Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

: : : :Avril 1820.

L’année littéraire s’annonce médiocrement. Aucun livre important, aucune pa- role forte ; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait temps cependant que quel- qu’un sortît de la foule, et dît : me voilà ! Il serait temps qu’il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les dérouillerait.

Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu’il n’y a plus là de Napoléon pour résorber tous les génies et en faire des généraux ? Qui sait ? Ney, Murat et Davout auraient peut-être été de grands poëtes. Ils se battaient comme on voudrait écrire.

Pauvre temps que le nôtre ! Force vers, point de poésie ; force vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.

J’aimerais mieux Molière.

On nous promet le Monastère, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu’il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la rage des mauvais ro- mans. J’en ai là une pile que je n’ouvrirai jamais, car je ne serais pas sûr d’y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu’ung peu de mouëlle.

L’année littéraire est médiocre, l’année politique est lugubre. M. le duc de Berry poignardé à l’Opéra, des révolutions partout.

M. le duc de Berry, c’est la tragédie. Voici la parodie maintenant.

Une grande querelle politique vient de s’émouvoir, ces jours-ci, à propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d’Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d’Argout.

M. Decazes s’en mêlera-t-il enfin lui-même ? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait.

Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître ; nous n’attendons plus que le géant.

Le fait politique de l’année 1820, c’est l’assassinat de M. le duc de Berry ; le fait littéraire, c’est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses événements ?

C’est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je tremble à l’approche d’une tête savante et que je recule à l’aspect d’un livre érudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon cerveau, je savais tout juste assez de la- tin pour entendre ce que signifiait genus irritabile, et j’avais tout juste assez d’es- prit et d’expérience pour comprendre que cette qualification s’applique au moins aussi bien aux savants qu’aux poëtes. Me voyant donc forcé d’exercer mon talent de critique sur l’une ou l’autre de ces deux classes constituantes du genus irri- tabile, je me promis bien de n’établir jamais ma juridiction que sur la dernière, parce qu’elle est réellement la seule qui ne puisse démontrer l’ineptie ou l’igno- rance d’un critique. Vous dites à un poëte tout ce qui vous passe par la tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S’il se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau. S’il n’est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le goût ; qu’a-t-il à répondre ? Le goût est semblable à ces anciennes divinités païennes qu’on respectait d’autant plus qu’on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n’en est pas de même avec les savants. Ce sont gens, comme disait Laclos, qui ne se battent qu’à coups de faits ; et il est fort désa- gréable pour un grave journaliste, lequel n’a ordinairement d’un érudit que le pé- dantisme, de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule qu’il lui avait administrés étourdiment. Joignez à cela qu’il n’y a rien de terrible comme la colère d’un savant attaqué sur son terrain favori. Cette espèce d’hommes-là ne sait dire d’injures que par in-folio ; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant plato- nique de la Lexicologie, raconte, dans son Supplément à la bibliothèque orientale, que l’impératrice chinoise Uu-Heu commit plusieurs crimes, tels que d’assassiner son mari, son frère, ses fils ; mais un surtout qu’il appelle un attentat inouï, c’est d’avoir ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu’on l’appelât em- pereur et non impératrice.

Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l’inventeur de la pierre philoso- phale des sciences, voici quelques détails sur cet homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait :

« Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe, un cha- peau d’une forme haute et carrée qui n’était pas celle du temps, et un long man- teau doublé de longue peluche qui lui descendait plus bas que les talons, et qu’il portait même souvent pendant les grandes chaleurs de l’été, ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait connaître du peuple, qui l’appelait hautement le philosophe crotté, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s’offensait jamais. »

Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau appelait Colletet le poëte crotté. C’est qu’alors l’esprit et le savoir, ces deux démons si redoutés aujourd’hui, étaient de fort pauvres diables. Aujourd’hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n’est pas la pauvreté, c’est la vénalité ; ce n’est pas la crotte, c’est la boue.

On considère maintenant en France, et avec raison, comme le complètement nécessaire d’une éducation élégante, une certaine facilité à manier ce qu’on est convenu d’appeler le style épistolaire. En effet, le genre auquel on donne ce nom- s’il est vrai que ce soit un genre-est dans la littérature comme ces champs du do- maine public que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que le genre épistolaire tient plus de la nature que de l’art. Les productions de cette sorte sont, en quelque façon, comme les fleurs, qui croissent d’elles-mêmes, tandis que toutes les autres compositions de l’esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, à des édifices qui, depuis leurs fondements jusqu’à leur faîte, doivent être labo- rieusement bâtis d’après des lois générales et des combinaisons particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu’ils fussent auteurs ; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n’écrivaient point pour écrire, mais parce qu’ils avaient des parents et des amis, des affaires et des affections. Ils n’étaient nullement préoccupés, dans leurs cor- respondances, du souci de l’immortalité, mais tout bourgeoisement des soins ma- tériels de la vie. Leur style est simple comme l’intimité, et cette simplicité en fait le charme. C’est parce qu’ils n’ont envoyé leurs lettres qu’à leurs familles qu’elles sont parvenues à la postérité. Nous croyons qu’il est impossible de dire quels sont les éléments du style épistolaire ; les autres genres ont des règles, celui-là n’a que des secrets.

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