Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

Le produit le plus notable de l’art utile, de l’art enrôlé, discipliné et assaillant, de l’art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c’est le drame pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée ; oeuvre de dérision et de colère qui s’évertue étourdiment à battre en brèche une société dont les ruines l’enterreront. Certes, bien de l’esprit, bien du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès qui ont démoli la Bastille ; mais la postérité ne s’en inquiétera pas. C’est une pauvre besogne à ses yeux que d’avoir mis en tragédies la préface de l’Encyclopédie. La postérité s’occupera moins encore de la tragé- die politique de la restauration, qu’a engendrée la tragédie philosophique du dix- huitième siècle, comme la maxime a engendré l’allusion. Tout cela a été fort ap- plaudi de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, après tout, que l’art soit son propre but à lui-même, et qu’il enseigne, qu’il moralise, qu’il civilise, et qu’il édi- fie chemin faisant, mais sans se détourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le passager des questions politiques quoti- diennes, plus il s’adaptera grandement à l’homme de tous les temps et de tous les lieux ; plus il aura la forme de l’avenir. Ce n’est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que le créateur dra- matique agira puissamment sur son siècle et sur ses contemporains. C’est par des peintures vraies de la nature éternelle que chacun porte en soi ; c’est en nous pre- nant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de frère et de soeur, d’ami et d’ennemi, d’amant et de maîtresse, d’homme et de femme ; c’est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos passions ; c’est en nous montrant d’où viennent le bien et le mal moral, et où ils mènent ; c’est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique sou- vent plus grandes, plus choisies et plus idéales que nous ; c’est en sondant avec le speculum du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés ; c’est en remuant tout ce qui est dans l’ombre au fond de nos entrailles ; en un mot, c’est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt par des éclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d’où le fiat lux du poëte tire un monde !-C’est ainsi, et pas autrement.-Et, nous le répétons, plus le créateur dramatique sera profond, dés- intéressé, général et universel dans son oeuvre, mieux il accomplira sa mission et près des contemporains et près de la postérité. Plus le point de vue du poëte ira s’élargissant, plus le poëte sera grand et vraiment utile à l’humanité. Nous com- prenons l’enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons Tartuffe à Mahomet ; nous préférons Iago à Tartuffe. A mesure que vous passez d’un de ces trois poëtes à l’autre, voyez comme l’horizon s’agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société, Shakespeare parle à l’homme.

Poëtes dramatiques, c’est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d’entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de généreux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus même de leurs propres petites haines personnelles, s’ils en ont. Ne soyez ni de l’opposition ni du pou- voir, soyez de la société, comme Molière, et de l’humanité comme Shakespeare. Ne prenez part aux révolutions matérielles que par les révolutions intellectuelles. N’ameutez pas des passions d’un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profondément vos tragédies dans l’histoire, dans l’invention, dans le passé, dans le présent, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez à de moins dignes le drame de libelle, de personnalité et de scandale, comme vous laissez aux fabri- cants de littérature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame pré- texte à décorations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et féconde, et aille toujours au fond des âmes. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse ! Inspirez-vous donc plutôt, si vous voulez la vraie renommée et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont éternelles, que des pas- sions politiques, qui sont passagères. Soyez plus fiers d’un vers proverbe que d’un vers cocarde.

Attirer la foule à un drame comme l’oiseau à un miroir ; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du poëte, et faire oublier au peuple le gouverne- ment qu’il a pour l’instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les mères sur une mère, les hommes sur un homme ; montrer, quand l’occasion s’en présente, le beau moral sous la difformité physique ; pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire l’essence de tout ; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands ; enseigner qu’il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par là, inspirer aux mauvais l’espérance et l’indulgence aux bons ; tout ramener, dans les événements de la vie possible, à ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberté humaine ; profiter de l’attention des masses pour leur enseigner à leur insu, à travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n’auraient pas l’intelligence de leur temps ; voilà, à notre avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie influence, la vraie collaboration dans l’oeuvre civilisatrice. C’est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu’un art devient un pouvoir.

