Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

LES VOUS ET LES TU

D’APRÈS LA RÉVOLUTION ARISTIDE A BRUTUS
Quien haga aplicaciones Con su pan se lo coma. YRIARTE.
Brutus, te souvient-il, dis-moi, Du temps où, las de ta livrée, Tu vins en veste dé- chirée Te joindre à ce bon peuple-roi Fier de sa majesté sacrée Et formé de gueux comme toi ? Dans ce beau temps de république, Boire et jurer fut ton emploi. Ton bonnet, ton jargon cynique, Ton air sombre, inspiraient l’effroi ; Et, plein d’un feu patriotique, Pour gagner le laurier civique, Tous nos hameaux t’ont vu, je croi, Fra- terniser à coups de pique Et piller au nom de la loi.

Las ! l’autre jour, monsieur le prince, Pour vous parler des intérêts D’un vieil ami de ma province, J’entrai dans votre beau palais. D’abord, je fis, de mon air mince, Rire un régiment de valets ; Puis, relégué dans l’antichambre, Tout mouillé des pleurs de décembre, J’attendis, près du feu cloué, Et, comme un sage du Pirée, Opposant, de tous bafoué, Au sot orgueil de la livrée La fierté du manteau troué. On m’appelle enfin. Je m’élance, Et l’huissier de votre grandeur Me fait traverser en silence Quatre salons « dont l’élégance « Égalait seule la splendeur ». Bientôt, monseigneur, plein de joie, Je vois, sur des carreaux de soie, Votre altesse en son cabinet, Portant sur son sein, avec gloire, Un beau cordon, brillant de moire, De la couleur de ton bonnet.

Quoi ! c’était donc un prince en herbe Que mon cher Brutus d’autrefois ! On vous admire, je le vois ; Votre savoir passe en proverbe ; Vos festins sont dignes des rois ; Vos cadeaux sont d’un goût superbe ; Homme d’état, votre talent Éclate en vos moindres saillies, Et si vous dites des folies, Vous les dites d’un ton galant. Quant à moi, je ris en silence ; Car, puisqu’aujourd’hui l’opulence Donne tout, grâce, esprit, vertus, Les bons mots de votre excellence Étaient les jurons de Bru- tus.

Adieu, monseigneur, sans rancune ! Briguez les sourires des rois Et les faveurs de la fortune. Pour moi, je n’en attends aucune. Ma bourse, vide tous les mois, Me force à changer de retraites ; Vous, dans un poste hasardeux, Tâchez de res- ter où vous êtes, Et puissions-nous vivre tous deux, Vous sans remords, et moi sans dettes. Excusez si, parfois encor, J’ose rire de la bassesse De ces courtisans brillants d’or Dont la foule à grands flots vous presse, Lorsque, entrant d’un air de noblesse Dans les salons éblouissants Du pouvoir et de la richesse, L’illustre pied de votre altesse Vient salir ces parquets glissants Que tu frottais dans ta jeunesse.

Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en tête d’écrire, parce qu’en fermant un beau livre ils s’étaient dit : J’en pourrais faire autant ! Et cette réflexion-là ne prouvait rien, sinon que l’ouvrage était inimitable. En litté- rature comme en morale, plus une chose est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans le coeur de l’homme qui lui fait prendre quelquefois le désir pour le pouvoir. C’est ainsi qu’il croit aisé de mourir comme d’Assas ou d’écrire comme Voltaire.

Si Walter Scott est écossais, ses romans suffiraient pour nous l’apprendre. Son amour exclusif pour les sujets écossais prouve son amour pour l’Écosse ; pas- sionné pour les vieilles coutumes de sa patrie, il se dédommage, en les peignant fidèlement, de ne pouvoir plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le caractère national éclate jusque dans sa complaisance à en détailler les dé- fauts. Une irlandaise, lady Morgan, s’est offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott, en s’obstinant, comme lui, à ne traiter que des sujets na- tionaux[1], mais il y a dans ses écrits beaucoup plus d’amour pour la célébrité que d’attachement pour son pays, et beaucoup moins d’orgueil national que de va- nité personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les irlandais ; mais il est une irlandaise qu’elle peint surtout et partout avec enthousiasme, et cette irlan- daise, c’est elle. Miss O’Hallogan dans O’Donnell, et lady Clancare dans Florence Maccarthy, ne sont autre chose que lady Morgan, flattée par elle-même.

