L’Esprit Souterrain

Chapitre 6

 

Quand Ordinov, bouleversé encore par lesévénements de la veille, ouvrit, le lendemain, vers huit heures dumatin, la porte d’Yaroslav Iliitch (chez qui d’ailleurs il venaitsans savoir pourquoi), il recula stupéfait et resta comme cloué ausol en apercevant Mourine. Le vieillard semblait se tenir à peinedebout. Pourtant, malgré les instances d’Yaroslav Iliitch, il avaitrefusé de s’asseoir. – Yaroslav Iliitch poussa un cri de joie enreconnaissant Ordinov. Mais sa joie fut courte, la confusion leprit, et il se mit à aller et venir de la table à la chaisevoisine, ne sachant que dire ni que faire. Il sentait fort bienqu’il était fort indélicat de continuer à sucer sa pipe en unpareil moment, et de négliger son visiteur : et pourtant, – sigrand était son trouble ! il suçait toujours sa pipe, et il lasuçait de toutes ses forces, comme si il y eût cherché uneinspiration.

Ordinov entra enfin dans la chambre. Il jeta àMourine un regard aussitôt détourné. Quelque chose qui rappelait lemauvais rire de la veille parcourut le visage du vieillard. Ordinovtressaillit. Mais immédiatement la physionomie de Mourine perdittoute expression hostile et redevint impénétrable. Il saluatrès-bas son locataire.

Cette scène muette permit à Ordinov de seressaisir lui-même, et, cherchant à se rendre compte de lasituation, il regarda fixement Yaroslav Iliitch. Mais YaroslavIliitch n’avait pas encore recouvré son sang-froid.

– Entrez donc, entrez, dit-il, monprécieux ami Vassili Mikhaïlovitch. Éclairez de votre présence,marquez de votre sceau… tous ces objets vulgaires. – Et montrant dela main un coin de la chambre, il devint rouge comme un coquelicot,honteux de s’embrouiller ainsi, fâché d’avoir dépensé en pure perteune de ses plus nobles phrases. Il roula bruyamment une chaise aumilieu de la chambre.

– Je ne vous dérange pas, YaroslavIliitch ? Je voulais… pour deux minutes…

– Mais tant que vous voudrez ! etcomment pourriez-vous me déranger, Vassili Mikhaïlovitch ?…Une tasse de thé, n’est-ce pas ? Eh ! garçon !… Vousne refuserez pas une seconde petite tasse, continua YaroslavIliitch en s’adressant à Mourine, qui accepta. Yaroslav Iliitchcommanda très-sévèrement au garçon qui entrait : « Encoretrois verres ! » et s’assit auprès d’Ordinov. Il futquelques instants à tourner sa tête, comme un chien de faïence,tantôt à droite et tantôt à gauche, de Mourine à Ordinov, etd’Ordinov à Mourine. Sa situation était très-désagréable. Il auraitvoulu parler, mais ce qu’il avait à dire lui semblaitextraordinairement difficile ; il ne pouvait trouver un mot.De son côté, Ordinov semblait de nouveau stupéfait. Il y eut uninstant où tous deux commencèrent à parler ensemble… Le silencieuxMourine, qui les observait curieusement, éclata de rire en montranttoute ses dents.

– Je suis venu vous apprendre, – commençaOrdinov, – que, par suite de circonstances malheureuses, je suisobligé de quitter mon logement, et…

– Quelle étrange coïncidence !interrompit Yaroslav Iliitch. Je vous avoue que j’ai été toutsurpris quand ce vénérable vieillard m’a déclaré ce matin votredécision. Mais…

– Il vous a déclaré madécision ? répéta Ordinov, et il regarda Mourine avecétonnement.

Mourine se caressa la barbe pour rire dans samanche.

– Oui, continua Yaroslav Iliitch. Dureste, – je puis me tromper, – mais je dois vous dire franchement,je vous donne ma parole d’honneur que, dans le discours de cevénérable vieillard, il n’y avait pas l’ombre d’une offense à votreintention.

Ici, Yaroslav Iliitch rougit et maîtrisa aveceffort son émotion. Mourine, ayant sans doute assez ri de laconfusion du maître et de l’hôte, fit un pas en avant.

