– Oui, malheureux, et en même tempsétrange et intéressant au delà du possible. Du reste, puisqu’il nevous inquiète pas, pardon d’avoir attiré votre attention sur cesujet, mais j’aurais voulu savoir…

– Mais vous piquez ma curiosité.Dites-moi ce qu’il est. D’ailleurs, demeurant chez lui, j’aiintérêt à…

– Voyez-vous, on dit que cet homme a ététrès-riche. Il était commerçant, comme vous l’avez sans douteentendu dire. Mais il a été ruiné. Pendant un orage plusieurs deses barques chargées de marchandises ont coulé. Sa fabrique,confiée, je crois, à un de ses plus proches parents, a étéincendiée, et ce parent a péri dans l’incendie. Convenez que voilàde terribles malheurs ! Alors, dit-on, Mourine est tombé dansun grand désespoir. On craignit pour sa raison, et, en effet, dansune querelle avec un autre marchand qui avait aussi des barques surle Volga, il se montra tout à coup si bizarre que tout ce qu’il fitpar la suite fut attribué à la folie. Avis que je partageraisvolontiers. J’ai entendu parler avec détail de quelques-unes de sessingularités. Enfin il lui arriva un dernier malheur, une vraiefatalité qu’on ne peut expliquer que par l’influence maligne de ladestinée.

– Quoi donc ?

– On dit que, dans une crise de folie, ila attenté à la vie d’un jeune marchand que jusqu’alors ilaffectionnait beaucoup. Il en fut si désolé quand il revint à luiqu’il était au moment de se donner la mort. Voilà du moins ce qu’onraconte. J’ai moins de renseignements sur ce qu’il fit ensuite. Oncroit cependant qu’il se soumit pendant de longues années à unepénitence religieuse… Mais qu’avez-vous, VassiliMikhaïlovitch ? Mon récit vous fatigue…

– Non, non ! Au nom du ciel !Continuez, continuez… Vous disiez qu’il a fait une pénitencereligieuse. Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il étaitseul. Du moins nul autre n’était mêlé à cette affaire. Du reste, àpart cela, je ne sais plus rien, si ce n’est…

– Si ce n’est ?…

– Je sais seulement… c’est-à-dire… non,je n’ai plus rien à ajouter… Je voulais seulement vous prévenir quesi vous trouviez en lui quelque chose d’extraordinaire, sortant ducours normal des choses, eh bien ! il faudrait penser que toutcela est une conséquence de ses nombreux malheurs.

– Il est très-religieux, un vraibigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mikhaïlovitch.Il a tant souffert ! Moi, je crois qu’il a bon cœur.

– Il n’est plus fou, maintenant, n’est-cepas ? Il est sain d’esprit.

– Oh ! certes. Je puis vous legarantir, j’en jurerais, il a le plein usage de ses facultés.Seulement, comme vous l’avez remarqué avec justesse, il esttrès-étrange et très-religieux. C’est même un homme fortintelligent. Il parle bien, avec franchise, avec adresse. Sa vietourmentée est écrite sur son visage. Ah ! c’est un curieuxhomme, très-versé dans les livres.

– Ne lit-il pas sans cesse des livres depiété ?

– Oui-da ! c’est un mystique.

– Comment ?

– Oui, c’est un mystique. Je vous discela entre nous, et je puis même ajouter qu’on l’a sévèrementsurveillé pendant un certain temps. Cet homme avait une influenceredoutable sur ceux qui venaient le consulter.

– Quelle influence ?

– Vous me croirez si vous voulez… Il nevivait pas encore dans ce quartier. Alexandre Ignatiévitch, uncitoyen honorable, un bourgeois estimé, occupant une hautesituation et jouissant de la considération universelle, vint unjour le voir par curiosité avec un certain lieutenant. Il frappe àla porte. Mourine ouvre et, l’étrange homme ! le regardefixement au visage. (C’est sa manière : quand il veut bienêtre utile, il regarde fixement les gens au visage ;autrement, il les renvoie.) Puis il dit brutalement : – Quevoulez-vous, messieurs ? – Votre art doit vous l’apprendresans que nous ayons besoin de vous le dire, répond AlexandreIgnatiévitch. – Venez donc avec moi dans une autre chambre, repritMourine, en s’adressant sans hésiter juste à celui des deux quivenait le consulter. Alexandre Ignatiévitch ne m’a pas dit ce quise passa ensuite, mais il sortit pâle comme un linge. La même chosearriva à une dame du grand monde. Elle aussi sortit pâle comme unlinge, tout en larmes, étonnée de l’éloquence de cet homme eteffrayée de ses prédictions.

– C’est étrange. Mais maintenant il nes’occupe plus de cela ?

– On le lui a sévèrement défendu. Et il ya d’autres curieux exemples !… Un jour, un jeunesous-lieutenant, la fleur et l’espérance d’une grande famille, semoquait de lui : « De quoi ris-tu ? lui dit levieillard courroucé, sais-tu ce que tu seras dans troisjours ? » Et il croisa ses mains l’une sur l’autre,signifiant ainsi un cadavre.

– Eh bien ?

– Je n’ose pas le croire, mais on dit quela prédiction se réalisa. Il a un don, voyez-vous, VassiliMikhaïlovitch… Vous riez ? Je sais que vous êtes bien plussavant que moi, mais je crois en lui, ce n’est pas un charlatan.Pouchkine lui-même rapporte une histoire pareille…

– Hum ! je ne veux pas vouscontredire… Vous avez dit, je crois, qu’il demeure seul.

– Je ne sais pas… Il a, je crois, aveclui sa fille.

– Sa fille ?

