L’Esprit Souterrain

Chapitre 2

 

Son cœur battait si fort que ses yeux setroublaient et sa tête tournait. Machinalement il entreprit demettre ses affaires en ordre. Il dénoua le paquet de seshardes ; puis il ouvrit sa malle de livres et voulut lesranger. Mais bientôt ce travail le lassa. À chaque instants’offrait à ses yeux éblouis l’image de cette jeune femme dontl’apparition avait bouleversé son âme et vers qui tout son cœur seportait dans un irrésistible élan. Tant de bonheur désorientait sapâle existence, ses pensées s’obscurcissaient ; il éprouvaitcomme une agonie d’incertitude et d’espérance.

Il prit son passe-port et le porta au logeur,espérant voir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine laporte, prit le papier et dit :

– C’est bien ; vis en paix. Et laporte se referma.

Ordinov resta un instant étonné. Sanss’expliquer pourquoi l’aspect de ce vieillard, au regard empreintde haine et de méchanceté, lui était pénible. Mais l’impressiondésagréable se dissipa bientôt. Depuis trois jours, Ordinov vivaitdans un véritable tourbillon, qui contrastait singulièrement avecson ancienne tranquillité. Il ne pouvait ni ne voulait réfléchir.C’était une sorte de confusion. Il sentait sourdement que sa vievenait de se briser en deux parts. Maintenant il n’avait qu’undésir, qu’une passion, et nulle autre pensée ne pouvait letroubler.

Il rentra dans sa chambre et y trouva près dupoêle où cuisait le dîner une petite vieille bossue, si sale et sidéguenillée qu’il fut pris de compassion pour elle. Elle paraissaittrès-méchante. De temps à autre elle marmonnait, en remuant sabouche édentée et son nez. C’était la domestique. Ordinov essaya delui parler, mais elle se tut évidemment par malice. À l’heure dudîner, elle sortit du poêle des stchi [3], despâtés, de la viande, et les porta chez ses maîtres, puis elle enapporta autant à Ordinov. Après le dîner, un silence complet régnadans la maison.

Ordinov prit un livre et le feuilleta,s’efforçant de comprendre et n’y parvenant pas malgré plusieurslectures. Impatienté, il jeta le livre et de nouveau voulut mettreses affaires en ordre. Enfin il prit son chapeau, son manteau, etsortit. Il allait au hasard, sans voir la route, tâchant de serecueillir, de concentrer quelques pensées éparses et de se rendrecompte de sa situation. Mais cet effort ne réussit qu’à augmenterses souffrances. Le froid et le chaud l’envahissaientalternativement, et il avait parfois de tels battements de cœurqu’il était obligé de s’appuyer au mur. « Non, mieux vaut lamort », pensait-il, « mieux vaut la mort »,murmura-t-il de ses lèvres tremblantes et enflammées, sans songer àce qu’il disait.

Il marcha très-longtemps. Enfin il s’aperçutqu’il était mouillé jusqu’aux os et remarqua pour la première foisque la pluie tombait à verse. Il retourna chez lui. Non loin de lamaison il aperçut le dvornik et crut voir que le Tartare leregardait fixement et avec curiosité, puis fit mine de s’éloigneren voyant qu’Ordinov l’avait aperçu.

– Bonsoir, lui dit Ordinov enl’atteignant. Comment t’appelle-t-on ?

– On m’appelle dvornik, répondit l’autreen souriant.

– Y a-t-il longtemps que tu es dvornikici ?

– Longtemps.

– Mon logeur est unmechtchanine ?

– Mechtchanine, s’il te l’a dit.

– Que fait-il ?

– Il est malade, il vit, il prieDieu.

– C’est sa femme ?…

– Quelle femme ?

– Celle qui habite avec lui.

– Sa fa-a-me, s’il te l’a dit. Adieu,barine [4].

Le Tartare toucha sa casquette et pénétra danssa loge.

