Littérature et philosophie mêlées de Victor Hugo

: : : :Juillet 1823.

Serait-il vrai qu’il existe dans la destinée des nations un moment où les mou- vements du corps social semblent ne plus être que les dernières convulsions d’un mourant ? Serait-il vrai qu’on puisse voir la lumière disparaître peu à peu de l’in- telligence des peuples, ainsi qu’on voit s’effacer graduellement dans le ciel le cré- puscule du soir ? Alors, disent des voix prophétiques, le bien et le mal, la vie et la mort, l’être et le néant, sont en présence ; et les hommes errent de l’un à l’autre, comme s’ils avaient à choisir. L’action de la société n’est plus une action, c’est un tressaillement faible et violent à la fois, comme une secousse de l’agonie. Les déve- loppements de l’esprit humain s’arrêtent, ses révolutions commencent. Le fleuve ne féconde plus, il engloutit ; le flambeau n’éclaire plus, il consume. La pensée, la volonté, la liberté, ces facultés divines, concédées par la toute-puissance divine à l’association humaine, font place à l’orgueil, à la révolte, à l’instinct individuel. A la prévoyance sociale succède cette profonde cécité animale à laquelle il n’a pas été donné de distinguer les approches de la mort. Bientôt, en effet, la rébellion des membres amène le déchirement du corps, que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts passagers remplace l’accord des croyances éternelles. Quelque chose de la brute s’éveille dans l’homme, et fraternise avec son âme dégradée ; il abdique le ciel et végète au-dessous de sa destinée. Alors deux camps se tracent dans la nation. La société n’est plus qu’une mêlée opiniâtre dans une nuit pro- fonde, où ne brille d’autre lumière que l’éclair des glaives qui se heurtent et l’étin- celle des armures qui se brisent. Le soleil se lèverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu’ils sont frères ; acharnés à leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas. La poussière de leur combat les aveugle.

Alors, pour emprunter l’expression solennelle de Bossuet, un peuple cesse d’être un peuple. Les événements qui se précipitent avec une rapidité toujours crois- sante s’imprègnent de plus en plus d’un sombre caractère de providence et de fatalité, et le petit nombre d’hommes simples, restés fidèles aux prédictions an- tiques, regardent avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les cieux.

Espérons que nos vieilles monarchies n’en sont point encore là. On conserve quelque espoir de guérison tant que le malade ne repousse pas le médecin, et l’enthousiasme avide qu’éveillent les premiers chants de poésie religieuse que ce siècle a entendus prouve qu’il y a encore une âme dans la société.

C’est à fortifier ce souffle divin, à ranimer cette flamme céleste, que tendent au- jourd’hui tous les esprits vraiment supérieurs. Chacun apporte son étincelle au foyer commun, et, grâce à leur généreuse activité, l’édifice social peut se recons- truire rapidement, comme ces magiques palais des contes arabes, qu’une légion de génies achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des méditations dans nos écrivains, et des inspirations dans nos poëtes. Il s’élève de toutes parts une gé- nération sérieuse et douce, pleine de souvenirs et d’espérances. Elle redemande son avenir aux prétendus philosophes du dernier siècle, qui voudraient lui faire recommencer leur passé. Elle est pure, et par conséquent indulgente, même pour ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer son admiration ; mais son par- don pour les criminels n’exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son existence sur des abîmes, sur l’athéisme et sur l’anarchie ; elle répudie l’héritage de mort dont la révolution la poursuit ; elle revient à la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers à la vie ; c’est pourquoi elle exige du poëte plus que les générations antiques n’en ont reçu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui demande des croyances.

