Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

Ce qui me tourmente le plus, c’est que je vois des hommes que leur caractère pousse au bonheur. Je me dis alors : Si tous souffraient, une compensation géné- rale, un paradis après la vie, me semblerait de rigueur. Mais il en est, quoi qu’on en dise, il en est d’heureux (par le caractère). Ceux-là souvent s’embarrassent peu de l’avenir, ils vivent imprévoyants et satisfaits ; ici-bas tout est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? les malheureux, des pestiférés atteints d’une plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir ? Avec tout cela, j’espère, et j’avoue que Dieu me paraît tellement mêlé à toutes les choses d’ici-bas, qu’au résumé je me confie en lui. Courbons la tête, amis. Que sert de se rebiffer contre l’impossible ? Souvent j’anatomise mes dou- leurs, je les contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux rien.

Depuis deux mois j’ai repris l’étude de l’anglais avec une telle énergie, que je lis facilement la poésie. Rasselas, que je lie dans ce moment, voilà un livre prodigieux. Mon idée est d’aller en Angleterre, et, après quelques années, d’écrire en anglais.
J. L-, avec lequel je suis très lié, me prête les poètes lakistes modernes dé l’Angle- terre ; ils sont ravissants. J’ai changé votre Gérando contre un Byron en un volume. J’en ai lu un petit poëme, le Rêve, qui m’a fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne des leçons, m’a dit qu’au bout de deux ans de séjour en Angleterre j’écrirai très bien en anglais, parce que, dit-elle, j’écris déjà comme très peu de français. En effet, j’ai traduit du L- presque sans faute. Il est vrai que je travaille à l’anglais la moitié du jour.

Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui ! Enfin, partout où je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d’existence sont encore un tourment. Je travaille maintenant à une biographie ; mais j’ai besoin d’argent, je suis même dans un grand embarras.

Y. G.

[1 : Le mot est souligné dans la lettre que nous avons sous les yeux.

Quand on songe que l’homme qui a écrit ceci est mort là-dessus, des réflexions de toutes sortes débordent autour de chacune des lignes de cette longue lettre.

Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre ! Certes, ce n’est pas nous qui répéterons les banalités convenues ; ce n’est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l’artiste soient constamment éprouvées par l’artiste ; ce n’est pas nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une élé- gie et rie à son billard ; ce n’est pas nous qui poserons des limites à la création litté- raire et qui blâmerons le poëte de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l’analyser dans ses convulsions comme le médecin s’inocule telle ou telle fièvre pour l’épier dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu’il y a de réel, de vrai, de beau et de profond dans certaines études psy- chologiques faites sur des souffrances d’exception et sur des états singuliers du coeur par d’éminents poëtes contemporains qui n’en sont pas morts. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’observer que ce qu’il y a de particulièrement poi- gnant dans la lettre que nous venons de citer, c’est que celui qui l’a écrite en est mort. Ce n’est pas un homme qui dit : Je souffre, c’est un homme qui souffre ; ce n’est pas un homme qui dit : Je meurs ; c’est un homme qui meurt. Ce n’est pas l’anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair morte ; c’est l’anatomie étudiée nerf à nerf, fibre à fibre, veine à veine, sur la chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n’est pas chose littéraire, chose philosophique, chose poétique, oeuvre de profond ar- tiste, fantaisie du génie, vision d’Hoffmann, cauchemar de Jean-Paul ; non, c’est une chose réelle, c’est un homme dans un bouge qui écrit. Le voilà avec sa table chargée de livres anglais, avec sa plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les lignes, souffrant et disant qu’il souffre, pleurant et disant qu’il pleure, cherchant la date au calendrier, l’heure à l’horloge, quittant sa lettre, la re- prenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la continuer ; puis il va dîner à vingt sous, il rentre, il a froid, il se remet à écrire, parfois même sans trop savoir ce qu’il écrit ; car son cerveau est tellement secoué par la douleur, qu’il laisse ses idées tomber pêle-mêle sur le papier et s’éparpiller et courir en désordre, comme un arbre ses feuilles dans un grand vent.