– Oui, Votre Noblesse, commença-t-il ensaluant poliment Ordinov, nous avons parlé de vous. Certes, barine,vous savez bien vous-même que, ma patronne et moi, nous serionsbien aises de laisser les choses continuer ainsi. Nous n’aurionspas soufflé mot… Mais ma vie, barine, vous savez ce qu’elle est,vous en avez vu quelque chose. Et pourtant, ce que nous demandonsavant tout à la volonté sainte, c’est de nous conserver notre vie.Jugez-en vous-même, barine. Faut-il vous prier en pleurant ?Que faut-il faire ?

Ici, Mourine se caressa de nouveau labarbe.

Ordinov se sentait mal à l’aise.

– Oui, oui, je vous l’avais dit moi-même.Il est malade. C’est le malheur… C’est-à-dire… je voulaism’exprimer en français, mais excusez-moi, je ne suis pastrès-habile… C’est-à-dire…

– Oui…

– C’est-à-dire oui…

Ordinov et Yaroslav Iliitch se saluèrent l’unet l’autre, un peu de côté, sans se lever ; puis tous deux,pour couvrir leur maladresse, se mirent à rire. Le grave Yaroslavreprit le premier sa présence d’esprit.

– J’ai, du reste, demandé des détails àcet honnête homme, poursuivit-il, et il m’a dit que la maladie decette femme…

Probablement pour dissimuler son embarras,Yaroslav Iliitch regarda Mourine d’un air interrogatif.

– Oui, de la patronne.

Le délicat Yaroslav Iliitch n’insista pas.

– De la patronne, c’est-à-dire de votreancienne patronne… Eh bien, oui, elle est malade, voyez-vous. Ildit qu’elle vous dérange dans vos occupations, et lui-même… Vousm’avez caché une importante circonstance, VassiliMikhaïlovitch.

– Laquelle ?

– À propos du fusil.

Yaroslav Iliitch prononça ces derniers motstrès-bas, très-doucement, et c’est à peine si la millionième partied’un reproche sonna dans son affectueuse voix de ténor.

– Mais, ajouta-t-il vivement, je saistout, il m’a tout raconté. Vous avez noblement agi, VassiliMikhaïlovitch. Il est si beau de pardonner ! D’honneur, j’enai vu, des larmes, dans ses yeux.

Il rougit de nouveau, ses yeux brillèrent, etil remua légèrement sur sa chaise.

– Ah ! monsieur, ah ! VotreNoblesse, combien je… c’est-à-dire nous, moi et ma patronne,combien nous allons prier Dieu pour vous !

Yaroslav Iliitch luttait contre une émotioninaccoutumée, tout en regardant fixement Mourine.

– Vous le savez vous-même, barine, c’estune baba [23] maladive et naïve. Moi-même, c’est àpeine si je me tiens debout…

– Mais je suis tout prêt, interrompitOrdinov avec impatience. Assez là-dessus, je vous en prie.Finissons-en aujourd’hui même, tout de suite si vous voulez…

– Non… c’est-à-dire… Barine, nous sommestrès-contents de vous avoir. (Mourine salua très-bas.) Mais cen’est pas de cela que je veux parler, barine, il faut que je vousdise une chose. Elle m’est un peu parente, de bienloin ! au quinzième degré, comme on dit… C’est-à-dire… mais neméprisez pas notre langage, barine, nous sommes des gens obscurs…Or, depuis son enfance, elle est comme vous l’avez vu. Une petitetête malade ! Ça a vécu dans la forêt, grandi avec lesbourlakis, une fille de moujik. Leur maison prit feu. Sa mère,barine, mourut dans l’incendie, et son père aussi. Je vous discela, parce qu’elle pourrait vous avoir raconté je ne sais quoi…Moi, je la laisse dire tout ce qu’elle veut. Elle a été examinéepar le conseil chi-rur-gi-cal à Moscou… Pour tout dire, barine, latête n’y est plus… Je lui donne l’hospitalité. Nous vivons, nousprions Dieu, nous espérons en la bonté suprême. Je tâche de ne lacontredire en rien.

Le visage d’Ordinov s’altérait. YaroslavIliitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre avec inquiétude.