Afin d’atteindre à ce but, il importe que le théâtre conserve des proportions grandes et pures. Il ne faut pas que le drame du siècle de Napoléon ait une confi- guration moins auguste que la tragédie de Louis XIV. Son influence sur les masses d’ailleurs sera toujours en raison directe de sa propre élévation et de sa propre dignité. Plus le drame sera placé haut, plus il sera vu de loin. C’est pourquoi, disons-le ici en passant, il est à souhaiter que les hommes de talent n’oublient pas l’excellence du grandiose et de l’idéal dans tout art qui s’adresse aux masses. Les masses ont l’instinct de l’idéal. Sans doute c’est un des principaux besoins du poëte contemporain de peindre la société contemporaine, et ce besoin a déjà produit de notables ouvrages ; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut drame universel la prosaïque tragédie de boutique et de salon, pédestre, laide, ma- niérée, épileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois n’est pas le populaire. Ne dégringolons pas de Shakespeare à Kotzebue.

L’art est grand. Quel que soit le sujet qu’il traite, qu’il s’adresse au passé ou au contemporain, lors même qu’il mêle le rire et l’ironie au groupe sévère des vices, des vertus, des crimes et des passions, l’art doit être grave, candide, moral et re- ligieux. Au théâtre surtout, il n’y a que deux choses auxquelles l’art puisse digne- ment aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d’où tout vient, le peuple où tout va ; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifesté au peuple, la providence expliquée à l’homme, voilà le fond un et simple de toute tragédie, depuis Oedipe roi jusqu’à Macbeth. La providence est le centre des drames comme des choses. Dieu est le grand milieu. Deus centrum et locus rerum, dit Filesac.

En se conformant aux diverses lois que nous venons d’énumérer, avec le regret de ne pouvoir, faute de temps, développer davantage nos idées, on comprendra que la mission du théâtre peut être grande dans l’époque où nous vivons. C’est une belle tâche de ramener toute une société des passions artificielles aux pas- sions naturelles. Le drame, tel que nous le concevons, tel que les générations nou- velles nous le donneront, suivra une série de progrès et d’avenir si irrésistible qu’il prendra peu de souci des chutes et des succès, accidents momentanés qui n’im- portent qu’au bonheur temporel du poëte et qui ne décident jamais le fond des questions. Loin de là, il grandira souvent plus par un revers que par une victoire.

Le drame que veut notre temps sera bien placé vis-à-vis du peuple, bien placé vis-à-vis du pouvoir. Il ne se laissera ôter sa liberté ni par la foule que la mode entraîne quelquefois, ni par les gouvernements qu’un égoïsme mesquin conseille trop souvent. Sûr de sa conscience, fort de sa dignité, il saura dans l’occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir était assez gauche et assez maladroit pour se lais- ser reprendre en flagrant délit de censure comme cela lui est arrivé il y a dix-huit mois, à l’époque de la chute d’une pièce intitulée le Roi s’amuse.

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit, grandeur et sévérité dans l’intention, grandeur et sévérité dans l’exécution, voilà les conditions selon lesquelles doit se développer, s’il veut vivre et régner, le drame contemporain. Moral par le fond. Littéraire par la forme. Populaire par la forme et par le fond.

Et puisqu’il résulte de tout ce que nous venons d’écrire que l’art et le théâtre doivent être populaires, qu’on nous permette, pour terminer, d’expliquer en deux mots notre pensée, tout en déclarant que par cette explication nous ne préten- dons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le complément magnifique des conditions d’un art bien rempli ; mais, en ceci comme en tout, qui n’a que la popularité n’a rien. Et puis, entre po- pularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité misérable qui n’est dévolue qu’au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah ! qu’on est fier d’être français ! Cette po- pularité n’est que de la vulgarité. L’art la dédaigne. L’art ne recherche l’influence populaire sur les contemporains qu’autant qu’il peut l’obtenir en restant dans ses conditions d’art. Et si par hasard cette influence lui est refusée, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suffrage successif du petit nombre d’hommes d’élite de chaque génération ; à force de siècles, cela fait une foule aussi ; c’est là, il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses, le génie s’adresse encore plus aux siècles qu’aux multitudes, aux agglomérations d’années qu’aux agglo- mérations d’hommes. Cette lente consécration des temps fait ces grands noms, souvent moqués des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d’hommes dans chaque génération lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare ; tous s’inclinent devant ces co- losses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inha- bitée, mais domine toujours l’horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d’esprits sont montés sur le sommet de Dante et de Shakespeare ! Combien peu de regards ont pu contempler l’immense mappe- monde qui se découvre de ces hauteurs ! Qu’importe ! tous les yeux n’en sont pas moins éternellement fixés à ces points culminants du monde intellectuel, mon- tagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps couchés derrière l’horizon y resplendit encore !

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