Et s’il était permis de remarquer dans quel style un homme agonise, il y au- rait plus d’une observation à faire sur le style de cette lettre. En général, les lettres qu’on publie tous les jours, lettres de grands hommes et de gens célèbres, manquent de naïveté, d’insouciance et de simplicité. On sent toujours, en les lisant, qu’elles ont été écrites pour être imprimées un jour. M. Paul-Louis Courier faisait jusqu’à dix-sept brouillons d’un billet de quinze lignes. Chose étrange, certes, et que nous n’avons jamais pu comprendre ! Mais la lettre d’Ymbert Galloix, c’est bien, selon nous, une vraie lettre, bien écrite comme doit être écrite une lettre, bien flottante, bien décousue, bien lâchée, bien ignorante de la publicité qu’elle peut avoir un jour, bien certaine d’être perdue. C’est l’idée qui se fait jour comme elle peut, qui vient à vous toute naïve dans l’état où elle se trouve, et qui pose le pied au hasard dans la phrase sans craindre d’en déranger le pli. Quelquefois, ce que celui qui l’a écrite voulait dire s’en va dans un et caetera, et vous laisse rêver. C’est un homme qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout. Remarquez ceci, à un autre homme, pas à vingt, pas à dix, pas à deux, car, au lieu d’un ami, s’il avait deux audi- teurs seulement, ce poëte, ce qu’il fait là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l’abandon, le laisser-aller, la réalité, la vérité ; la prétention viendrait. Il se draperait avec son haillon. Pour écrire une lettre pareille, aussi négligée, aussi poignante, aussi belle, sans être malheureux comme l’était Ymbert Galloix, par le seul effort de la création littéraire, il faudrait du génie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron.

Toutes les qualités pénétrantes, métaphysiques, intimes, ce style les a ; il a aussi, ce qui est remarquable, toutes les qualités mordantes, incisives, pittoresques. La lettre contient quelques portraits. Plusieurs ont été crayonnés trop à la hâte, et l’on sent que les modèles ont à peine posé un instant devant le peintre ; mais comme ceux qui sont vrais sont vrais ! comme tous sont en général bien touchés et déta- chés sur le fond d’une manière qui n’est pas commune ! métamorphose frappante, et qui prouve, pour la millième fois, qu’il n’y a que deux choses qui fassent un homme poëte, le génie ou la passion ! Cet homme qui n’avait pour les biographies qu’une prose assez incolore et pour ses élégies qu’une poésie assez languissante, le voilà tout à coup admirable écrivain dans une lettre. Du moment où il ne songe plus à être prosateur ni poëte, il est grand poëte et grand prosateur.

Nous le redisons, cette lettre restera. C’est l’amalgame d’idées le plus extraor- dinaire peut-être qu’ait encore produit dans un cerveau humain la double ac- tion combinée de la douleur physique et de la douleur morale. Pour ceux qui ont connu Galloix, c’est une autopsie effrayante, l’autopsie d’une âme. Voilà donc ce qu’il y avait au fond de cette âme. Il y avait cette lettre. Lettre fatale, convulsive, in- terminable, où la douleur a suinté goutte à goutte durant des semaines, durant des mois, où un homme qui saigne se regarde saigner, où un homme qui crie s’écoute crier, où il y a une larme dans chaque mot.

Quand on raconte une histoire comme celle d’Ymbert Galloix, ce n’est pas la biographie des faits qu’il faut écrire, c’est la biographie des idées. Cet homme, en effet, n’a pas agi, n’a pas aimé, n’a pas vécu ; il a pensé ; il n’a fait que penser, et, à force de penser, il a rêvé ; et, à force de rêver, il s’est évanoui de douleur. Ym- bert Galloix est un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce lugubre et singulier problème :-Combien la pensée qui ne peut se faire jour et qui reste em- prisonnée sous le crâne met-elle de temps à ronger un cerveau ?-Nous le répétons, dans une vie pareille il n’y a pas d’événements, il n’y a que des idées. Analysez les idées, vous avez raconté l’homme. Un grand fait pourtant domine cette morne histoire ; c’est un penseur qui meurt de misère ! Voilà ce que Paris, la cité intelli- gente, a fait d’une intelligence. Ceci est à méditer. En général, la société a parfois d’étranges façons de traiter les poëtes. Le rôle qu’elle joue dans leur vie est tantôt passif, tantôt actif, mais toujours triste. En temps de paix, elle les laisse mourir comme Malfilàtre ; en temps de révolution, elle les fait mourir comme André Ché- nier.

Ymbert Galloix, pour nous, n’est pas seulement Ymbert Galloix, il est un sym- bole. Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse jeunesse d’à présent. Au dedans d’elle, un génie mal compris qui la dévore ; au dehors, une so- ciété mal posée qui l’étouffe. Pas d’issue pour le génie pris dans le cerveau ; pas d’issue pour l’homme pris sous la société.