– Mais ce n’est pas encore là, barine, ceque je voulais vous dire, reprit Mourine en hochant la tête. –Cette fille-là, c’est un vrai coup de vent, une perpétuelletempête. Quelle tête aimante, ardente ! Il lui faut toujoursun bon ami, si j’ose ainsi dire, un amoureux. C’est ce qui l’arendue folle. Je l’ai un peu calmée en lui racontant des histoires,c’est-à-dire… Ah ! oui, je l’ai bien calmée ! Eh bien,barine, j’ai parfaitement vu – excusez la naïveté de mon langage,continua Mourine en s’inclinant très-bas et en essuyant sa barbeavec sa manche, – j’ai parfaitement vu qu’elle était amoureuse devous. Et vous, je veux dire Votre Altesse, c’est bien aussi paramour que vous vouliez rester près d’elle…

Yaroslav Iliitch regarda Mourine :évidemment il désapprouvait ses incohérents discours.

Ordinov se contint à peine.

– Non, barine, je ne voulais pas direcela : mais, barine, un simple moujik !… Car nous sommesdes gens bien obscurs, nous, barine ; nous sommes vosserviteurs. (Mourine salua très-bas.) Et comme nous allons prierDieu pour vous, ma femme et moi !… Que nous faut-il ? Dupain et de la santé. Mais dans le cas présent, barine, quefaire ? Faut-il me pendre ? Jugez-en vous-même, barine,c’est une affaire très-simple. Que voulez-vous que nous devenionssi elle prend un amant ? Le mot est un peu vif, barine,passez-le-moi : n’oubliez pas que c’est un moujik qui parle àun barine. Vous êtes jeune, Votre Altesse, vif, ardent ; elleaussi est jeune, monsieur, c’est une enfant naïve : en faut-ilbeaucoup pour un péché ? Songez donc que c’est une belle baba,forte, rouge, et moi, je suis un vieillard épileptique… Mais jesaurai la calmer par des contes quand Votre Grâce serapartie ; oui, oui, je saurai la calmer. Et combien, ma femmeet moi, nous allons prier Dieu pour Votre Grâce !… Non, je nepuis dire combien ! et quand vous l’aimeriez, monsieur, cen’en serait pas moins une femme de moujik, une baba maldécrassée ! Et ce n’est pas votre affaire, mon petit pèrebarine, une femme de moujik… et comme nous allons prier Dieu pourvous !… comme nous allons prier pour vous !…

Mourine salua très-bas, très-bas, et restalongtemps ainsi, n’en finissant plus d’essuyer sa barbe.

Yaroslav Iliitch ne savait où se mettre.

– Le brave homme ! – risqua-t-ilpour dissimuler son trouble. – Comment avez-vous pu avoir unmalentendu avec lui, Vassili Mikhaïlovitch !… Mais on m’a ditque vous avez encore été malade, ajouta-t-il les larmes aux yeux eten regardant Ordinov avec un embarras infini.

– Oui… Combien vous dois-je ?demanda vivement Ordinov à Mourine.

– Voyez, barine, mon petit père,voyez ! Nous ne sommes pas les vendeurs du Christ !Pourquoi tant vous offenser, monsieur ? n’en avez-vous pashonte ? En quoi vous avons-nous donc offensé, nous, moi et mafemme ? Voyons !

– Pourtant, cela ne se fait pas, monami : il a loué chez vous. Comprenez donc que votre refusl’offense, intervint Yaroslav Iliitch se considérant comme obligéde démontrer à Mourine toute l’indélicatesse de son procédé.

– Voyons, voyons, monsieur, barine !En quoi donc, je vous le demande une fois de plus, en quoi doncavons-nous offensé votre honneur ? Nous avons pris tant depeine pour vous servir que nous sommes fatigués ! Allez,allez, monsieur, allez, barine, que le Christ vous pardonne !Sommes-nous donc des infidèles, des maudits ? Mais vous auriezvécu chez nous, vous auriez (pour votre santé, par exemple) partagénotre nourriture de moujik, vous auriez habité sous notre toit, etnous n’aurions rien trouvé à blâmer en tout cela, rien… Nousn’aurions pas dit un seul mot ! Mais le diable vous a poussé,je suis tombé malade, voilà ma patronne malade aussi, quefaire ? Il n’y aurait personne pour vous servir ! etpourtant nous aurions tant voulu !… Mais aussi comme nousallons prier Dieu pour Votre Grâce, la patronne et moi, comme nousallons prier !

Mourine salua jusqu’à la ceinture.

Des larmes d’enthousiasme jaillirent des yeuxd’Yaroslav Iliitch.

– Quel noble trait !s’écria-t-il : ô sainte hospitalité de la terre deRussie !

Ordinov le regarda des pieds à la tête d’unair farouche.

