Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

Chapitre 3

: : : :I

On nomme action au théâtre la lutte de deux forces opposées. Plus ces forces se contre-balancent, plus la lutte est incertaine, plus il y a alternative de crainte ou d’espérance, plus il y a d’intérêt. Il ne faut pas confondre cet intérêt qui naît de l’action avec une autre sorte d’intérêt que doit inspirer le héros de toute tra- gédie, et qui n’est qu’un sentiment de terreur, d’admiration ou de pitié. Ainsi, il se pourrait très bien que le principal personnage d’une pièce excitât de l’intérêt, parce que son caractère est noble et sa situation touchante, et que la pièce man- quât d’intérêt, parce qu’il n’y aurait point d’alternative de crainte et d’espérance. Si cela n’était pas, plus une situation terrible serait prolongée, plus elle serait belle, et le sublime de la tragédie serait le comte Ugolin enfermé dans une tour avec ses fils pour y mourir de faim ; scène de terreur monotone qui n’a pu réussir, même en Allemagne, pays de penseurs profonds, attentifs et fixes.

: : : :II

Dans une oeuvre dramatique, quand l’incertitude des événements ne naît plus que de l’incertitude des caractères, ce n’est plus la tragédie par force, mais la tragé- die par faiblesse. C’est, si l’on veut, le spectacle de la vie humaine ; les grands effets par les petites causes ; ce sont des hommes ; mais au théâtre, il faut des anges ou des géants.

: : : :III

Il y a des poëtes qui inventent des ressorts dramatiques, et ne savent pas ou ne peuvent pas les faire jouer, semblables à cet artisan grec qui n’eut pas la force de tendre l’arc qu’il avait forgé.

: : : :IV

L’amour au théâtre doit toujours marcher en première ligne, au-dessus de toutes les vaines considérations qui modifient d’ordinaire les volontés et les passions des hommes. Il est la plus petite des choses de la terre, s’il n’en est la plus grande. On objectera que, dans cette hypothèse, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas. Eh ! point du tout. Le Cid connaît Chimène ; il aime mieux encourir sa colère que son mépris, parce que le mépris tue l’amour. L’amour, dans les grandes âmes, c’est une estime céleste.

: : : :V

Il est à remarquer que le dénoûment de Mahomet est plus manqué qu’on ne le croit généralement. Il suffit, pour s’en convaincre, de le comparer avec celui de Britannicus. La situation est semblable. Dans les deux tragédies, c’est un tyran qui perd sa maîtresse au moment où il croit s’en être assuré la possession. La pièce de Racine laisse dans l’âme une impression triste, mais qui n’est pas sans quelque consolation, parce que l’on sent que Britannicus est vengé, et que Néron n’est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu’il devrait en être de même dans Voltaire ; cependant le coeur, qui ne se trompe pas, reste abattu ; et en effet Mahomet n’est nullement puni. Son amour pour Palmire n’est qu’une petitesse dans son caractère et qu’un moyen dérisoire dans l’action. Lorsque le spectateur voit cet homme songer à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poignarde sous ses yeux, il sent bien qu’il ne l’a jamais aimée, et qu’avant deux heures il se sera consolé de sa perte.

Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. Pour le poëte tragique, il y a une profonde et radicale différence entre l’empereur romain et le chamelier- prophète. Néron peut être amoureux, Mahomet non. Néron, c’est un phallus ; Ma- homet, c’est un cerveau.

: : : :VI

Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur : Bérénice n’a pu faire tomber Racine ; Lamotte n’a pu faire tomber Inès.

: : : :VII

La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie française pro- vient de ce que les auteurs allemands voulurent créer tout d’abord, tandis que les français se contentèrent de corriger les anciens. La plupart de nos chefs-d’oeuvre ne sont parvenus au point où nous les voyons qu’après avoir passé par les mains des premiers hommes de plusieurs siècles. Voilà pourquoi il est si injuste de s’en faire un titre pour écraser les productions originales.