Un des écrivains qui ont le plus puissamment contribué à éveiller parmi nous cette soif d’émotions religieuses, un de ceux qui savent le mieux l’étancher, c’est sans contredit M. l’abbé F. de Lamennais. Parvenu, dès ses premiers pas, au som- met de l’illustration littéraire, ce prêtre vénérable semble n’avoir rencontré la gloire humaine qu’en passant. Il va plus loin. L’époque de l’apparition de l’Essai sur l’in- différence sera une des dates de ce siècle. Il faut qu’il y ait un mystère bien étrange dans ce livre que nul ne peut lire sans espérance ou sans terreur, comme s’il ca- chait quelque haute révélation de notre destinée. Tour à tour majestueux et pas- sionné, simple et magnifique, grave et véhément, profond et sublime, l’écrivain s’adresse au coeur par toutes les tendresses, à l’esprit par tous les artifices, à l’âme par tous les enthousiasmes. Il éclaire comme Pascal, il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensée laisse toujours dans les esprits trace de son passage ; elle abat tous ceux qu’elle ne relève pas. Il faut qu’elle console, à moins qu’elle ne désespère. Elle flétrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n’y a point d’opi- nion mixte sur un pareil ouvrage ; on l’attaque comme un ennemi ou on le défend comme un sauveur. Chose frappante ! ce livre était un besoin de notre époque, et la mode s’est mêlée de son succès ! C’est la première fois sans doute que la mode aura été du parti de l’éternité. Tout en dévorant cet écrit, on a adressé à l’auteur une foule de reproches que chacun en particulier aurait dû adresser à sa conscience. Tous ces vices qu’il voulait bannir du coeur humain ont crié comme les vendeurs chassés du temple. On a craint que l’âme ne restât vide lorsqu’il en aurait expulsé les passions. Nous avons entendu dire que ce livre austère attristait la vie, que ce prêtre morose arrachait les fleurs du sentier de l’homme. D’accord ; mais les fleurs qu’il arrache sont celles qui cachaient l’abîme.

Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène, bien remarquable de nos jours ; c’est la discussion publique d’une question de théologie. Et ce qu’il y a de singulier, et ce qu’on doit attribuer à l’intérêt extraordinaire excité par l’Essai, la frivolité des gens du monde et la préoccupation des hommes d’état ont disparu un instant devant un débat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux Chambres.

M. de Lamennais, aidé dans sa force par la force d’en haut, a accoutumé ses lecteurs à le voir porter, sans perdre haleine, d’un bout à l’autre de son immense composition, le fardeau d’une idée fondamentale, vaste et unique. Partout se ré- vèle en lui la possession d’une grande pensée. Il la développe dans toutes ses par- ties, l’illumine dans tous ses détails, l’explique dans tous ses mystères, la critique dans tous ses résultats. Il remonte à toutes les causes comme il redescend à toutes les conséquences.

Un des bienfaits de ces sortes d’ouvrages, c’est qu’ils dégoûtent profondément de tout ce qu’ont écrit de dérisoire et d’ironique les chefs de la secte incrédule. Quand une fois on est monté si haut, on ne peut plus redescendre aussi bas. Dès qu’on a respiré l’air et vu la lumière, on ne saurait rentrer dans ces ténèbres et dans ce vide. On est saisi d’une inexprimable compassion en voyant des hommes épuiser leur souffle d’un jour à forger ou à éteindre Dieu. On est tenté de croire que l’athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu’il a raison de réclamer sa place parmi les bêtes ; car on ne conçoit rien à la révolte de l’intelligence contre l’intelligence. Et puis, n’est-ce pas une étrange société que celle de ces individus ayant chacun un créateur de leur création, une foi selon leur opinion, disposant de l’éternité pendant que le temps les emporte, et cherchant à réaliser cette mul- tiplex religio, mot monstrueux trouvé par un païen ? On dirait le chaos à la pour- suite du néant. Tandis que l’âme du chrétien, pareille à la flamme tourmentée en vain par les caprices de l’air, se relève incessamment vers le ciel, l’esprit de ces infidèles est comme le nuage qui change de forme et de route selon le vent qui le pousse. Et l’on rit de les voir juger les choses éternelles du haut de la philoso- phie humaine, ainsi que des malheureux qui graviraient péniblement au sommet d’une montagne pour mieux examiner les étoiles.

