Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

DU GÉNIE
Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé persuade ; pour arracher des pleurs, il faut pleurer ; l’enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.

Prenez une femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire : A la mort, et allons dîner. Écoutez la mère ; d’où vient qu’elle a trouvé des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée des mains ? On a parlé comme d’une chose étonnante de l’éloquence de Cicéron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le père de Ligarius, qu’en eût-on dit ? Il n’y avait rien là que de simple.

Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes en- tendent, et qui a été donné à tous les hommes, c’est celui des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae rerum ; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où Israël se lève tout entier comme un seul homme.

Qu’est-ce que l’éloquence ? dit Démosthène. L’action, l’action, et puis encore l’action.-Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il ? Ceci vient de plus haut ; qu’il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému ; pleurez, vous tirerez des pleurs ; c’est un cercle où tout vous ramène et d’où vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire croire ? Quel fut le plus beau moment de l’orateur romain ? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.-Romains, s’écria-t-il, je jure que j’ai sauvé la république ! Et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu’il a dit la vérité.

Et tout ce que nous venons de dire de l’éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée. Et en effet, qu’est-ce que nos idées ? Des sensations, et des sensations comparées. Qu’est-ce que les arts, sinon les diverses manières d’exprimer nos idées ?

Rousseau, s’examinant soi-même et se confrontant avec ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans leur conscience, traça un plan d’éducation par lequel il garantissait son élève de tous ses vices, mais en même temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s’aperçut pas qu’en donnant à son Émile ce qui lui manquait, il lui ôtait ce qu’il possédait lui-même. Cet homme élevé au milieu du rire et de la joie serait comme un athlète élevé loin des combats. Pour être un Her- cule, il faut avoir étouffé les serpents dès le berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d’avoir évité la vie ? Qu’est-ce qu’exis- ter ? dit Locke. C’est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu ; et souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu’on ne s’y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes ; Sparte, ville de l’ordre, n’en eut qu’un, Lycurgue ; et Lycurgue était né avant ses lois.

Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu des grandes fermentations populaires ; Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce ; Virgile, sous le triumvirat ; Ossian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux ; Dante, l’Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l’Italie ; Corneille et Racine, au siècle de la Fronde ; et enfin Milton, entonnant la première révolte au pied de l’échafaud sanglant de White-Hall.

Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main ; d’Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l’âme traînent une vie orageuse, dévorés par une irritabilité de ca- ractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés par l’activité de leur propre génie, comme Pascal ; de douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortuné !

Admettant donc ce principe reconnu de toute l’antiquité, que les grandes pas- sions font les grands hommes, nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu’il y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe divers degrés de gé- nie.

Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d’exciter la violence de nos passions, c’est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-mêmes que des volontés plus ou moins prononcées, jusqu’à cette volonté ferme et constante par laquelle on désire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme César, levier terrible par lequel l’homme se brise lui-même, nous tomberons d’accord que, s’il existe une chose capable d’exciter une volonté pareille dans une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes.

Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considérons s’il est une chose à laquelle cette dénomination sublime ait été justement attribuée par le consente- ment unanime de tous les temps et de tous les peuples.

Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de paroles à cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-même avaient reculé. Que le génie, c’est la vertu !

Poëtes, ayez toujours l’austérité d’un but moral devant les yeux. N’oubliez ja- mais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitié des têtes blondes.

On doit encore plus de respect à la jeunesse qu’à la vieillesse.

L’homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires ; aux grands athlètes, il leur fallait les cestes d’Her- cule.

PLAN DE TRAGÉDIE FAIT AU COLLÈGE
Deux des successeurs d’Alexandre, Cassandre et Alexandre, fils de Polyperchon,
se disputent l’empire de la Grèce. Le premier est retranché dans la citadelle d’Athènes, le second campe sous les murailles. Athènes, entre ces deux puissants ennemis, menacée à tout moment de sa ruine, est encore tourmentée par des dissensions intérieures. Le peuple penche pour le parti d’Alexandre, qui promet de rétablir le gouvernement populaire ; le sénat tient pour Cassandre, qui a rétabli le gouver- nement aristocratique. De là la haine violente du peuple contre Phocion, chef du sénat, et le plus grand ennemi des caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, où il s’agit de lui autant que de l’état, insensible à tout autre intérêt qu’à celui de ses concitoyens, ne songe qu’au salut de la république ; il y travaille avec toute l’imprudence d’une belle âme. Les moyens qu’il emploie pour sauver la pa- trie sont ceux qu’on emploie pour le perdre lui-même. Il parvient à déterminer les deux chefs rivaux à s’éloigner de l’Attique et à respecter Athènes ; et dans le même moment il est accusé de trahison, traduit devant le peuple, et condamné. Voilà, en peu de mots, toute l’action de la tragédie ; elle est simple, et peut être noble pourtant. C’est le tableau des agitations populaires et de la vertu malheureuse, c’est-à-dire le plus grand exemple qu’on puisse mettre sous les yeux des hommes, et le spectacle digne des dieux.

D’un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et son armée ; de l’autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité du sénat, enfin l’ascendant éternel de la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu’il se trouve en présence de la multitude. Ainsi la balance théâtrale est établie ; l’action se déroule par une suite de révolutions inattendues ; les moyens d’attaque et de résistance ont entre eux des proportions qui rendent l’anxiété possible.

