L’Esprit Souterrain

Cette mélancolique aventure d’un amour sansespoir et jamais guéri devait avoir sur le caractère et la vied’Ordinov une triste influence. Ce cœur ardent, cette âme de poëtefurent aigris et stérilisés ; il vécut inutile aux autres,insupportable à lui-même, et mourut à soixante ans, seul, pauvre,laissant aux rares personnes qui l’avaient connu le souvenir d’unhomme singulier,– ce qui est bien la pire injure parmi leshonnêtes gens, – singulier et même bizarre,c’est-à-dire capricieux et quinteux, et, pour tout dire,très-désagréable.

Un an environ après sa dernière rencontre avecYaroslav Iliitch, il avait quitté Saint-Pétersbourg et s’était misà voyager, espérant peut-être trouver quelque distraction, quelquediversion à ses éternels ennuis, dans la variété des paysages. Maisau bout de deux mois il revint à Saint-Pétersbourg, las, énervé,toujours aussi triste. D’ailleurs, il n’avait à peu près plusd’argent. Il sollicita et obtint un emploi dans l’administrationcivile des provinces. Mais, bientôt, dégoûté de la grossièreté desmoujiks avec lesquels ses fonctions le mettaient en rapport, ilpermuta pour un poste moins lucratif à Saint-Pétersbourg.

Il retourna chez Schpis, son ancien logeur. Illoua un appartement très-exigu et prit un domestique.

Un petit héritage sur lequel il ne comptaitplus lui rendit l’indépendance. Et sa vie, dès lors, s’écoula morneet grise jusqu’à son dernier jour.

Il eut pourtant une aventure encore, uneseconde velléité d’amour. Mais il ne pouvait plus aimer ! Etd’ailleurs quel triste amour la fatalité lui offrait !…

Il a lui-même écrit cette douloureusehistoire. Je connaissais son habitude de noter, pour lui seul, despensées qu’ensuite il jetait dans un tiroir. Je n’espérais pourtantpas un récit aussi circonstancié, et ma surprise fut grande quandj’ouvris le manuscrit que j’avais acheté à Apollon. – (Apollonétait le domestique d’Ordinov. Ordinov le détestait, et c’est sansdoute pour ce motif qu’il l’avait institué son héritier.)

Le récit était précédé d’une assez longue etun peu désordonnée discussion qu’Ordinov supposait entre lui-mêmeet des lecteurs imaginaires. Je n’ai pas cru devoir retrancher cespages qui jettent de vives lumières sur l’âme de cet hommeextraordinaire.

C’est donc le manuscrit même d’Ordinov qu’onva lire. – Il se considérait, et n’avait pas tort, comme exilé dumonde en soi-même, loin du mouvement et de la lumière, loin de lavie. Aussi retrouvera-t-on souvent dans ces notes le mot« souterrain ». Il vivait, en effet, en une sorte desouterrain spirituel, il avait un ESPRIT SOUTERRAIN,toujours agitant d’obscurs problèmes, toujours sondant les ténèbresde sa pensée, toujours creusant plus avant et plus profond dans lesmystères de sa conscience : « la conscience, cettemaladie ! » écrit-il quelque part. Du temps déjà de sonamour pour Catherine, il avait le germe de cette maladie : lemalheur en fit éclore la fleur empoisonnée et immortellementvivace. – C’est donc bien du Souterrain qu’il pouvait dater cettehistoire lugubre d’un homme victime de sa trop vive clairvoyanceintime. Car cet homme se vit et se connut, et son destin est unetriste réponse à l’antique maxime : « Connais-toi. »– Non, il n’est pas bon à l’homme de se connaître lui-même.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer