L’Esprit Souterrain

Chapitre 15

 

Dès la veille j’avais prévu que j’arriveraisle premier. Non-seulement il n’y avait encore personne, mais c’està peine si je pus me faire conduire dans le cabinet qui nous étaitréservé. La table n’était pas encore mise. Qu’est-ce que celasignifiait ? À la fin, le garçon voulut bien m’apprendre quele dîner était pour six heures et non pour cinq. Il n’était quecinq heures vingt-cinq. – Évidemment on aurait dû me prévenir. Laposte est faite pour cela. C’était donc exprès qu’on m’avaitinfligé la « honte » à mes propres yeux et… aux yeux dugarçon, d’arriver ainsi, seul, sans savoir l’heure, comme unintrus. J’ai rarement passé des moments plus insupportables. Quand,à six heures précises, ils arrivèrent tous ensemble, j’eus d’abordquelque plaisir à les voir, ils étaient pour moi des libérateurs,et j’en oubliais presque que je devais me considérer commeoffensé.

Zvierkov marchait en avant des autres, commeun chef. Tous étaient joyeux. En m’apercevant, Zvierkov prit degrands airs, s’approcha de moi à pas lents, et me tendit la mainaffablement, avec l’amabilité d’un général pour un inférieur.

– J’ai appris avec étonnement votre désirde participer à notre fête, commença-t-il en traînant sur lessyllabes, habitude que je ne lui connaissais pas. Nous nous sommesrencontrés si rarement ! Vous nous fuyiez. Je l’ai souventregretté. Nous ne sommes pas aussi terribles que vous le pensez. Entout cas, je suis très-content de re-nou-ve-ler…

Et il posa machinalement son chapeau sur lafenêtre.

– Attendez-vous depuis longtemps ?me demanda Troudolioubov.

– Je suis arrivé juste à cinq heures,comme il était entendu hier, répondis-je à haute voix, avec uneirritation sourde qui promettait une explosion prochaine.

– Tu ne l’as donc pas prévenu que l’heureétait changée ? dit Troudolioubov à Simonov.

– Non, j’ai oublié, répondit-il, sansmême s’excuser.

– Alors vous êtes ici depuis uneheure ? Pauvre ami ! s’écria Zvierkov avec une intentionrailleuse.

Il semblait trouver cela très-plaisant.

Ferfitchkine éclata de rire avec son faussetde roquet. Lui aussi trouvait ma situation extrêmement drôle.

– Il n’y a pas de quoi rire, criai-je àFerfitchkine. On ne m’a pas prévenu, c’est… c’est… c’est toutsimplement stupide !

– C’est non-seulement stupide, maisquelque chose de plus, murmura Troudolioubov qui prenait naïvementmon parti. Vous êtes bien bon, c’est une grossièreté.

– Si l’on m’avait joué le même tour,remarqua Ferfitchkine, j’aurais…

– Mais vous auriez dû vous faire apporterquelque chose, dit Zvierkov, ou même dîner sans nous attendre.

– Certes, j’aurais pu le faire sans endemander la permission, fis-je d’un ton sec. Si j’ai attendu, c’estque…

– Allons ! asseyons-nous, messieurs,dit Simonov qui rentrait. Je réponds du champagne, il esttrès-correctement frappé… Je ne savais pas votre adresse, ni oùvous prendre ! me dit-il tout à coup, toujours sans meregarder.

Il avait visiblement une rancune contremoi.

Tous s’assirent. Je fis comme eux. À ma gaucheétait Troudolioubov, à droite Simonov. Zvierkov était en face demoi ; Ferfitchkine entre lui et Troudolioubov.

– Dites-moi (il traînait toujours), vous…vous êtes dans un ministère ? dit Zvierkov qui décidémentprenait de l’intérêt à mes affaires, ou plutôt tâchait de memettre à mon aise.

« Veut-il que je lui jette une bouteilleà la tête ? » pensais-je.

– Je suis au bureau de ***, répondis-jesèchement en regardant mon assiette.

– Et… ça vous convient ?Dîtes-moi, qu’est-ce qui vous a fôrcéd’abandonner vos anciennes fonctions ?

– Qu’est-ce qui m’a fôrcé ?répétai-je en traînant trois fois plus que Zvierkov, presque sansle vouloir. Mais tout simplement j’ai quitté mes anciennesfonctions parce qu’il m’a plu de les quitter.

Ferfitchkine ricana furtivement. Simonov meregarda d’un air ironique. Troudolioubov resta la fourchette enl’air, et me contempla curieusement.

Zvierkov se sentit froissé, mais il ne voulutpas le laisser voir.

– Eh bien, et votre traitement ?

– Quel traitement ?

– Mais, vos appointements.

– Est-ce un interrogatoire que vous mefaites subir ?

D’ailleurs, je dis aussitôt le chiffre de montraitement, non sans rougir.

– Pas riche, pas bien riche, observaZvierkov avec importance.

– Oui, il n’y a pas de quoi dîner tousles jours dans les bons endroits, ajouta Ferfitchkine.