– Parole ! monsieur, – dit Mourinesaisissant au vol le dernier mot d’Yaroslav Iliitch, – nousn’estimons rien tant que l’hospitalité ! Au fait, monsieur(ici Mourine couvrit entièrement sa barbe de sa manche), que jevous prie de rester encore un peu chez nous. Et pardi ! vousresterez, – continua-t-il en s’approchant d’Ordinov, – vousresterez, cela m’irait assez ; vous resteriez un jour, deuxjours, je ne dirais rien. Mais voilà, la patronne estmalade !… Ah ! si ce n’était pas la patronne ! Sipar exemple j’étais seul ! Comme je vous aurais soigné !C’est-à-dire, là, comme je vous aurais soigné ! Je vous auraiscomblé d’honneurs, comblé ! Je sais bien un moyen… Par Dieu,vous resterez chez nous, je vous le jure par Dieu ! Voilà ungrand mot !… Vous resteriez chez nous si…

– En effet, n’y aurait-il pas unmoyen ?… observa Yaroslav Iliitch, et il n’acheva pas.

Ordinov avait eu tort de jeter un regard sifarouche à Yaroslav Iliitch. C’était le plus honnête et le plusnoble des hommes. Mais la situation d’Ordinov était sidifficile ! Pour tout dire, Yaroslav Iliitch avait une folledémangeaison d’éclater de rire. À coup sûr, il n’aurait pu seretenir s’il avait été tête à tête avec Ordinov, – de pareilsamis ! – et il aurait démesurément ri. En tout cas, il auraitserré avec effusion, après avoir ri, la main d’Ordinov, l’auraitassuré sincèrement qu’il sentait pour lui une double estime, qu’illui pardonnait… enfin qu’il ne lui reprochait pas ses écarts dejeunesse. Mais son extrême délicatesse ne lui permettait pas, enl’état des choses, de choisir librement son attitude, et il nesavait où se cacher.

– Un moyen, un remède… – reprit Mourine(tous les traits de son visage avaient bougé, à la maladroiteexclamation d’Yaroslav Iliitch). Voici ce que je puis vous dire,barine, dans ma stupidité de moujik, voici, – continua-t-il enfaisant encore deux pas en avant : – vous avez beaucoup troplu, monsieur, vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit enrusse, chez nous autres moujiks, vous êtes intelligent à devenirfou…

– Assez ! interrompit sévèrementYaroslav Iliitch.

– Je m’en vais, dit Ordinov. Merci,Yaroslav Iliitch. Je viendrai certainement vous voir, – répondit-ilaux politesses de Yaroslav Iliitch qui n’était pas de force à leretenir plus longtemps, – adieu, adieu.

– Adieu, Votre Noblesse, adieu, barine,ne nous oubliez pas, visitez-nous aussi, nous autres moujiks…

Mais Ordinov ne l’entendait plus. Il sortit,comme halluciné.

Il ne pouvait se soutenir. Il était comme tué.Sa conscience était insensibilisée. Il suffoquait, mais il sentitcomme un grand froid intérieur qui lui prenait toute la poitrine.Il aurait bien voulu mourir ! Ses jambes flageolaient ;il s’assit près d’une haie, sans faire attention aux passants, à lafoule qui commençait à s’amasser autour de lui, ni aux questionsdes curieux qui l’entouraient.

Tout à coup, parmi les voix il distingua cellede Mourine.

Ordinov leva la tête. Le vieillard se tenaitdevant lui. Son visage pâle était solennel et rêveur. Ce n’étaitplus l’homme qui l’avait si grossièrement raillé chez YaroslavIliitch. Ordinov se leva, Mourine le prit par la main et le tira dela foule.

– Il faut encore prendre tes hardes,dit-il en regardant de côté Ordinov. Ne te désole pas, barine, tues jeune, pourquoi te désoler ?

Ordinov ne répondit pas.

– Tu es offensé, barine, tu esirrité : pourquoi ? Chacun défend son bien.

– Je ne vous connais pas, dit Ordinov, jene veux rien savoir de vos mystères. Mais elle, elle !…

Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.Il les essuya du revers de sa main. Son geste, son regard, lesfrémissements convulsifs de ses lèvres blanchies, tout en luiprésageait la folie.

– Je t’ai déjà dit, – répondit Mourine enfronçant les sourcils, – qu’elle est presque folle. Pourquoi etcomment ?… Que t’importe ! Telle qu’elle est, je l’aime,je l’aime plus que ma vie et ne la céderai à personne, comprends-tumaintenant ?

Une flamme brilla dans les yeux d’Ordinov.

– Mais pourquoi… pourquoi suis-je commemort ? Pourquoi mon cœur me fait-il souffrir ? Pourquoiai-je connu Catherine ?

– Pourquoi ?

Mourine sourit et resta rêveur.

– Pourquoi ? Je ne sais, – dit-ilenfin. – Un cœur de femme n’a pas la profondeur de la mer. Tul’apprendras par toi-même !… et c’est vrai, barine, qu’ellevoulait s’enfuir avec vous de chez moi, c’est vrai, elle méprisaitle vieillard, elle pensait lui avoir pris tout ce qu’il avait devie… Est-ce que vous lui avez plu tout d’abord, ou le simple besoinde changement ? Pourtant je ne la contredis en rien : sielle voulait du lait d’oiseau [24], je luien donnerais. Elle a de l’orgueil. Elle voudrait être libre, maiselle ne saurait que faire de sa liberté. Il vaut donc mieux, ensomme, que les choses restent comme elles sont. Hé ! barine,vous êtes trop jeune, vous avez le cœur trop chaud : vousvoilà comme une fille abandonnée qui essuie ses larmes avec samanche. Oui, vous n’avez pas d’expérience, vous ne savez pas qu’uncœur faible est incapable de se conduire. Donnez-luitout :il viendra et vous le rendra. Donnez-lui unroyaume : il viendra se cacher dans votre bottine… Oui, il sefera assez petit pour cela. Donnez-lui la liberté, il se forgeralui-même de nouvelles chaînes. La liberté n’est pas faite pour lescœurs faibles… Je vous dis tout cela parce que vous êtes sijeune ! Qui êtes-vous pour moi ? Venu, parti, vous ou unautre, que m’importe ? Dès le premier jour j’ai su commenttout cela allait se passer. Mais la contredire, je ne le devaispas : il ne faut pas risquer un seul mot de travers si l’ontient à son bonheur. Pourtant, barine, tout cela se dit, continuaMourine, en train de philosopher, – mais que fait-on ? Vous lesavez vous-même, dans un moment de colère on prend unpoignard ! Ou encore, on attaque son ennemi dans son sommeilet on lui déchire la gorge avec les dents ! Mais si alors onte mettait le poignard entre les mains et si ton ennemi t’ouvraitde lui-même sa poitrine, va ! tu reculerais !…

Ils entraient dans la cour ; le Tartareaperçut de loin Mourine et ôta sa casquette tout en regardantmalicieusement Ordinov.

– Ta mère est-elle chez moi ? luicria Mourine.

– Oui.

– Dis-lui qu’elle aide le barine à sortirses hardes. Et toi aussi, remue-toi.

Ils montèrent.

La vieille qui servait chez Mourine, et quiétait la mère du dvornik, noua, tout en bougonnant, les effetsd’Ordinov dans un grand paquet.

– Attends, j’ai encore quelque chose àt’apporter…

Mourine entra chez lui, puis revint et donna àOrdinov un riche coussin brodé de soie et de laine, celui-là mêmeque Catherine lui avait mis sous la tête quand il avait étémalade.

– C’est elle qui te l’envoie. Etmaintenant, va en paix, porte-toi bien… Mais prends garde, ne rôdepas autour d’ici, ça tournerait mal…

Il dit cela à demi-voix, d’un ton paternel, onsentait qu’il ne voulait pas offenser Ordinov. Pourtant son dernierregard n’exprimait qu’un ressentiment infini, et ce fut presqueavec dégoût qu’il ferma la porte derrière le jeune homme.

Deux heures après, Ordinov emménageait chezl’Allemand Schpis. Tinchen fit : Ah ! en le voyant. Ellelui demanda aussitôt de ses nouvelles, et, apprenant qu’il« ne se sentait pas bien », elle promit de le soigner.Schpis fit constater à son locataire qu’il n’avait pas encore remisl’écriteau à sa porte : « mais il l’aurait remis dans lajournée, car c’était ce jour-là même, en comptant à dater de lalocation, que les arrhes étaient consommés jusqu’au dernierkopeck ». Schpis saisit cette occasion de célébrerl’exactitude et l’honnêteté allemandes.

