Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

NOVEMBRE
Il y a de grandes choses qui ne sont pas l’oeuvre d’un homme, mais d’un peuple.
Les pyramides d’Égypte sont anonymes ; les journées de juillet aussi.

Au printemps, il y aura une fonte de russes.

: : : :TRÈS BONNE LOI ÉLECTORALE

: : : :(Quand le peuple saura lire.)

: :ARTICLE Ier.-Tout français est électeur.

: :ARTICLE II.-Tout français est éligible.

DÉCEMBRE
9 décembre 1830.-Benjamin Constant, qui est mort hier, était un de ces hommes rares qui fourbissent, polissent et aiguisent les idées générales de leur temps, ces armes des peuples qui brisent toutes celles des armées. Il n’y a que les révolutions qui puissent jeter de ces hommes-là dans la société. Pour faire la pierre ponce, il faut le volcan.

On vient d’annoncer dans la même journée la mort de Goethe, la mort de Ben- jamin Constant, la mort de Pie VIII[1]. Trois papes de morts.

[1 : Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le même jour. Elle ne se réa- lisa pour Goethe que quinze mois plus tard.

NAPOLÉON.

Voyez-vous cette étoile ? CAULAINCOURT
Non.

NAPOLÉON.

Eh bien, moi, je la vois.

Si le clergé n’y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientôt plus en France à d’autre trinité qu’à celle du drapeau tricolore.

Citadelle inexpugnable que la France aujourd’hui ! Pour remparts, au midi, les Pyrénées ; au levant, les Alpes ; au nord, la Belgique avec sa haie de forteresses ; au couchant, l’Océan pour fossé. En deçà des Pyrénées, en deçà des Alpes, en deçà du Rhin et des forteresses belges, trois peuples en révolution, Espagne, Italie, Bel- gique, nous montent la garde ; en deçà de la mer, la république américaine. Et, dans cette France imprenable, pour garnison, trois millions de bayonnettes ; pour veiller aux créneaux des Alpes, des Pyrénées et de la Belgique, quatre cent mille soldats ; pour défendre le terrain, un garde national par pied carré. Enfin, nous tenons le bout de mèche de toutes les révolutions dont l’Europe est minée. Nous n’avons qu’à dire : Feu !

J’ai assisté à une séance du procès des ministres, à l’avant-dernière, à la plus lugubre, à celle où l’on entendait le mieux rugir le peuple dehors. J’écrirai cette journée-là.

Une pensée m’occupait pendant la séance, c’est que le pouvoir occulte qui a poussé Charles X à sa ruine, le mauvais génie de la restauration, ce gouvernement qui traitait la France en accusée, en criminelle, et lui faisait sans relâche son pro- cès, avait fini, tant il y a une raison intérieure dans les choses, par ne plus pouvoir avoir pour ministres que des procureurs généraux.

Et en effet, quels étaient les trois hommes assis près de M. de Polignac comme ses agents les plus immédiats ? M. de Peyronnet, procureur général ; M. de Chan- telauze, procureur général ; M. de Guernon-Ranville, procureur général. Qu’est-ce que M. Mangin, qui eût probablement figuré à côté d’eux, si la révolution de juillet avait pu se saisir de lui ? Un procureur général. Plus de ministre de l’intérieur, plus de ministre de l’instruction publique, plus de préfet de police ; des procureurs gé- néraux partout. La France n’était plus ni administrée, ni gouvernée au conseil du roi, mais accusée, mais jugée, mais condamnée.

Ce qui est dans les choses sort toujours au dehors par quelque côté. La licence se crève ses cent yeux avec ses cent bras.
Quelques rochers n’arrêtent pas un fleuve ; à travers les résistances humaines, les événements s’écoulent sans se détourner.

Chacun se dépopularise à son tour. Le peuple finira peut-être par se dépopula- riser.

Il y a des hommes malheureux ; Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte ; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention.

Le mouvement se propage du centre à la circonférence ; le travail se fait en des- sous ; mais il se fait. Les pères ont vu la révolution de France, les fils verront la révolution d’Europe.

Les droits politiques, les fonctions de juré, d’électeur et de garde national, entrent évidemment dans la constitution normale de tout membre de la cité. Tout homme du peuple est, à priori, homme de la cité.