– C’est-à-dire que c’est la pauvretémême, conclut Troudolioubov.

– Comme vous avez maigri ! Vous avezbeaucoup changé depuis que… continua Zvierkov non sans méchancetéen m’examinant, moi et mon costume.

– Allons ! s’écria Ferfitchkine ensouriant, c’est assez, nous gênons ce bon ami.

– Monsieur, sachez qu’il n’est pas envotre pouvoir de me gêner, entendez-vous ? Je dîne ici aurestaurant pour mon argent, et non pas pour celui des autres,remarquez-le, monsieur Ferfitchkine.

– Com-ment ? et qui donc mange icipour l’argent des autres ? Vous semblez… dit Ferfitchkine,rouge comme une écrevisse cuite et me regardant avec fureur dans leblanc des yeux.

– Com-ment ? – Com-me ça.

(Je sentais bien que j’allais trop loin, maisje ne pouvais me retenir.)

– Mais nous ferions mieux, continuai-je,de parler de choses plus intéressantes.

– Ah ! vous cherchez l’occasion denous montrer vos hautes facultés !

– N’ayez pas peur, ce serait tout à faitinutile ici.

– Que dites-vous ? Hé ! neseriez-vous pas devenu fou dans votre bureau ?

– Assez, messieurs, assez ! criaimpérativement Zvierkov.

– Que c’est bête ! murmuraSimonov.

– En effet, c’est stupide. Nous nousréunissons amicalement pour passer ensemble quelques instants avantle départ de notre ami, et vous querellez ! dit Troudoliouboven s’adressant grossièrement à moi seul. Vous avez voulu prendrepart à notre réunion, au moins ne la troublez pas…

– Assez ! assez ! criaitZvierkov, cessez donc, messieurs. Laissez-moi vous conter comment,il y a trois jours, j’ai failli me marier…

Et il commença une histoire scabreuse etmensongère : d’ailleurs, du mariage, nulle question. Il nes’agissait que de généraux assaisonnés de femmes, et le beau rôleétait toujours à Zvierkov.

Tout le monde rit en chœur. On ne s’occupaitplus de moi. Je buvais sans y songer de grands verres de xérès. Jefus bientôt gris ; mon irritation augmenta d’autant. Jeregardais insolemment la compagnie ; mais on m’avait tout àfait oublié. Zvierkov parlait d’une certaine dame qui lui avaitconfessé son amour, – le hâbleur ! et d’un certain Kolia, unprince de trois mille âmes, son meilleur ami, qui l’aidait danscette affaire.

– Comment donc ce Kolia de trois milleâmes n’est-il pas avec nous pour fêter vos adieux ? dis-jetout à coup.

On fit silence.

– Vous êtes ivre, dit Troudolioubov.

Zvierkov me regardait sans rien dire. Jebaissai les yeux. Simonov se hâta de verser le champagne.

Troudolioubov leva son verre ; tousfirent comme lui, excepté moi.

– À ta santé et bon voyage !cria-t-il à Zvierkov. Le bon vieux temps passé, messieurs, à notreavenir, hourra !

Tous burent, puis ils embrassèrent Zvierkov.Je ne bougeai pas, mon verre restait plein.

– Et vous ? vous ne buvez pas ?hurla Troudolioubov menaçant en s’adressant à moi.

– Je vais faire un discours d’abord, etensuite je boirai, monsieur Troudolioubov.

– Quel méchant homme ! murmuraSimonov.

Je me levai, pris mon verre fiévreusement,sans savoir encore ce que j’allais dire.

– Silence ! cria Ferfitchkine. Nousallons avoir un dessert de choses géniales.

Zvierkov attendait, très-grave ; ilsemblait comprendre ce qui allait se passer.

– Monsieur le lieutenant Zvierkov,commençai-je. Sachez que je hais les phrases, les phraseurs et lestailles fines. Voilà mon premier point. Voici le second.

Un mouvement se fit.

– Second point. Je hais les polissons etles polissonneries, surtout les polissons. Troisième point. J’aimela vérité, la franchise et l’honnêteté, continuai-je presquemachinalement, ne comprenant plus ce que je disais… J’aime lapensée, monsieur Zvierkov, j’aime la véritable camaraderie,l’égalité et non… hum ! J’aime… et pourtant, jeboirai à votre santé, monsieur Zvierkov. Faites la conquête desTcherkess, tuez les ennemis de la patrie, et… et… à votre santé,monsieur Zvierkov.

Zvierkov se leva, me salua et medit :

– Merci.

Il était très-irrité, extrêmement pâle.

– Que diable ! hurla Troudoliouboven frappant du poing sur la table.

– Non, c’est par un soufflet qu’ilfallait répondre, piaula Ferfitchkine.

– Il faut le mettre à la porte, murmuraSimonov.

– Pas un mot, messieurs, pas ungeste ! cria solennellement Zvierkov apaisant l’indignationgénérale. Je vous remercie tous, mais je saurai lui prouvermoi-même quel cas je fais de ses paroles.

– Monsieur Ferfitchkine, dès demain vousme rendrez raison de vos paroles, dis-je très-haut.

