L’Esprit Souterrain

Chapitre 14

 

Ce qui me rendait encore plus furieux, c’estque je savais que malgré tout j’irais, exprès. Plus il yavait d’inconséquence de ma part à m’imposer à ces « anciensamis », plus je m’entêtais à le faire.

Il y avait pourtant une difficulté : jen’avais pas d’argent. J’avais en tout neuf roubles, mais je devaisle lendemain en donner sept à Apollon, mon domestique, qui, sur cessept roubles, se nourrissait lui-même.

Ne pas lui donner ses gages, c’étaitimpossible. Mais je dirai plus loin pourquoi, je reviendrai endétail à cette canaille, à cette plaie de ma vie.

Du reste, je savais bien que pourtant je neles lui donnerais pas afin de pouvoir aller au dîner deZvierkov.

J’eus, cette nuit-là, de terriblescauchemars.

Le lendemain matin, je sautai de mon lit, toutagité, comme si quelque chose d’extraordinaire allait se passer.J’étais sûr que ce jour-là marquerait dans ma vie un changementradical. (C’était d’ailleurs la pensée que m’inspirait le moindreévénement.) Je revins de mon bureau deux heures plus tôt qued’ordinaire, pour m’habiller. Je me promis de ne pas arriver lepremier, pour qu’on ne pensât pas que je fusse ravi de l’occasionet que j’eusse hâte d’en profiter. Je cirai mes bottes, car Apollonpour rien au monde n’aurait ciré mes bottes deux fois par jour. Jedus lui voler subrepticement les brosses, ayant horriblement peurqu’il me méprisât un peu plus s’il savait que, pourtant, je ciraismoi-même mes bottes. Puis j’examinai mes habits : vieux etusés ! Mon uniforme était passable, mais va-t-on dîner enuniforme ? J’avais juste sur un genou une grande tache jaune.Je pressentis que cela seul m’enlèverait les neuf dixièmes de madignité. Eh ! cette vile pensée ! mais c’était ainsi.« Et c’est la réalité pourtant », pensais-je, et lecourage me manquait. Je me représentais avec fureur comment cesgens-là allaient me toiser. Mieux certes eût valu rester chez moi.Mais c’est impossible. Je n’aurais cessé ensuite de me raillermoi-même en me disant : Ah ! tu as eu peur de laréalité ! – Il fallait leur prouver ma supériorité,leur imposer l’admiration, leur donner à choisir entre Zvierkov etmoi, et triompher. Pourtant… pourquoi faire ? D’eux tous jen’eusse pas donné un demi-kopeck. Oh ! je priais Dieu quecette journée n’eût qu’une heure ! – Je m’accoudai à lafenêtre et je me mis à considérer la neige qui tombait épaisse etfondante…

Enfin ma mauvaise horloge sonna cinq coups. Jepris mon chapeau, j’évitai Apollon qui attendait ses gages depuisle matin, mais par sottise ne voulait pas en parler le premier. Jeme glissai dehors, et une voiture – pour mes derniers kopecks –m’amena comme un barine à l’hôtel de Paris.

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