La tragédie allemande n’est autre chose que la tragédie des grecs, avec les mo- difications qu’a dû y apporter la différence des époques. Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux jeux du théâtre ; de là, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes ; mais, comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le premier état d’enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simpli- cité que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu’il fallait faire pour changer une décoration sur le théâtre des anciens.

Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui étaient à leur portée pour couvrir les dé- fauts de leurs tragédies. Lorsqu’ils ne pouvaient parler au coeur, ils parlèrent aux yeux. Heureux s’ils avaient su se renfermer dans de justes bornes ! Voilà pour- quoi la plupart des pièces allemandes ou anglaises qu’on transporte sur notre scène produisent moins d’effet que dans l’original ; on leur laisse des défauts qui tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe théâtrale qui en est la compensation.

Mme de Staël attribue encore à une autre raison la prééminence des auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste. Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de lumières ; et les grands hommes al- lemands étaient disséminés comme dans des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre en contact pour qu’ils vous donnent la foudre.

: : : :VIII

On peut observer qu’il y a deux sortes de tragédies ; l’une qui est faite avec des sentiments, l’autre qui est faite avec des événements. La première considère les hommes sous le point de vue des rapports établis entre eux par la nature ; la se- conde, sous le point de vue des rapports établis entre eux par la société. Dans l’une, l’intérêt naît du développement d’une des grandes affections auxquelles l’homme est soumis par cela même qu’il est homme, telles que l’amour, l’amitié, l’amour filial et paternel ; dans l’autre, il s’agit toujours d’une volonté politique ap- pliquée à la défense ou au renversement des institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est évidemment passif, c’est-à-dire qu’il ne peut se soustraire

à l’influence des objets extérieurs ; un jaloux ne peut s’empêcher d’être jaloux, un père ne peut s’empêcher de craindre pour son fils ; et peu importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu’elles soient intéressantes ; le spectateur appartient toujours à ce qu’il craint ou à ce qu’il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est essentiellement actif, parce qu’il n’a qu’une volonté immuable, et que la volonté ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer ces deux tragédies, l’une à une statue que l’on taille dans le bloc, l’autre à une statue que l’on jette en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d’être soumis à une influence extérieure ; dans le second, il faut que le métal ait en lui-même la faculté de parcourir le moule qu’il doit rem- plir. A mesure que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux types, elles participent plus ou moins de l’un ou de l’autre ; il faut une forte consti- tution aux tragédies de tête pour se soutenir ; les tragédies de coeur ont à peine besoin de s’astreindre à un plan. Voyez Mahomet et le Cid.

: : : :IX

E.-vient d’écrire ceci aujourd’hui 27 avril 1819 :

« En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette jeu- nesse qui se presse maintenant sur nos théâtres : ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations. Ils réussissent, mais leurs ri- vaux sortent joyeux de leurs triomphes. Veillez ! veillez ! jeunes gens, recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait ; les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. »

Chapitre 4

: : : :Février 1819.

Ce que je veux, c’est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde demande, c’est-à-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le peuple.

Et, en cela, je suis bien différent de certains honnêtes gens de ma connaissance, qui professent hautement la même maxime, et qui, lorsqu’on en vient aux ap- plications, se trouvent n’en vouloir réellement, les uns qu’une moitié, les autres qu’une autre, c’est-à-dire les uns qu’un peu de despotisme, et les autres que beau- coup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait sans cesse à la bouche le fameux précepte de l’école de Salerne : manger peu, mais souvent ; mais qui n’en admettait que la première partie pour l’usage de la maison.

: : : :Février 1819.

L’autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage : « Et il faut que l’orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le contre. »In omni causa duas contra- rias orationes explicari. Eh ! dis-je, c’est justement ce qu’il faut dans un siècle où l’on a découvert deux sortes de consciences, celle du coeur et celle de l’estomac.

Voilà pour la conscience de l’orateur selon Cicéron, vir probus dicendi per- itus. Pour ce qui est de ses moeurs,-ce que j’en écris ici n’est que pour l’instruc- tion de la jeunesse de nos collèges,-on connaît la simplicité des moeurs antiques. Nous n’avons aucune raison de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Après qu’Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage Phorbas, et Patrocle s’abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenée captive de Scyros. C’est comme Pétrarque, qui, après avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-dix ans, en laissant un fils et une fille.

Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l’école chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de l’éloquence :-Qu’as-tu fait des cent écus que t’a valus le soufflet que tu reçus l’autre jour de Midias en plein théâtre ? criait Eschine à Démosthène.-Eh quoi ! athéniens, vous voulez couronner le front qui s’écorche lui-même à dessein d’intenter des accusations lucratives aux citoyens ? En vérité, ce n’est pas une tête que porte cet homme sur ses épaules, c’est une ferme.

Que dirai-je du barreau romain ? des honnêtetés que se faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus, en présence de toute la canaille de Rome assemblée ? On ne m’écoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n’être jamais lu que par des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc- Antoine. Et au triomphe de César, qui était aussi un orateur : Citoyens, cachez vos femmes ! chantaient ses propres soldats. Urbani, claudite uxores, moechum caluum adducimus.

Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien sincèrement de n’être pas né dans les siècles antiques ; je compte même écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie, en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites souscriptions.

Et, en effet, ce devait être un bien beau temps que celui où, quand le peuple avait faim, on l’apaisait avec une fable longue, et plate, qui pis est ! O tempora ! ô mores ! vont à leur tour s’écrier nos ministres.

Et où, monsieur, pourvu que l’on ne fût ni borgne, ni bossu, ni boiteux, ni ban- cal, ni aveugle ;

Pourvu, d’ailleurs, que l’on ne fût ni trop faible ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop homme de bien ;

Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l’on eût la précaution de ne point bâtir sa maison sur une butte ;

Alors, dis-je, en tant que l’on ne fût point emporté par la lèpre ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir tranquillement dans son lit ; ce qui, à la vérité, n’est guère héroïque ;

Et où, monsieur, pour peu que l’on se sentit tant soit peu grand homme,-comme vous et moi, monsieur,-c’est-à-dire que l’on eût le noble désir d’être utile à la pa- trie par quelque action vaillante ou quelque invention merveilleuse,-désir qui, comme on sait, n’engage à rien,-alors, monsieur, il n’y avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait ? peut-être même à être pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l’accrocheur de vaisseaux, à être conduit par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu près comme de nos jours l’âne savant.

: : : :Avril 1819.

Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus spirituel, Walter Scott est plus original ; l’un ex- celle à raconter les aventures d’un homme, l’autre mêle à l’histoire d’un individu la peinture de tout un peuple, de tout un siècle ; le premier se rit de toute vérité de lieux, de moeurs, d’histoire ; le second, scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l’éclat magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec art ; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce qu’ils sont plus saillants, d’une nature plus fraîche et moins polie. Le Sage sacri- fie souvent la conscience de ses héros au comique d’une intrigue ; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères ; leurs principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu’ils ne savent point plier devant les événe- ments. On s’étonne, après avoir lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plan ; on s’étonne encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du canevas ; c’est que le premier met son imagination dans les faits, et le second dans les détails. L’un peint la vie, l’autre peint le coeur. Enfin, la lecture des ou- vrages de Le Sage donne, en quelque sorte, l’expérience du sort ; la lecture de ceux de Walter Scott donne l’expérience des hommes.

« C’était un homme merveilleux et aussi grotesque qu’il y en ait jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses chaussons, et quand, dans l’ar- deur de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il appelait son valet :-Hem, hem, hem, Dave, apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice, ou le chausson de Platon, ou celui d’Aristote,-selon les matières qui étaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient rire de tout mon coeur, et j’en ris encore à présent comme si j’étais à même. »Les savants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient, certes, d’être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s’est vendue 30,000 florins à la mort du philosophe, et n’a plus été payée que 1,200 écus à la dernière foire de Leipzick ; ce qui prouverait, à mon sens, que l’enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait être considérée comme le thermomètre des progrès du système de Kant.

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