– Oui, ou peut-être sa femme. Je saisqu’il y a une femme chez lui. Je l’ai entrevue, mais sans prêterattention…

– Hum ! c’est étrange…

Ordinov resta rêveur. Yaroslav Iliitch aussise mit à rêver. Il était ému par la rencontre de son ami et aussipar la satisfaction que lui causaient les intéressants récits qu’ilvenait de faire en si bon style. Et il restait là, fumant sa pipeet contemplant Vassili Mikhaïlovitch. Mais tout à coup il se levaet prit un air affairé.

– Déjà une heure ! Je m’oublie… Moncher Vassili Mikhaïlovitch, je bénis encore une fois le sort pourcette heureuse rencontre. Mais il est temps. Permettez-moi d’allervous voir dans votre cabinet de savant.

– Je vous en prie, vous me ferez plaisir.J’irai aussi vous voir quand j’aurai le temps.

– Faut-il croire cette bonnepromesse ? Vraiment vous me rendriez service, vous me rendriezun grand service. Vous ne pouvez vous imaginer quelle joie vousm’avez causée.

Ils sortirent du traktir. Sergeev volait déjàà leur rencontre et expliqua précipitamment à Yaroslav Iliitch queWiern Emelienovitch daignait venir. En effet, bientôt arrivèrentdeux bons et rapides chevaux attelés à une poletka [11] ; le cheval de côté [12] était le plus remarquable. YaroslavIliitch serra comme dans un étau la main « d’un de sesmeilleurs amis », toucha son chapeau et partit à la rencontredu drojki [13]. Tout en marchant, il se retourna deuxfois, saluant Ordinov et lui faisant des signes de tête.

Ordinov se sentait une telle fatigue, unetelle détente morale et physique qu’il pouvait à peine se traîner.Il eut du mal à parvenir jusqu’à sa maison. Sur le seuil de laporte cochère il rencontra encore le dvornik, qui avaitattentivement observé les adieux d’Ordinov et d’Yaroslav Iliitch.D’assez loin encore le Tartare fit au jeune homme un signe commepour l’inviter à venir lui parler. Mais Ordinov passa sans leregarder.

Dans l’escalier il se heurta assez rudementcontre une petite figure grise qui sortait de chez Mourine les yeuxbaissés.

– Que Dieu me pardonne mes péchés !dit tout bas la petite figure en s’aplatissant contre le mur avecl’élasticité d’un bouchon.

– Ne vous ai-je point fait mal ?

– Non, je vous remercie humblement pourvotre attention… Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !…

Et le petit homme, tout en toussotant et ensoupirant, et en murmurant des patenôtres, acheva de descendre avecprécaution. C’était le propriétaire que le dvornik semblait tantredouter. Alors seulement Ordinov se rappela l’avoir déjà vu, lorsde son emménagement, chez Mourine. Il se sentait irrité et agité,et, sachant son imagination et son impressionnabilité tenduesjusqu’aux dernières limites, il résolut de se méfier de lui-même.Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Il était oppressé.Son cœur angoissé et meurtri était comme noyé de larmesintérieures.

Il se jeta sur son lit, qu’on avait fait, etse mit à écouter. Il entendit deux respirations, l’une lourde,maladive, saccadée, l’autre légère, mais inégale, comme si elleaussi était oppressée, comme si un autre cœur battait là du mêmeélan, de la même passion que son cœur à lui. Il surprenait parfoisle froissement d’une robe ou le bruit léger de pas légers, et cebruit résonnait en lui doucement et douloureusement. Enfin, ilentendit ou crut entendre des sanglots, un soupir et une prière. Etalors il se la représenta, agenouillée devant l’image, lesmains désespérément jointes et tendues… – Qu’a-t-elle donc ?Pour qui prie-t-elle ? À quelle invincible passion estassujetti son cœur ? Pourquoi donc ce cœur est-il devenu uneinépuisable fontaine de larmes ?…

Tout ce qu’elle lui avait dit résonnait encoredans ses oreilles comme une musique, et à chacune de ses parolesqu’il se rappelait, qu’il se répétait pieusement, son cœurrépondait par un battement sourd… Eh quoi ! tout cela,n’était-ce pas un songe ?… Mais aussitôt toute la scènedernière entre elle et lui revint à sa mémoire, se rejoua devantson imagination, et il revit Catherine si triste, oh ! sitriste ! il crut de nouveau sentir sur ses lèvres cette chaudehaleine, – et ces baisers !…

Il ferma les yeux et s’oublia dans une sortede demi-sommeil…

… Une horloge sonna au loin. Il étaittard. La nuit tombait…

Tout à coup, dans son demi-sommeil, il luisembla qu’elle se penchait encore sur lui, qu’elle le regardaitavec ses yeux merveilleusement clairs, étincelants de larmes dejoie, ses yeux doux et clairs comme la coupole azurée du cielimmense par une belle journée. Et tout son visage était silumineux, son sourire brillait d’un bonheur si profond, elle sepenchait avec un élan si enfantin et si amoureux à la fois sur lesépaules d’Ordinov que, succombant à la joie, il poussa ungémissement. Elle lui parla, elle lui dit de tendres paroles, et ilreconnut cette musique qui vibrait dans son cœur. Et il aspiraitavidement l’air échauffé, électrisé par l’haleine de la jeunefille. Il tendit les bras, soupira, ouvrit les yeux…

Elle était là, penchée sur lui, éplorée,frémissante d’émotion, pâle de terreur. Elle lui parlait, elleimplorait de lui quelque chose, tantôt en joignant les mains,tantôt en le caressant de ses bras nus. Il la saisit, l’attiracontre lui, et elle s’abattit toute frémissante sur sapoitrine.

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