Ordinov rentra chez lui. La vieille, enmarmonnant et en grognant toute seule, lui ouvrit la porte, laferma au verrou et monta sur le poêle où elle achevait son siècle[5]. La nuit venait. Ordinov alla chercher dela lumière, mais la porte des logeurs était fermée à clef. Ilappela la vieille qui, dressée sur son coude, le regardait fixementet paraissait inquiète de le voir près de cette serrure. Elle luijeta sans rien dire un paquet d’allumettes, et il entra dans sachambre. Pour la centième fois il essaya de mettre en ordre seseffets et ses livres. Mais bientôt, sans s’expliquer ce qui luiarrivait, il fut obligé de s’asseoir sur un banc et tomba dans unbizarre engourdissement. Par instants, il revenait à lui et serendait compte que son sommeil n’était pas un sommeil, mais unetorpeur maladive. Il entendit une porte s’ouvrir et comprit que leslogeurs rentraient de la prière du soir. Il lui vint à l’espritqu’il avait quelque chose à leur demander, il se leva et eut lasensation qu’il marchait, mais il fit un faux pas et tomba sur untas de bois que la vieille avait jeté dans la chambre. Il resta là,inanimé, et quand il ouvrit les yeux, longtemps après, il s’étonnad’être couché sur le banc, tout habillé : sur lui, avec unetendre sollicitude, se penchait un visage de femme, un adorablevisage tout humide de larmes douces et comme maternelles. Il sentitqu’on déposait un oreiller sous sa tête, qu’on le couvrait dequelque chose de chaud et qu’une main fraîche touchait son frontbrûlant. Il aurait voulu dire : Merci ! Il aurait vouluprendre cette main, la porter à ses lèvres arides, l’arroser de seslarmes et l’embrasser, l’embrasser toute une éternité ! Ilaurait voulu dire bien des choses, mais il ne savait quoi. Surtoutil aurait voulu mourir en cet instant. Ses mains étaient de plomb,il ne pouvait les mouvoir, il était inerte et entendait seulementson sang battre dans ses artères avec une extraordinaire violence.Il sentit encore qu’on lui mouillait les tempes… Enfin ils’évanouit.

Le soleil cinglait d’une gerbe de rayons d’orles carreaux de la chambre quand Ordinov s’éveilla, vers huitheures du matin. Une sensation délicieuse de calme, de repos, debien-être, caressait ses membres. Puis il lui sembla que quelqu’unétait naguère auprès de lui, et il acheva de s’éveiller encherchant anxieusement cet être invisible. Il aurait tant vouluétreindre son amie et lui dire pour la première fois de lavie : « Salut à toi, mon amour ! »

– Mais que tu dors longtemps ! ditune légère voix de femme.

Ordinov tourna la tête, et le visage de sabelle logeuse se pencha vers lui avec un affable sourire, claircomme le jour.

– Tu as été longtemps malade !reprit-elle. Mais c’est assez, lève-toi. Pourquoi rester ainsi enprison ? La liberté est meilleure que le pain, plus belle quele soleil. Allons, lève-toi, mon mignon, lève-toi.

Ordinov saisit et serra fortement la main dela jeune fille. Il pensait rêver encore.

– Attends, dit-elle, je vais te faire duthé. En veux-tu ? Prends-en, va, ça te fera du bien : jele sais, moi, j’ai été malade aussi.

– Oui, donne-moi à boire, dit Ordinovd’une voix faible en se levant. Il était sans forces. Un frissonlui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris,comme rompus. Mais il avait le cœur en fête, et le soleill’échauffait comme un feu de joie. Une vie nouvelle, puissante,inconnue, commençait pour lui. La tête lui tournait faiblement.

– On t’appelle Vassili, n’est-cepas ? demanda-t-elle. J’ai mal entendu, ou c’est le nom que lelogeur te donnait hier.

– Oui, Vassili, et toi ? ditOrdinov.

Il voulut s’approcher d’elle, mais il sesoutenait à peine et chancela. Elle le retint par la main, enriant.

– Moi, je m’appelle Catherine.

De ses grands et clairs yeux bleus elleplongeait au fond du regard d’Ordinov. Tous deux se tenaientfortement les mains, sans plus parler.

– Tu as quelque chose à me demander,dit-elle enfin.

– Oui… Je ne sais, répondit Ordinov, etil eut un éblouissement.

– Comme tu es, vois ! Assez, monmignon, ne te chagrine pas. Mets-toi ici, au soleil, près de latable… Reste tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle en levoyant faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir, tuauras tout le temps de me voir.

Un instant après, elle apporta le thé, le posasur la table et s’assit en face d’Ordinov.