Cependant les droits politiques doivent, évidemment aussi, sommeiller dans l’individu jusqu’à ce que l’individu sache clairement ce que c’est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce qu’on en fait. Pour exercer il faut comprendre. En bonne logique, l’intelligence de la chose doit toujours précéder l’action sur la chose.

Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, éclairer le peuple pour pou- voir le constituer un jour. Et c’est un devoir sacré pour les gouvernants de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l’émancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins qui mènent à l’intelligence, à la science, à l’aptitude. La Chambre, j’ai presque dit le trône, doit être le dernier échelon d’une échelle dont le premier échelon est une école.

Et puis, instruire le peuple, c’est l’améliorer ; éclairer le peuple, c’est le mora- liser ; lettrer le peuple, c’est le civiliser. Toute brutalité se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes. Humaniores litterae. Il faut faire faire au peuple ses humanités.

Ne demandez pas de droits pour le peuple, tant que le peuple demandera des têtes.

JANVIER
La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c’est cet échantillon de style de tribune. La phrase a été textuellement prononcée à la Chambre des députés par un des principaux orateurs :

« … C’est proscrire les véritables bases du lien social. »

FÉVRIER
Le roi Ferdinand de Naples, père de celui qui vient de mourir, disait qu’il ne fallait que trois F. pour gouverner un peuple : Festa, Força, Farina.

On veut démolir Saint-Germain l’Auxerrois pour un alignement de place ou de rue ; quelque jour on détruira Notre-Dame pour agrandir le parvis ; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des Sablons.

Alignement, nivellement, grands mots, grands principes, pour lesquels on dé- molit tous les édifices, au propre et au figuré, ceux de l’ordre intellectuel comme ceux de l’ordre matériel, dans la société comme dans la cité.

Il faut des monuments aux cités de l’homme ; autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière ?

MARS
Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure de M. de C- ; c’était son silence. Il a eu tort de le rompre. Les Achilles dans leur tente sont plus formidables que sur le champ de bataille.

13 mars.-Combinaison Casimir Périer. Un homme qui engourdira la plaie, mais ne la fermera pas ; un palliatif, non la guérison ; un ministère au laudanum.

« Quelle administration ! quelle époque ! où il faut tout craindre et tout braver ; où le tumulte renaît du tumulte ; où l’on produit une émeute par les moyens qu’on prend pour la prévenir ; où il faut sans cesse de la mesure, et où la mesure paraît équivoque, timide, pusillanime ; où il faut déployer beaucoup de force, et où la force paraît tyrannie ; où l’on est assiégé de mille conseils, et où il faut prendre conseil de soi-même ; où l’on est obligé de redouter jusqu’à des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la défiance, l’inquiétude, l’exagération, rendent presque aussi redoutables que des conspirateurs ; où l’on est réduit même, dans des occasions difficiles, à céder par sagesse, à conduire le désordre pour le retenir, à se charger d’un emploi glorieux, il est vrai, mais environné d’alarmes cruelles ; où il faut encore, au milieu de si grandes difficultés, déployer un front serein, être toujours calme, mettre de l’ordre jusque dans les plus petits objets, n’offenser per- sonne, guérir toutes les jalousies, servir sans cesse, et chercher à plaire comme si l’on ne servait point ! »

Voilà, certes, des paroles qui caractérisent admirablement le moment présent, et qui se superposent étroitement dans leurs moindres détails aux moindres détails de notre situation politique. Elles ont quarante ans de date. Elles ont été pro- noncées par Mirabeau, le 19 octobre 1789. Ainsi les révolutions ont de certaines phases qui reviennent invariablement. La révolution de 1789 en était alors où en est la révolution de 1830 aujourd’hui, à la période des insurrections.

Une révolution, quand elle passe de l’état de théorie à l’état d’action, débouche d’ordinaire par l’émeute. L’émeute est la première des diverses formes violentes qu’il est dans la loi d’une révolution de prendre. L’émeute, c’est l’engorgement des intérêts nouveaux, des idées nouvelles, des besoins nouveaux, à toutes les portes trop étroites du vieil édifice politique. Tous veulent entrer à la fois dans toutes les jouissances sociales. Aussi est-il rare qu’une révolution ne commence pas par enfoncer les portes. Il est de l’essence de l’émeute révolutionnaire, qu’il ne faut pas confondre avec les autres sortes d’émeute, d’avoir presque toujours tort dans la forme et raison dans le fond.

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