Ainsi, lorsqu’au troisième acte Phocion n’a pas craint de se rendre au camp d’Alexandre, son ennemi, et qu’il l’a déterminé à accepter une entrevue avec Cas- sandre, il semble que cette démarche courageuse va désarmer l’ingratitude du peuple et fermer la bouche à ses accusateurs. Mais Phocion s’est exposé à la mort sans mandat ; il a méprisé, pour sauver le peuple, un décret populaire qui le des- tituait de sa charge, décret que le sénat n’avait pas sanctionné. Ainsi, lorsque le spectateur croit que l’action marche vers un heureux dénoûment, il se trouve que le péril est au comble. Le peuple, en pleine révolte, assiège la demeure de Phocion. Il ne se présente aucun moyen de salut. Le sénat est sans force, et Cassandre est trop éloigné. Il n’y a plus qu’à mourir. On propose à Phocion d’armer ses esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le peuple se précipite sur la scène en criant :-La mort ! la mort ! Phocion n’en est point ému. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris. Phocion la harangue ; mais, voyant que le tu- multe redouble et qu’il ne peut parvenir à la ramener à des sentiments humains, il monte sur son tribunal, et à ce mouvement la révolution théâtrale est opérée. Ce n’est plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effrénée, c’est un juge suprême qui foudroie des révoltés. Les assassins tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, profondément ému de l’ingratitude de ses concitoyens, ne leur de- mande pas vengeance, il ne leur demande pas même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène est changée ; le peuple est apaisé ; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure une trêve ; il semble que Phocion n’ait plus rien à craindre. Tout à coup Agnonide se lève et conseille de se saisir des deux rois et de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide, dont il ne développe que trop bien les avantages, l’incertitude renaît ; on sent tout de suite quel effet la réponse de Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n’osa pas une seconde fois préférer le juste à l’utile. Phocion voit le piège, et il n’en est point étonné. Il fait ce qu’Aristide n’aurait point osé faire, il reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L’entrevue des deux rois est rompue, et Phocion est cité devant l’as- semblée du peuple comme coupable d’avoir laissé échapper l’occasion de sauver la république.

Ici l’action se presse. Phocion est sur le point d’être traîné devant cette assem- blée, composée d’un ramassis d’esclaves et d’étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu’on apprend que Cassandre descend de l’Acropolis et marche à son secours. Le vieillard, quoique l’on viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au-devant de ses libérateurs et les force à rentrer dans la citadelle ; il revient ensuite se présenter devant le peuple. Il est au moment d’être absous, lorsque tout à coup l’armée d’Alexandre paraît sous les remparts. Le peuple se révolte, l’autorité du sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il prend la coupe et boit gravement le poison.

Cette tragédie pourrait être belle ; cependant elle n’obtiendrait qu’un succès d’estime. Cela tient à ce qu’elle serait froide ; au théâtre un conte d’amour vaut mieux que toute l’histoire.

Campistron a déjà mis le sujet de Phocion sur la scène. Sa pièce, comme toutes celles qu’il a faites, est assez bien conçue et n’est pas mal conduite. Il y a quelque invention dans les caractères, mais il n’a point su les soutenir. C’est ce qui arrive souvent aux gens qui, comme lui, n’ont ni vu ni observé, et qui s’imaginent qu’on fait de l’amour avec des exclamations, et de la vertu avec des maximes.

Ainsi, dans une scène, d’ailleurs assez bien écrite, si l’on admet que le style des tragédies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit en vrai capitan :

Un homme tel que moi, loin de s’humilier, Conte ce qu’il a fait pour se justifier. Ose toi-même ici rappeler mon histoire. Elle ne t’offrira que des jours pleins de gloire ; Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux…

se reprend tout à coup, et il ajoute avec une emphase de modestie aussi ridicule que sa jactance :

Mais que dis-je ? où m’emporte un mouvement honteux ? Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie ? D’en retracer le cours quand Athènes l’oublie ? J’en rougis ; je suis prêt à me désavouer. Prononce ; j’aime mieux mourir que me louer.

Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion mourant sur la scène, s’avise de lui faire demander une entrevue au tyran. Le tyran, très sur- pris, accorde par pur motif de curiosité ; mais, comme ce ne serait pas le compte de l’auteur de mettre en tête-à-tête deux personnages qui n’ont réellement rien à se dire, au moment d’entretenir Phocion, on vient chercher le tyran pour une ré- volte. Celui-ci, comme de raison, oublie de donner contre-ordre pour l’entrevue. Phocion arrive, et, ne trouvant pas le tyran, il cherche dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il n’en trouve pas de meilleure, sinon que c’est qu’il lui fait peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique :

: :Sans armes et mourant je le force à me craindre. : :Que le sort d’un tyran, justes dieux ! est à plaindre !

Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promène durant tout le cinquième acte au milieu de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrysis, et il s’occupe, en bon père, à lui chercher un mari. Le passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui son choix s’arrête ? Sur le fils du tyran. Il semble, comme dit le proverbe, qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre.

: :Et voulant, en mourant, vous choisir un époux, : :Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.

La réponse de la fille est peut-être encore plus singulière :

: :Qu’entends-je ! ô ciel ! seigneur, m’en croyez-vous capable ? : :Je ne vous cèle point qu’il me paraît aimable.

C’est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et son amant, trop bien élevée pour les suivre, s’écrie avec une naïveté si touchante :

O fortune contraire, J’ose, après de tels coups, défier ta colère !

Elle s’en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime, il fait dire à Eurydice :

Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.

En 1793, la France faisait front à l’Europe, la Vendée tenait tête à la France. La France était plus grande que l’Europe, la Vendée était plus grande que la France.

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