– Prends, dit-elle, bois. Eh bien !as-tu toujours mal à la tête ?

– Non, maintenant, non… Je ne sais pas,peut-être ai-je mal… Mais je ne veux plus… J’en ai assez !…Ah ! je ne sais pas ce que j’ai, ajouta-t-il, suffoqué ;et reprenant la main de Catherine : Reste ici, ne t’éloignepas. Donne, donne-moi tes mains… Tu m’éblouis, je te regarde commeun soleil ! s’écria-t-il comme arrachant ces mots de son cœur.Les sanglots lui serraient la gorge.

– Mon pauvre ! Tu n’as probablementpas vécu avec de bonnes gens. Tu es seul, tout seul ? N’as-tupas de parents ?

– Non, personne. Je suis seul… Mais çam’est égal. Maintenant ça va mieux… Je suis bien, maintenant !dit Ordinov avec le ton du délire.

Il lui semblait que la chambre tournait autourde lui.

– Moi aussi j’ai longtemps vécu touteseule… Comme tu me regardes !… dit-elle après un silence. Ehbien… et après ? On dirait que mes yeux te brûlent ! Tusais, quand on aime quelqu’un… Moi, dès le premier moment je t’aipris dans mon cœur. Si tu es malade, je te soignerai comme moi.Mais il ne faut plus être malade, non, Quand tu iras mieux, nousvivrons comme frère et sœur, veux-tu ? Une sœur, c’estdifficile à trouver quand Dieu ne vous en a pas donné.

– Qui es-tu ? D’où es-tu ?murmura Ordinov.

– Je ne suis pas d’ici… De quoit’occupes-tu ?… Tu sais ce conte : il y avait une foisdouze frères dans une grande forêt. Une jolie fille s’yégara ; elle entra dans leur maison, y mit tout en ordre, yimprégna toutes choses de sa tendresse. À leur retour, les frèresdevinèrent qu’une sœur leur était venue, et ils l’appelèrent, etelle se montra. Tous l’appelèrent sœur et lui laissèrent sa chèreliberté. Elle fut leur sœur et leur égale… Connaissais-tu ceconte ?

– Je le connais, dit Ordinov.

– Il fait bon vivre. Est-ce que tu aimesla vie ?

– Oui ! oui ! s’écria Ordinov,longtemps, longtemps, tout un siècle de vie !

– Eh bien ! je ne sais pas, ditpensivement Catherine, moi, je voudrais mourir. C’est pourtant bond’aimer la vie et les braves gens, oui… Regarde, te voilà redevenublanc comme la farine !

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je vais t’apporter un matelaset un autre oreiller. Je te les mettrai là, tu t’endormiras enrêvant de moi, et le mal passera… Notre vieille bonne aussi estmalade…

Elle parlait tout en faisant le lit, etparfois elle regardait Ordinov et lui souriait par-dessusl’épaule.

– Que de livres tu as ! dit-elle ensoulevant la malle.

Elle vint au jeune homme, le prit par la main,le mena au lit et le couvrit d’une couverture.

– On dit que les livres corrompentl’homme, continua-t-elle en hochant la tête d’un air capable. Tuaimes lire dans les livres ?

– Oui, dit au hasard Ordinov, sans savoirs’il dormait ou s’il veillait, et en serrant fortement la main deCatherine pour s’assurer qu’il ne dormait pas.

– Chez mon patron aussi il y a beaucoupde livres. Veux-tu les voir ? Il dit que ce sont des livres depiété, et il m’y lit toujours. Je te les montrerai plus tard, et tum’expliqueras ce qu’il m’y lit.

– Parle-moi encore, murmura Ordinov en laregardant fixement.

– Aimes-tu prier ? demanda-t-elleaprès un silence. Sais-tu, moi, j’ai toujours peur, j’ai peur…

Elle n’acheva pas et parut s’abîmer dans uneprofonde rêverie. Ordinov porta sa main à ses lèvres.