Ce même jour, Ordinov tomba malade. Il ne sereleva que trois mois après.

Petit à petit, la santé lui revint. Ilcommença à sortir. Sa vie chez Schpis était uniforme, sansincidents. L’Allemand avait bon caractère ; la jolie Tinchenétait tout ce qu’on peut rêver de mieux. Mais la vie, aux yeuxd’Ordinov, avait perdu tout son charme. Il était devenu irritable,maladivement impressionnable. Peu à peu il tomba dans unetrès-sombre hypocondrie. Ses livres restaient fermés durant dessemaines entières. Il ne songeait plus à l’avenir. Son argents’épuisait, et il laissait aller les choses, sans soin dulendemain. Parfois sa fièvre du travail, son ardeur de jadis, tousles mirages du temps passé s’imposaient nettement à sapensée : mais la pensée ne se transformait pas en acte.Ordinov se sentait stérilisé, et ses visions lui semblaient commeexprès, comme pour railler son impuissance, prendre dans sonimagination des proportions gigantesques. Aux heures de tristesse,il se comparait lui-même à l’élève étourdi du sorcier :l’élève, au moyen d’un mot qu’il a volé au maître, ordonne au balaid’apporter de l’eau dans la chambre, et il s’y noie, ne sachantcomment il faut dire : Cesse. – Peut-être Ordinov avait-ilconçu une idée originale, peut-être avait-il un bel avenir, dumoins il l’avait cru, et une foi sincère est elle-même le premiergage de l’avenir. Mais maintenant, il riait de ses convictions etse désintéressait de tous ses grands projets.

Six mois auparavant il vivait dans sacréation, tantôt y travaillant, tantôt, aux heures de fatigue,fondant sur elle – qu’il était jeune ! – d’immatériellesespérances. Son œuvre était une histoire de l’Église, et avec quelardent fanatisme il en avait esquissé l’ébauche ! Maintenantil relisait ses plans, les remaniait ; il fit quelquesrecherches, puis il abandonna son idée, sans rien fonder sur sespropres ruines. Une sorte de mysticisme, de mystérieux fatalisme,envahissait son âme. Il souffrait, et implorait de Dieu le terme deses souffrances.

La servante du logeur, une Russe, une vieilledévote, racontait avec délices comment son locataire priait Dieu,comment il restait, des heures entières, comme inanimé sur lesdalles de l’église…

Il n’avait confié à personne son malheur. Maissouvent, à l’heure du crépuscule, quand les cloches lui rappelaientle moment inoubliable où il s’était agenouillé auprèsd’elle dans le temple de Dieu, écoutant battre le cœur dela jeune fille et baignant de joyeuses larmes cette espérance quitraversait sa vie solitaire, – alors un orage se levait dans sonâme à jamais meurtrie. Son esprit chavirait, toutes les tortures del’amour recommençaient pour lui ; il souffrait ! ilsouffrait ! Et il sentait que son amour augmentait avec sasouffrance. Les heures et les heures passaient : il restaitimmobile sur sa chaise, oubliait tout, et le monde, et sa pâleexistence, et lui-même, morne, abandonné, et il pleuraitsilencieusement et parfois se surprenait à murmurer :« Catherine ! ma sœur solitaire !… »

Une pensée terrible s’ajouta à toutes sestortures. Elle le poursuivit longtemps, et chaque jour elleprogressait, devenant une probabilité, une réalité. Il luisemblait, – et il finit par y croire, – il lui semblait quel’esprit de Catherine était sain et que pourtant Mourine avaitraison de l’appeler « cœur faible ». Il lui semblaitqu’un mystère inavouable la liait au vieillard, mais qu’ellen’avait pas la conscience du crime et qu’elle se soumettaitinnocemment à cette domination infâme. Qu’étaient-ils l’un pourl’autre ?… Son cœur battait d’une colère impuissante ensongeant à la tyrannie qui pesait sur ce pauvre être. Les yeuxépouvantés de son âme tout à coup voyante suivaient la pauvre filledans la chute progressive qu’on lui avait savamment ettraîtreusement ménagée : comme on l’avait torturé, lefaible cœur !comme on avait méchamment interprétécontre lui les textes immuables ! comme on l’avaitparfaitement aveuglé ! comme on avait avec adresse exploité lafougue de sa nature ! Et, peu à peu, voilà qu’on avait coupéles ailes de cette âme née libre et maintenant incapable de prendreson essor vers la vie vraie…

Ordinov devint plus sauvage encore. (Il fautavouer que ses Allemands ne le gênèrent en rien.) Il aimait errerpar les rues, longtemps, sans but, choisissant surtout les heuresobscures et les lieux éloignés et déserts.