Il faut le dire, auprès des tableaux pleins de vie et de chaleur de Scott, les cro- quis de lady Morgan ne sont que de pâles et froides esquisses. Les romans his- toriques de cette dame se laissent lire ; les histoires romanesques de l’écossais se font admirer. La raison en est simple ; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu’elle voit, assez de mémoire pour retenir ce qu’elle observe, et assez de fi- nesse pour rapporter à propos ce qu’elle a retenu ; sa science ne va pas plus loin. Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quelquefois, ne sont pas soutenus ; à côté d’un trait dont la vérité vous frappe, parce qu’elle l’a copié sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de fausseté, parce qu’elle l’invente. Walter Scott, au contraire, conçoit un caractère, après n’en avoir souvent observé qu’un trait ; il le voit dans un mot, et le peint de même. Son excellent jugement fait qu’il ne s’égare point, et ce qu’il crée est presque toujours aussi vrai que ce qu’il observe. Quand le talent est poussé à ce point, il est plus que du talent ; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots : lady Morgan est une femme d’esprit ; Walter Scott est un homme de génie.

[1 : Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.

LA SAINT-CHARLES DE 1820

-Je disais l’an passé : Voici le jour de fête, Charles m’attend ; je veux, ceignant de fleurs ma tête, M’offrir avec ma fille à son premier coup d’oeil ; Quand ce jour

reviendra, ramené par l’année, Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée, Mon bonheur sera de l’orgueil.

L’année a fui ; voici le jour de fête ! Est-ce une fête, hélas ! que l’on apprête ? Qu’est devenu ce jour jadis si doux ? De pleurs amers j’ai salué l’aurore ; Pourtant un Charle à mes voeux reste encore, J’embrasse un fils, mais je n’ai plus d’époux.

Veuve, deux orphelins m’attachent à la terre. Mon bien-aimé près d’eux ne vien- dra pas s’asseoir ; Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père, Et j’irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire, Déposer le baiser du soir.

O vain regret ! félicité passée ! Voici le jour où, sur son sein pressée, A mon époux je redisais ma foi, Et je gémis sur une urne glacée, Près de ce coeur qui ne bat plus pour moi !

Ainsi la veuve désolée, Digne du martyr au cercueil, D’un doux souvenir acca- blée, Pleurait auprès du mausolée Son court bonheur et son long deuil.

Nous voyions cependant, échappés aux naufrages, Briller l’arc du salut au mi- lieu des orages ; Le ciel ne s’armait plus de présages d’effroi ; De l’héroïque mère exauçant l’espérance, Le Dieu qui fut enfant avait à notre France Donné l’enfant qui sera roi.

Défiez-vous de ces gens armés d’un lorgnon qui s’en vont partout criant : J’ob- serve mon siècle ! Tantôt leurs lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur semblent des tigres ; tantôt elles les rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais par- ler que d’après son expérience immédiate, s’il veut jouir du bonheur ineffable, vanté par Addison, de trouver un jour dans la bibliothèque d’un inconnu son livre relié en maroquin, doré sur tranche, et plié en plusieurs endroits.

Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons déjà parlé ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu’il étudie ; il faut qu’il entre chez eux, di- sait encore le même Addison, aussi librement qu’un chien, un chat, ou tout autre animal domestique.

Là-dessus nous pensons comme le Spectateur. L’observateur qui se vante de son rôle ressemble à Argus changé en paon, orgueilleux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir.

Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littérature, qu’elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu’elle est faite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, qu’elle a passé non-seulement par toutes les formes matérielles du rhythme, mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques, tragiques et lyriques, il s’échappe, comme une écume, de l’ensemble des ouvrages qui composent sa richesse littéraire, une certaine quan- tité, ou, pour ainsi dire, une certaine masse flottante de phrases convenues, d’hé- mistiches plus ou moins insignifiants,

: : : :Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.

C’est alors que l’homme le moins inventif pourra, avec un peu de mémoire, s’amasser, en puisant dans ce réservoir public, une tragédie, un poëme, une ode, qui seront en vers de douze, ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de bonnes rimes et d’excellentes césures, et ne manqueront même pas, si l’on veut, d’une élégance, d’une harmonie, d’une facilité quelconque. Là-dessus notre homme pu- bliera son oeuvre en un bon gros volume vide, et se croira poëte lyrique, épique ou tragique, à la façon de ce fou qui se croyait propriétaire de son hôpital. Cependant l’envie, protectrice de la médiocrité, sourira à son ouvrage ; d’altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et créer quelque chose de rien, s’amuseront à lui bâtir une réputation ; des connaisseurs, qui ne s’obstineront pas ridiculement à vouloir que des mots expriment des idées, vanteront, d’après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte ; les salons, échos des journaux, s’extasieront, et la publication dudit ouvrage n’aura d’autre inconvénient que d’user les bords du chapeau de Piron.

Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se lassent bien vite d’admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel sentiment d’envie qui veille incessamment sur leur coeur pour y comprimer l’expression de la louange méritée, ou y enchaîner l’élan du juste enthousiasme. L’homme le plus vulgaire n’accordera à l’ouvrage le plus supérieur qu’un éloge assez restreint, pour qu’on ne puisse le croire incapable d’en faire autant. Il pensera presque que louer un autre, c’est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira au génie de tel poëte qu’autant qu’il ne paraîtra pas abdiquer le sien ; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui lisent, de ceux qui, la plupart, n’écriront jamais.

D’ailleurs, il est de mauvais ton d’applaudir, l’admiration donne à la physionomie une expression ridicule, et un transport d’enthousiasme peut déranger le pli d’une cravate.

Voilà, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siècle parmi les siècles, traînent des vies d’amertume et de dégoût, pour que le génie s’éteigne découragé sur un chef-d’oeuvre, pour qu’un Camoëns mendie, pour qu’un Milton languisse dans la misère, pour que d’autres que nous igno- rons, plus infortunés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir pu ré- véler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s’allument et s’éteignent dans un tombeau !

Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées sont refusées au génie, il voit s’élever sur lui une foule de réputations inexplicables et de re- nommées usurpées ; il voit le petit nombre d’écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le moment l’opinion, exalter les médiocrités qu’ils ne craignent pas, en déprimant sa supériorité qu’ils redoutent. Qu’importe toute cette sollici- tude du néant pour le néant ! On réussira, à la vérité, à user l’âme, à empoisonner l’existence du grand homme ; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l’opinion publique sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu’on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu’on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d’elles- mêmes, l’ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent.

Des réflexions amères viennent à l’esprit quand on songe à l’extinction, aujour- d’hui inévitable, de cette illustre race de Condé, qui, sans jamais s’asseoir sur le trône, avait toujours été remarquable entre toutes les races royales de l’Europe, et avait fondé dans la maison de France une sorte de dynastie militaire, accoutu- mée à régner au milieu des camps et des champs de bataille. Si, dans quelques années, de nouvelles convulsions politiques amenaient (ce qu’à Dieu ne plaise !) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui servons aujourd’hui la cause monar- chique, nous serions bien alors des exilés, des bannis, des proscrits ; mais nous ne serions plus, comme les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condéens. Car, du moins, pour ces fidèles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de leur chef sexagénaire, ce grand nom de Condé, était devenu comme une patrie.

La peinture des passions, variables comme le coeur humain, est une source in- épuisable d’expressions et d’idées neuves ; il n’en est pas de même de la volupté. Là, tout est matériel, et, quand vous avez épuisé l’albâtre, la rose et la neige, tout est dit.

Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers changements que le temps et les temps amènent dans l’esprit d’une nation considérée comme grand indi- vidu peuvent remarquer en ce moment un singulier phénomène littéraire, né d’un autre phénomène politique, la révolution française. Il y a aujourd’hui en France combat entre une opinion littéraire encore trop puissante et le génie de ce siècle. Cette opinion, aride héritage légué à notre époque par le siècle de Voltaire, ne veut marcher qu’escortée de toutes les gloires du siècle de Louis XIV. C’est elle qui ne voit de poésie que sous la forme étroite du vers ; qui, semblable aux juges de Ga- lilée, ne veut pas que la terre tourne et que le talent crée ; qui ordonne aux aigles de ne voler qu’avec des ailes de cire ; qui mêle, dans son aveugle admiration, à des renommées immortelles, qu’elle eût persécutées si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles réputations usurpées que les siècles se passent avec in- différence et dont elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines ; en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renaissant.

Cette opinion décourageante et injurieuse condamne toute originalité comme une hérésie. Elle crie que le règne des lettres est passé, que les muses se sont exilées et ne reviendront plus ; et chaque jour de jeunes lyres lui donnent d’har- monieux démentis, et la poésie française se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes à l’aurore d’une grande ère littéraire, et cette flétrissante opi- nion voudrait que notre époque, si éclatante de son propre éclat, ne fût que le pâle reflet des deux époques précédentes ! La littérature funeste du siècle passé a, pour ainsi parler, exhalé cette opinion antipoétique dans notre siècle comme un miasme chargé de principes de mort, et, pour dire la vérité entière, nous convien- drons qu’elle dirige l’immense majorité des esprits qui composent parmi nous le public littéraire. Les chefs qui l’ont donnée ont disparu ; mais elle gouverne tou- jours la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mâts. Cepen- dant il s’élève de jeunes têtes, pleines de sève et de vigueur, qui ont médité la Bible, Homère et Dante, qui se sont abreuvées aux sources primitives de l’inspiration, et qui portent en elles la gloire de notre siècle. Ces jeunes hommes seront les chefs d’une école nouvelle et pure, rivale et non ennemie des écoles anciennes, d’une opinion poétique qui sera un jour aussi celle de la masse. En attendant, ils auront bien des combats à livrer, bien des luttes à soutenir ; mais ils supporteront avec le courage du génie les adversités de la gloire. La routine reculera bien lentement devant eux, mais il viendra un jour où elle tombera pour leur faire place, comme la scorie desséchée d’une vieille plaie qui se cicatrise.

Tous ces hommes graves qui sont si clairvoyants en grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles en poésie, nous rappellent ces médecins qui connaissent la moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient l’âme et ignorent la vertu.

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