– Pourquoi baises-tu ma main ?dit-elle en rougissant. Eh bien ! prends, baise-les,continua-t-elle en riant et en lui donnant ses deux mains. Puis, enretirant une, elle la posa sur le front brûlant du jeune homme etse mit à lui lisser et à lui caresser les cheveux. Elle rougissaitde plus en plus. Enfin elle s’assit par terre, près du lit, etcolla sa joue à la joue d’Ordinov, lui caressant le visage de sonhaleine humide et tiède. Tout à coup il sentit des larmesabondantes et brûlantes tomber comme du plomb fondu des yeux de lajeune fille sur ses joues. Il devenait de plus en plus faible, sesmains ne pouvaient plus se mouvoir. À ce moment on entendit heurterà la porte et le verrou grincer. Ordinov put encore se rendrecompte de la présence du vieillard derrière la cloison. Il vit,assez nettement, Catherine se lever, sans hâte, sans embarras, etfaire sur lui un signe de croix. Il venait de fermer les yeux quandun chaud et long baiser lui brûla les lèvres. Il ressentit comme uncoup de couteau en plein cœur, poussa un gémissement et s’évanouitde nouveau.

Alors commença pour lui une vie étrange.

Parfois, dans une confuse conscience, il sevoyait condamné à vivre dans une sorte d’inéluctable rêve, unsingulier cauchemar de luttes stériles. Épouvanté, il essayait deréagir contre cette fatalité, mais dans le moment le plus désespéréd’une lutte acharnée, une puissance inconnue le terrassait denouveau ; de nouveau il sentait qu’il perdait connaissance, denouveau un abîme d’obscurité profonde, sans limites, sans riendevant lui, et il s’y précipitait en criant d’angoisse et dedésespoir. Parfois, au contraire, c’étaient des instants de bonheurqui dépassaient ses forces et l’anéantissaient. Alors son corpsavait acquis une vivacité convulsive ; le passé s’éclairait,l’heure présente n’était que joie et victoire ; il rêvaitéveillé un bonheur inouï. Qui a connu de tels instants ? uneineffable espérance vivifie l’âme comme une rosée, on voudraitpleurer de joie, et bien que l’organisme soit vaincu par tant desensations extrêmes, bien qu’on sente le tissu de la vie sedéchirer, on s’applaudit d’une régénération et d’une résurrection.Parfois encore il s’assoupissait, et revivait alors, tous ensemble,les événements des derniers jours : mais ce n’étaient que desapparitions étranges et problématiques. Et parfois enfin le maladeperdait le souvenir et s’étonnait de ne plus être dans sonvieux coin,chez son ancienne logeuse ; il s’étonnaitque la vieille ne vînt plus, comme elle en avait l’habitude auxheures tardives du crépuscule, vers le poêle, qui s’éteignait etjetait encore des lueurs intermittentes dont s’illuminaient lesangles de la pièce, chauffer ses mains osseuses et tremblantes,sans cesser de radoter à mi-voix, et en jetant parfois des regardsde surprise à son locataire qu’elle considérait comme un maniaque àcause de son acharnement au travail. – Et d’autres fois enfin, ilse rappelait qu’il avait déménagé. Mais comment cela s’était-ilfait ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi cedéménagement ? Il ne savait, tout son être s’était abstrait desa propre personnalité dans une tension irrésistible et constante.Où donc l’appelait-on et qui est-ce qui l’appelait ? Qui avaitmis dans son sang ce feu insupportable qui le consumait ? Ilne pouvait s’en rendre compte, il avait oublié. Souvent il croyaitvoir passer une ombre et s’efforçait de la saisir ; souvent ilcroyait entendre tout près de son lit le froissement de pas légerset le murmure de paroles tendres et caressantes, douces comme unemusique. Un souffle humide et haletant glissait sur son visage, ettout son être frémissait d’amour. Des larmes ardentes brûlaient sesjoues enfiévrées, et un soudain, un long et tendre baiser aspiraitses lèvres ; alors il lui semblait que sa vie s’éteignait, illui semblait que le monde, autour de lui, s’était arrêté, que lemonde était mort pour des siècles et des siècles, qu’une nuit dixfois séculaire enténébrait l’étendue.