Un triste soir de printemps morbide, et dansun de ces lieux funestes, il rencontra Yaroslav Iliitch.

Yaroslav Iliitch a visiblement maigri. Sesyeux si doux sont ternes. Il semble tout accablé. D’ailleurs, ilest pressé, il court pour une affaire, ses vêtements sont mouilléset tachés de boue, et de toute la soirée la pluie n’a cessé deprendre pour une gouttière le nez, toujours honnête, mais un peubleui, d’Yaroslav Iliitch. De plus, il a laissé pousser sesfavoris. Précisément ces favoris imprévus et cette affectationd’éviter un ancien ami intriguèrent Ordinov. Il se sentit offensé,blessé, lui qui pourtant fuyait la pitié. Il aurait préféréqu’Yaroslav Iliitch fût encore cet homme d’autrefois, simple, naïf,un peu bête, avouons-le, mais qui, du moins, ne posait pas pourla désillusion et n’annonçait aucun projet de devenir plusintelligent. Et n’est-ce pas très-désagréable de retrouver tout àcoup intelligent un sot que nous avons aimé autrefoisprécisément peut-être pour sa sottise ? D’ailleurs, laméfiance d’Yaroslav Iliitch ne dura pas. Tout désillusionné qu’ilfût, il ne pouvait avoir perdu son caractère véritable, ce manteauque les vivants ne quittent que dans la tombe. Avec délices ilfouilla comme autrefois dans l’âme de son ami. Il lui fit d’abordremarquer qu’il avait beaucoup à faire, puis « qu’il y avaitlongtemps qu’on ne s’était vu ». Mais soudain la conversationprit une étrange tournure. Yaroslav Iliitch parla de l’hypocrisiedes gens en général, de l’instabilité du bonheur en ce monde et decette futilité qu’est la vie. En passant il ne manqua pas de nommerPouchkine, mais avec une indifférence très-marquée. Il parla de ses« bons amis » avec cynisme et s’emporta même contre lafausseté, contre le mensonge de ceux qui, dans le monde,s’appellent amis, alors que l’amitié sincère n’existe pas et n’ajamais existé. – Oui, vraiment, Yaroslav Iliitch est devenuintelligent. Ordinov ne le contredisait pas, mais il se sentaittrès-triste. Il lui semblait qu’il enterrait son meilleur ami.

– Ah ! imaginez-vous… j’allaisoublier de vous dire… – s’écria Yaroslav Iliitch comme s’il serappelait quelque chose de très-intéressant, – nous avons unenouvelle. Mais c’est un secret que je vous confie. Vousrappelez-vous la maison où vous demeuriez ?

Ordinov tressaillit et pâlit.

– Eh bien, imaginez-vous qu’on y adécouvert dernièrement une bande de voleurs ! Oui, monsieurmon ami, une bande, un repaire : contrebandiers, escrocs,malfaiteurs divers, que sais-je !… Quelques-uns sont coffrés,on poursuit les autres. De sévères instructions sont données. Maisvoici qui passe toute imagination : vous souvenez-vous dupropriétaire ? Un homme pieux, honorable, d’extérieur sinoble !…

– Eh bien ?

– Jugez d’après cela de toutel’humanité : c’était le chef de la bande ! N’est-ce pasincroyable ?

Yaroslav Iliitch était très-animé. Et iljugeait vraiment de toute l’humanité d’après cela : il nepouvait faire autrement, c’était dans son caractère.

– Et les autres ? Et Mourine ?– demanda Ordinov à voix basse.

– Ah ! Mourine ! Mourine !ce vénérable vieillard, si noble… mais permettez, vous m’éclairezd’une nouvelle lumière…

– Quoi donc ? En était-ilaussi ?

L’impatience faisait bondir dans sa poitrinele cœur d’Ordinov.

– Mais non, que dites-vous là ? –reprit Yaroslav Iliitch en fixant sur Ordinov un regard de plomb(signe qu’il réfléchissait) : Mourine ne pouvait en être,puisque trois semaines auparavant il était parti avec sa femme pourson pays… J’ai appris cela du dvornik… le petit Tartare, vous vousrappelez ?

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