Ceux qui apportent aux nations enivrées par tant de poisons la véritable nour- riture de vie et d’intelligence, doivent se confier en la sainteté de leur entreprise. Tôt ou tard, les peuples désabusés se pressent autour d’eux, et leur disent comme Jean à Jésus : Ad quem ibimus ? verba vitae aeternae habes. « A qui irons-nous ? vous avez les paroles de la vie éternelle. »

SUR LORD BYRON
: : : :A PROPOS DE SA MORT

Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de mourir.

On nous demande notre pensée sur lord Byron, et sur lord Byron mort. Qu’im- porte notre pensée ? à quoi bon l’écrire, à moins qu’on ne suppose qu’il est impos- sible à qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles dignes d’être recueillies en présence d’un aussi grand poëte et d’un aussi grand événement ? A en croire les ingénieuses fables de l’orient, une larme devient perle en tombant dans la mer.

Dans l’existence particulière que nous a faite le goût des lettres, dans la région paisible où nous a placé l’amour de l’indépendance et de la poésie, la mort de By- ron a dû nous frapper, en quelque sorte, comme une calamité domestique. Elle a été pour nous un de ces malheurs qui touchent de près. L’homme qui a dévoué ses jours au culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se resserrer autour de lui, en même temps que la sphère de son existence intellectuelle s’agrandit. Un petit nombre d’êtres chers occupent les tendresses de son coeur, tandis que tous les poëtes morts et contemporains, étrangers et compatriotes, s’emparent des affections de son âme. La nature lui avait donné une famille, la poésie lui en crée une seconde. Ses sympathies, que si peu d’êtres éveillent auprès de lui, s’en vont chercher, à travers le tourbillon des relations sociales, au delà des temps, au delà des espaces, quelques hommes qu’il comprend et dont il se sent digne d’être compris. Tandis que, dans la rotation monotone des habitudes et des affaires, la foule des indifférents le froisse et le heurte sans émouvoir son attention, il s’éta- blit, entre lui et ces hommes épars que son penchant a choisis, d’intimes rapports et des communications, pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté de pensées l’attache, comme un lien invisible et indissoluble, à ces êtres d’élite, iso- lés dans leur monde ainsi qu’il l’est dans le sien ; de sorte que, lorsque par hasard il vient à rencontrer l’un d’entre eux, un regard leur suffit pour se révéler l’un à l’autre ; une parole, pour pénétrer mutuellement le fond de leurs âmes et en re- connaître l’équilibre ; et, au bout de quelques instants, ces deux étrangers sont ensemble comme deux frères nourris du même lait, comme deux amis éprouvés par la même infortune.

Qu’il nous soit permis de le dire, et, s’il le faut, de nous en glorifier, une sym- pathie du genre de celle que nous venons d’expliquer nous entraînait vers Byron. Ce n’était pas certainement l’attrait que le génie inspire au génie ; c’était du moins un sentiment sincère d’admiration, d’enthousiasme et de reconnaissance ; car on doit de la reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre noblement le coeur. Quand on nous a annoncé la mort de ce poëte, il nous a sem- blé qu’on nous enlevait une part de notre avenir. Nous n’avons renoncé qu’avec amertume à jamais nouer avec Byron une de ces poétiques amitiés qu’il nous est si doux et si glorieux d’entretenir avec la plupart des principaux esprits de notre époque, et nous lui avons adressé ce beau vers dont un poëte de son école saluait l’ombre généreuse d’André Chénier :

: : :Adieu donc, jeune ami que je n’ai pas connu.

Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur l’école particulière de lord Byron, il ne sera peut-être pas hors de propos d’examiner ici quelle place elle oc- cupe dans l’ensemble de la littérature actuelle, que l’on attaque comme si elle pouvait être vaincue, que l’on calomnie comme si elle pouvait être condamnée. Des esprits faux, habiles à déplacer toutes les questions, cherchent à accréditer parmi nous une erreur bien singulière. Ils ont imaginé que la société présente était exprimée en France par deux littératures absolument opposées, c’est-à-dire que le même arbre portait naturellement à la fois deux fruits d’espèces contraires, que la même cause produisait simultanément deux effets incompatibles. Mais ces en- nemis des innovations ne se sont pas même aperçus qu’ils créaient là une logique toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la littérature qu’ils nomment classique comme si elle vivait encore, et celle qu’ils appellent romantique comme si elle allait périr. Ces doctes rhéteurs, qui vont proposant sans cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existé, nous rappellent involontairement le Roland fou de l’Arioste qui prie gravement un passant d’accepter une jument morte en échange d’un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient que sa jument est morte, tout en ajoutant que c’est là son seul défaut. Mais les Rolands du prétendu genre classique ne sont pas encore à cette hauteur, en fait de jugement ou de bonne foi. Il faut donc leur arracher ce qu’ils ne veulent pas accorder, et leur déclarer qu’il n’existe aujourd’hui qu’une littérature comme il n’existe qu’une société ; que les littératures antérieures, tout en laissant des monuments immortels, ont dû dis- paraître et ont disparu avec les générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales et les émotions politiques. Le génie de notre époque peut être aussi beau que celui des époques les plus illustres, il ne peut être le même ; et il ne dépend pas plus des écrivains contemporains de ressusciter une littérature[1] passée, qu’il ne dépend du jardinier de faire reverdir les feuilles de l’automne sur les rameaux du printemps.

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est en vain surtout qu’un petit nombre de petits es- prits essayent de ramener les idées générales vers le désolant système littéraire du dernier siècle. Ce terrain, naturellement aride, est depuis longtemps dessé- ché. D’ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorat après les guillo- tines de Robespierre, et ce n’est pas au siècle de Bonaparte qu’on peut continuer Voltaire. La littérature réelle de notre âge, celle dont les auteurs sont proscrits à la façon d’Aristide ; celle qui, répudiée par toutes les plumes, est adoptée par toutes les lyres ; celle qui, malgré une persécution vaste et calculée, voit tous les talents éclore dans sa sphère orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu’en des lieux battus des vents ; celle enfin qui, réprouvée par ceux qui décident sans méditer, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme, jugent avec leur esprit et sentent avec leur coeur ; cette littérature n’a point l’allure molle et effrontée de la muse qui chanta le cardinal Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d’Arc. Elle n’interroge ni le creuset de l’athée ni le scalpel du matérialiste. Elle n’emprunte pas au sceptique cette balance de plomb dont l’intérêt seul rompt l’équilibre. Elle n’enfante pas dans les orgies des chants pour les massacres. Elle ne connaît ni l’adulation ni l’injure. Elle ne prête point de séductions au mensonge. Elle n’en- lève point leur charme aux illusions. Étrangère à tout ce qui n’est pas son but vé- ritable, elle puise la poésie aux sources de la vérité. Son imagination se féconde par la croyance. Elle suit les progrès du temps, mais d’un pas grave et mesuré. Son caractère est sérieux, sa voix est mélodieuse et sonore. Elle est, en un mot, ce que doit être la commune pensée d’une grande nation après de grandes calamités, triste, fière et religieuse. Quand il le faut, elle n’hésite pas à se mêler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n’est pas la muse du dix-neuvième siècle qui peut dire :

: : :Non me agitant populi fasces, aut purpura regum.