– Un duel ? Je l’accepte, réponditl’autre.

J’étais probablement si ridicule, et cetteidée de duel allait si mal à mon extérieur, que tous, et après euxFerfitchkine, éclatèrent de rire.

– Eh ! laissons-le tranquille !Il est tout à fait ivre ! fit Troudolioubov avec dégoût.

– Je ne me pardonnerai jamais de l’avoirinscrit, murmura encore Simonov.

« Voilà le moment de leur jeter lesbouteilles à la figure », pensai-je. Je pris une bouteille,et… je me versai un plein verre.

« Je vais rester et boire… et chanter, siça me plaît, oui, chanter. J’en ai le droit !… Hum… »

Mais je ne chantai pas. Je ne regardaispersonne et je prenais les poses les plus indépendantes, attendantavec impatience que quelqu’un me parlât le premier. Mais,hélas ! personne ne me parlait.

L’horloge sonna huit heures, enfin neufheures. On sortit de table ; tous les quatre s’assirent sur ledivan. Zvierkov commanda les bouteilles de champagne prévues, maisil ne m’invita pas.

Je souriais avec mépris et je marchai de longen large de l’autre côté de la chambre, tâchant d’attirerl’attention, mais vainement, et cela dura jusqu’à onzeheures : jusqu’à onze heures je me promenai de la table aupoêle et du poêle à la table !…

« Je marche, et personne n’a le droit dem’en empêcher. »

Pendant ces deux heures la tête me tourna plusd’une fois ; il me semblait que j’avais le délire. Et cettepensée me torturait que je ne cesserais plus désormais, dussé-jevivre encore dix, vingt, quarante ans, de revivre cette heureaffreuse, ridicule et dégoûtante, la plus dégoûtante et la plusaffreuse de toute ma vie.

Onze heures.

– Messieurs, cria Zvierkov en se levant,allons, là-bas !(Et il expliqua sa pensée par ungeste obscène…)

– Oui, oui, dirent tous les autres.

Je me tournai vers Zvierkov. J’étais sifatigué, si brisé, que je me décidai à m’enfuir. J’avais la fièvre,mes cheveux se collaient sur mes tempes.

– Zvierkov, je vous demande pardon !dis-je, d’un air décidé. Ferfitchkine, à vous aussi, et à tous, cartous je vous ai offensés.

– Ah ! ah ! un duel, ce n’estpas chose agréable, siffla Ferfitchkine.

Je me sentis comme un coup de poignard aucœur.

– Non, Ferfitchkine, ce n’est pas le duelque je crains. Je suis prêt à me battre avec vous demain après nousêtre réconciliés. Je l’exige même, et vous ne pouvez vous yrefuser. Vous tirerez le premier, et je tirerai en l’air.

– Il s’amuse, remarqua Simonov.

– Non, il a fait une gaffe, ditTroudolioubov.

– Mais laissez-nous passer ! quefaites-vous là ? dit Zvierkov avec mépris.

Ils étaient tous rouges, leurs yeuxétincelaient. Ils avaient bu sec !

– Je vous demande votre amitié, Zvierkov,je vous ai offensé, mais…

– Offensé ? vous, moi ? Sachez,monsieur, que jamais et en aucun cas vous ne pourrezm’offenser.

– En voilà assez ! ditTroudolioubov, allons !

– Olympia est à moi, messieurs, je vousen préviens ! cria Zvierkov.

– Nous te la laissons, lui répondit-on enriant.

Je restai, dévoré de honte. La bande sortitbruyamment. Troudolioubov se mit à chanter quelque sottise. Simonovresta un moment pour donner le pourboire au garçon.

– Simonov, donnez-moi six roubles, dis-jeavec décision et désespoir.

Il me regarda avec un profond étonnement, avecdes yeux, d’idiot. Il était ivre aussi.

– Allez-vous donc là avecnous ?

– Oui.

– Je n’ai pas d’argent, dit-ilbrusquement.

Il sourit avec mépris et se dirigea vers laporte.

Je saisis son manteau. Il me semblait quej’étais en proie à un cauchemar.

– Simonov, j’ai vu de l’argent chez vous.Pourquoi me refusez-vous ? Suis-je donc un malhonnêtehomme ? Ne me refusez pas, prenez garde ! Si vous saviez,si vous saviez pourquoi je vous demande cet argent ! tout monavenir en dépend, toute ma vie…

Simonov tira sa bourse de sa poche et mejeta presque les six roubles.

– Prenez, si vous en avez le cœur !me dit-il, et il sortit.

J’étais seul, – seul avec le désordre de latable, miettes, verres cassés, vin répandu, seul avec mon ivresseet mon désespoir, seul avec le garçon qui avait tout vu, toutentendu, et qui me considérait avec curiosité.

« Allons-y donc aussi ! »m’écriai-je. « Ah ! qu’ils s’agenouillent tous devantmoi, en embrassant mes pieds, en me demandant de leur donner monamitié, ou bien… Et je souffletterai Zvierkov. »

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