Mais, à d’autres heures, le souvenir luirevenait de ses années d’enfance. Il revivait ces années sanstrouble et leurs joies sereines, et leur bonheur perpétuel, et cepremier étonnement – si doux ! – de la vie, alors qu’un essaimd’esprits bienfaisants sortait de chaque fleur qu’il cueillait, etjasait avec lui sur le pré luxuriant, devant la petite maisonnettenichée dans un bouquet d’acacias. Les doux esprits lui souriaientde l’extrémité du grand lac transparent au bord duquel il seplaisait à rester durant des heures entières, à écouter le bruitdes vagues. Et c’étaient les esprits qui l’endormaient aufrémissement de leurs ailes, dans des rêves colorés et riants, àl’heure où sa mère se penchait sur son petit lit, lui faisait aufront le signe de la croix, l’embrassait et le berçait de chansonsde nourrice durant les longues nuits paisibles. Mais voilàqu’apparaissait un être qui lui causait des terreurs au-dessus deson âge et versait dans sa vie les premiers poisons du chagrin. Ilsentait confusément que cet être, ce vieillard inconnu pèserait surtout son avenir, et il le regardait en tremblant et ne pouvaitdétourner de lui ses yeux un seul instant. Ce maudit vieillard lepoursuivait partout. Au jardin, il l’épiait et le saluaithypocritement en hochant la tête derrière chaque arbuste. À lamaison, il se transformait en chacune des poupées de l’enfant, etriait, et le harcelait, grimaçant dans ses mains comme un méchantgnome. À l’école, il excitait contre lui ses camarades inhumains,ou bien, prenant place sur le banc, il lui apparaissait, blottidans chacune des lettres de sa grammaire. Et pendant la nuit ils’asseyait à son chevet… Il chassait l’essaim des espritsbienfaisants qui jadis battaient de leurs ailes d’or et de saphirautour de la couchette. Il chassait aussi loin de l’enfant, et pourtoujours, sa pauvre mère, et, durant des nuits interminables, ilmurmurait un conte fantastique, incompréhensible pour le pauvrepetit, mais qui le déchirait et l’agitait de terreurs et depassions prématurées. Et sourd aux sanglots, sourd aux prières, levieux continuait jusqu’à ce que sa victime tombât dans une torpeurvoisine de l’évanouissement… Tout à coup l’enfant se réveillaithomme fait : des années avaient passé, il retombaitbrusquement dans sa situation actuelle, et brusquement ilcomprenait qu’il était seul et étranger dans le monde entier, seulparmi des gens mystérieux et sujets à caution, parmi des ennemistoujours réunis dans un coin de la chambre obscure, et chuchotantentre eux, et échangeant des signes d’intelligence avec la vieilleaccroupie auprès du feu, qui leur montrait du geste le malade etpuis se remettait à chauffer ses mains ridées. Une extrêmeinquiétude s’emparait de lui. Il cherchait à savoir quels étaientces gens et pourquoi il se trouvait chez eux ; et ilsoupçonnait qu’il s’était égaré dans un repaire de malfaiteurs oùquelque puissance inconnue l’avait entraîné sans lui laisser laliberté d’examiner l’aspect des habitants et du maître. Et la peurle prenait tandis que, dans les ténèbres, la vieille à tête blancheet tremblante accroupie devant le feu qui s’éteignait commençait unlong récit, à voix basse. Et à son immense terreur le conte prenaitcorps devant lui ; c’étaient des gestes, des visages, ilrevoyait tout, depuis les rêves confus de son enfance jusqu’à sesplus récentes pensées ; et toutes ses actions, et toutes seslectures, et tout ce qu’il avait oublié dès longtemps ; touts’anime, prend une apparence, atteint à des hauteurs vertigineuseset tourbillonne autour de lui. Il voit s’ouvrir devant ses yeux desjardins magiques et fastueux, naître et mourir des villes entières,des cimetières entiers lui envoyer leurs morts ressuscités, desraces entières grandir et décroître, et chacune de ses pensées sematérialisait autour de son chevet de malade, chaque rêve prenaitcorps en naissant, de telle sorte qu’il n’avait plus d’idéesspirituelles, mais des mondes physiques et des constructionstangibles d’idées. Et il se voyait lui-même perdu comme un grain desable dans cet étrange univers, infranchissable, infini, et ilsentait la vie peser de tout son poids sur son indépendance et lepoursuivre sans trêve comme une éternelle ironie. Et il se voyaitmourir et tomber en poussière sans espérance de résurrection pourl’éternité. Et il cherchait où s’enfuir, sans trouver un coin pourse cacher dans cet abominable monde. Enfin, éperdu d’horreur, ilréunit ses forces, jeta un cri et s’éveilla…