En général, gens qui pensent et gens qui gouvernent ne s’occupent pas assez de nos jours du sort de cette jeunesse pleine d’instincts de toutes sortes qui se précipite avec une ardeur si intelligente et une patience si résignée dans toutes les directions de l’art. Cette foule de jeunes esprits qui fermentent dans l’ombre a besoin de portes ouvertes, d’air, de jour, de travail, d’espace, d’horizon. Que de grandes choses on ferait, si l’on voulait, avec cette légion d’intelligences ! que de canaux à creuser, que de chemins à frayer dans la science ! que de provinces à conquérir, que de mondes à découvrir dans l’art ! Mais non, toutes les carrières sont fermées ou obstruées. On laisse toutes ces activités si diverses, et qui pour- raient être si utiles, s’entasser, s’engorger, s’étouffer dans des culs-de-sac. Ce pour- rait être une armée, ce n’est qu’une cohue. La société est mal faite pour les nou- veaux venus. Tout esprit a pourtant droit à un avenir. N’est-il pas triste de voir toutes ces jeunes intelligences en peine, l’oeil fixé sur la rive lumineuse où il y a tant de choses resplendissantes, gloire, puissance, renommée, fortune, se presser, sur la rive obscure, comme les ombres de Virgile

: : : : : :Palus inamabilis unda : : :Alligat, et novies Styx interfusa coercet.

Le Styx, pour le pauvre jeune artiste inconnu, c’est le libraire qui dit, en lui ren- dant son manuscrit : Faites-vous une réputation. C’est le théâtre qui dit : Faites- vous une réputation. C’est le musée qui dit : Faites-vous une réputation. Eh mais ! laissez-les commencer ! aidez-les ! Ceux qui sont célèbres n’ont-ils pas d’abord été obscurs ? Et comment se faire une réputation, quel que soit leur génie, sans musée pour leur tableau, sans théâtre pour leur pièce, sans libraire pour leur livre ? Pour que l’oiseau vole, des ailes ne lui suffisent pas, il lui faut de l’air.

Pour nous, nous pensons que, dans l’art surtout, où un but désintéressé doit passionner tous les génies, il est du devoir de ceux qui sont arrivés d’aplanir la route à ceux qui arrivent. Vous êtes sur le plateau, tant mieux, tendez la main à ceux qui gravissent. Disons-le à l’honneur des lettres, en général cela a toujours été ainsi. Nous ne pouvons pas croire à l’existence réelle de ces espèces d’arai- gnées littéraires qui tendent leur toile, dit-on, à la porte des théâtres, par exemple, et qui se jettent sans pitié sur tout pauvre jeune homme obscur qui passe là avec un manuscrit. Qu’on arrache ainsi les ailes à la mouche, la renommée, l’oeuvre, et jusqu’à l’argent au malheureux poëte inconnu et impuissant, pour l’honneur de quiconque écrit, nous voulons l’ignorer, si cela est, et nous ne croyons pas que cela soit. Quant à celui qui écrit ces lignes, tout poëte qui commence lui est sacré. Si peu de place qu’il tienne personnellement en littérature, il se rangera toujours pour laisser passer le début d’un jeune homme. Qui sait si ce pauvre étudiant que vous coudoyez ne sera pas Schiller un jour ? Pour nous, tout écolier qui fait des ronds et des barres sur le mur, c’est peut-être Pascal ; tout enfant qui ébauche un profil sur le sable, c’est peut-être Giotto.

Et puis, dans notre opinion, les générations présentes sont appelées à de hautes destinées. Ce siècle a fait de grandes choses par l’épée, il fera de grandes choses par la plume. Il lui reste à nous donner un grand homme littéraire de la taille de son grand homme politique. Préparons donc les voies. Ouvrons les rangs.

Toute grande ère a deux faces ; tout siècle est un binôme, a + b, l’homme d’ac- tion plus l’homme de pensée, qui se multiplient l’un par l’autre et expriment la valeur de leur temps. L’homme d’action, plus l’homme de pensée ; l’homme de la civilisation, plus l’homme de l’art ; Luther, plus Shakespeare ; Richelieu, plus Cor- neille ; Cromwell, plus Milton ; Napoléon, plus l’inconnu. Laissez donc se dégager l’Inconnu ! Jusqu’ici vous n’avez qu’un profil de ce siècle, Napoléon ; laissez se des- siner l’autre. Après l’empereur, le poëte. La physionomie de cette époque ne sera fixée que lorsque la révolution française, qui s’est faite homme dans la société sous la forme de Bonaparte, se sera faite homme dans l’art. Et cela sera. Notre siècle tout entier s’encadrera et se mettra de lui-même en perspective entre ces deux grandes vies parallèles, l’une du soldat, l’autre de l’écrivain, l’une toute d’action, l’autre toute de pensée, qui s’expliqueront et se commenteront sans cesse l’une par l’autre. Marengo, les Pyramides, Austerlitz, la Moskowa, Montereau, Waterloo, quelles épopées ! Napoléon a ses poëmes ; le poëte aura ses batailles. Laissons- le donc venir, le poëte ! et répétons ce cri sans nous lasser ! Laissons-le sortir des rangs de cette jeunesse, où son front plonge encore dans l’ombre, ce prédestiné qui doit, en se combinant un jour avec Napoléon selon la mystérieuse algèbre de la providence, donner complète à l’avenir la formule générale du dix-neuvième siècle

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