Il s’éveilla baigné d’une sueur glaciale.Autour de lui régnait un silence de mort. La nuit était profonde.Mais il lui semblait que quelque part se continuait encore lemerveilleux conte, qu’une voix enrouée ressassait l’interminablerécit qu’il croyait reconnaître. Et cela parlait de forêt sombre,de brigands audacieux, d’un gaillard déterminé presque semblable àStegnka Razine, et de joyeux compagnons, et de bourlakis [6], et d’une jolie fille, et de la mèreVolga [7]. N’était-ce pas une illusion ?Entendait-il vraiment ? Une heure entière il resta ainsi auxécoutes, les yeux ouverts, immobile, dans une torpeur douloureuse.Enfin il s’assit avec précaution, et se réjouit de se sentir assezfort, d’une force que sa terrible maladie n’avait pas épuisée. Ledélire avait cessé, la réalité recommençait. Il s’aperçut qu’ilétait encore vêtu comme lors de sa conversation avec Catherine eten conclut qu’il ne devait pas s’être écoulé beaucoup de tempsdepuis le matin où elle l’avait quitté. Une sorte de fièvre devolonté enflammait son sang. En tâtant le long du mur il trouva ungrand clou fiché en haut de la cloison contre laquelle était rangéson lit, et s’y suspendant de tout le poids de son corps il sedressa et parvint avec peine jusqu’à une certaine fente quifiltrait dans la chambre une très-faible lumière. Il appliqua un deses yeux à cette fente et se mit à regarder en retenant sarespiration.

Dans un coin de la chambrette des logeurs il yavait un lit, et, devant le lit, une table couverte d’un tapisencombré de livres de grand et antique format, reliés comme desmissels. Contre le mur était clouée une image aussi vieille quecelle qu’Ordinov avait dans sa propre chambre. Devant l’imagebrûlait une lampe. Le vieux Mourine était étendu sur son lit,malade, pâle comme la laine, couvert d’une fourrure. Il tenait unlivre ouvert sur ses genoux. Catherine était couchée sur un bancprès du lit, un bras autour de la poitrine du vieillard, la têtepenchée sur son épaule. Elle le regardait avec des yeux attentifs,tout brillants d’un étonnement enfantin, et semblait écouter avecune curiosité infinie ce qu’il lui racontait. Par moments, la voixdu conteur s’élevait, l’animation se peignait sur sa figure blême,il fronçait le sourcil, ses yeux jetaient des éclairs, et Catherinesemblait frissonner de terreur. Alors quelque chose qui ressemblaità un sourire apparaissait sur les traits du vieillard, et Catherineaussi souriait, doucement. Par moments les larmes brillaient dansses yeux, et le vieillard la caressait comme un enfant, et ellel’étreignait plus fortement de son bras nu, si blanc ! etlaissait amoureusement rouler sa tête sur la poitrine dumalade.

Ordinov se demandait si tout cela n’était pasun rêve. Il parvenait à s’en convaincre, mais le sang lui montait àla tête, et les veines de ses tempes se gonflaient. Il lâcha leclou, se leva de son lit, et en chancelant, sans comprendrelui-même son action, marcha comme un somnambule jusqu’à la portedes logeurs et se laissa violemment tomber contre cette porte. Leverrou rouillé céda avec fracas, et Ordinov se trouva au milieu dela chambre à coucher des logeurs. Il vit Catherine tressaillir etse lever en sursaut ; il vit la fureur étinceler dans les yeuxdu vieillard, sous ses sourcils énormes violemment contractés, ettout à coup sa figure devenir affreuse. Il vit encore le vieillardsaisir, sans le quitter des yeux, le fusil pendu au mur. Il vitenfin la lueur du canon braqué droit sur lui, d’une main malassurée et que la fureur faisait trembler… Un coup de feu retentit,puis un cri surhumain, sauvage, lui succéda, et quand la fumée futdissipée, Ordinov aperçut un terrible spectacle. Frémissantd’horreur, il se pencha sur le vieillard. Mourine gisait par terre,tordu dans des convulsions, absolument défiguré et les lèvresblanches d’écume. Ordinov comprit que le malheureux était en proieà une épouvantable attaque d’épilepsie. Il aida Catherine à lesoigner.

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