Cette littérature cependant, comme toutes les choses de l’humanité, présente, dans son unité même, son côté sombre et son côté consolant. Deux écoles se sont formées dans son sein, qui représentent la double situation où nos mal- heurs politiques ont respectivement laissé les esprits, la résignation et le déses- poir. Toutes deux reconnaissent ce qu’une philosophie moqueuse avait nié, l’éter- nité de Dieu, l’âme immortelle, les vérités primordiales et les vérités révélées ; mais celle-ci pour adorer, celle-là pour maudire. L’une voit tout du haut du ciel, l’autre du fond de l’enfer. La première place au berceau de l’homme un ange qu’il retrouve encore assis au chevet de son lit de mort ; l’autre environne ses pas de démons, de fantômes et d’apparitions sinistres. La première lui dit de se confier, parce qu’il n’est jamais seul ; la seconde l’effraye en l’isolant sans cesse. Toutes deux possèdent également l’art d’esquisser des scènes gracieuses et de crayon- ner des figures terribles ; mais la première, attentive à ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin ; la seconde, toujours soigneuse d’attrister, répand sur les images les plus riantes comme une lueur infernale. L’une, enfin, ressemble à Emmanuel, doux et fort, parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumière ; l’autre est ce superbe Satan[2] qui entraîna tant d’étoiles dans sa chute lorsqu’il fut précipité du ciel. Ces deux écoles jumelles, fondées sur la même base, et nées, pour ainsi dire, au même berceau, nous paraissent spécialement représentées dans la littérature européenne par deux illustres génies, Chateaubriand et Byron.

Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres politiques luttaient sur le même sol. Une vieille société achevait de s’écrouler ; une société nouvelle com- mençait à s’élever. Ici des ruines, là des ébauches. Lord Byron, dans ses lamen- tations funèbres, a exprimé les dernières convulsions de la société expirante. M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la société ranimée. La voix de l’un est comme l’adieu du cygne à l’heure de la mort ; la voix de l’autre est pareille au chant du phénix renaissant de sa cendre.

Par la tristesse de son génie, par l’orgueil de son caractère, par les tempêtes de sa vie, lord Byron est le type du genre de poésie dont il a été le poëte. Tous ses ouvrages sont profondément marqués du sceau de son individualité. C’est tou- jours une figure sombre et hautaine que le lecteur voit passer dans chaque poëme comme à travers un crêpe de deuil. Sujet quelquefois, comme tous les penseurs profonds, au vague et à l’obscurité, il a des paroles qui sondent toute une âme, des soupirs qui racontent toute une existence. Il semble que son coeur s’entr’ouvre à chaque pensée qui en jaillit comme un volcan qui vomit des éclairs. Les douleurs, les joies, les passions n’ont point pour lui de mystères, et s’il ne fait voir les objets réels qu’à travers un voile, il montre à nu les régions idéales. On peut lui repro- cher de négliger absolument l’ordonnance de ses poëmes ; défaut grave, car un poëme qui manque d’ordonnance est un édifice sans charpente ou un tableau sans perspective. Il pousse également trop loin le lyrique dédain des transitions ; et l’on désirerait parfois que ce peintre si fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions physiques des clartés moins fantastiques et des teintes moins va- poreuses. Son génie ressemble trop souvent à un promeneur sans but qui rêve en marchant, et qui, absorbé dans une intuition profonde, ne rapporte qu’une image confuse des lieux qu’il a parcourus. Quoi qu’il en soit, même dans ses moins belles oeuvres, cette capricieuse imagination s’élève à des hauteurs où l’on ne parvient pas sans des ailes. L’aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il n’en conserve pas moins le regard sublime dont la portée s’étend jusqu’au soleil[3]. On a prétendu que l’auteur de Don Juan appartenait, par un côté de son esprit, à l’école de l’auteur de Candide. Erreur ! il y a une différence profonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire n’avait pas souffert.

Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentée du noble poëte ; mais, dans l’incertitude où nous sommes sur les causes réelles des mal- heurs domestiques qui avaient aigri son caractère, nous aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s’égare malgré nous. Ne connaissant lord Byron que d’après ses poëmes, il nous est doux de lui supposer une vie selon son âme et son génie. Comme tous les hommes supérieurs, il a certainement été en proie à la calomnie. Nous n’attribuons qu’à elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagné l’illustre nom du poëte. D’ailleurs celle que ses torts ont offensée les a sans doute oubliés la première en présence de sa mort. Nous espérons qu’elle lui a pardonné ; car nous sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose à graver sur la pierre d’un tombeau.

Et nous, pardonnons-lui de même ses fautes, ses erreurs, et jusqu’aux ouvrages où il a paru descendre de la double hauteur de son caractère et de son talent ; pardonnons-lui, il est mort si noblement ! il est si bien tombé ! Il semblait là comme un belliqueux représentant de la muse moderne dans la patrie des muses an- tiques. Généreux auxiliaire de la gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporté son épée et sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poëtes ; et déjà le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur des malheureux hellènes. Nous lui devons, nous particulièrement, une reconnaissance profonde. Il a prouvé à l’Europe que les poëtes de l’école nouvelle, quoiqu’ils n’adorent plus les dieux de la Grèce païenne, admirent toujours ses héros ; et que, s’ils ont déserté l’Olympe, du moins ils n’ont jamais dit adieu aux Thermopyles.

La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent par les signes d’une douleur universelle. Le canon des grecs a longtemps salué ses restes, et un deuil national a consacré la perte de cet étranger parmi les calamités publiques. Les portes orgueilleuses de Westminster se sont ouvertes comme d’elles-mêmes, afin que la tombe du poëte vînt honorer le sépulcre des rois. Le dirons-nous ? Au mi- lieu de ces glorieuses marques de l’affliction générale, nous avons cherché quel témoignage solennel d’enthousiasme Paris, cette capitale de l’Europe, rendait à l’ombre héroïque de Byron, et nous avons vu une marotte qui insultait sa lyre et des tréteaux qui outrageaient son cercueil[4] !

[1 : Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots littérature d’un siècle, on doit entendre non-seulement l’ensemble des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore l’ordre général d’idées et de sentiments qui-le plus souvent à l’insu des auteurs mêmes-a présidé à leur composition.

[2 : Ce n’est ici qu’un simple rapport qui ne saurait justifier le titre d’école sata- nique sous lequel un homme de talent a désigné l’école de lord Byron.

[3 : Dans un moment où l’Europe entière rend un éclatant hommage au génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu’il est mort, le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l’article remarquable dont la Revue d’Édimbourg, journal accrédité, salua l’illustre poëte à son début. C’est d’ailleurs sur ce ton que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou chaque soir des premiers talents de notre époque.

« La poésie de notre jeune lord est de cette classe que ni les dieux ni les hommes ne tolèrent. Ses inspirations sont si plates qu’on pourrait les comparer à une eau stagnante. Comme pour s’excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu’il est mineur… Peut-être veut-il nous dire : « Voyez comme un mineur écrit. »Mais hélas ! nous nous rappelons tous la poésie de Cowley à dix ans, et celle de Pope à douze. Loin d’apprendre avec surprise que de mauvais vers ont été écrits par un écolier au sortir du collège, nous croyons la chose très commune, et, sur dix écoliers, neuf peuvent en faire autant et mieux que lord Byron.

« Dans le fait, cette seule considération (celle du rang de l’auteur) nous fait don- ner une place à lord Byron dans notre journal, outre notre désir de lui conseiller d’abandonner la poésie pour mieux employer ses talents.

« Dans cette intention, nous lui dirons que la rime et le nombre des pieds, quand ce nombre serait toujours régulier, ne constituent pas toute la poésie, nous vou- drions lui persuader qu’un peu d’esprit et d’imagination sont indispensables, et que pour être lu un poëme a besoin aujourd’hui de quelque pensée ou nouvelle ou exprimée de façon à paraître telle.

« Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands poëtes ont tenté avant lui ; car les comparaisons ne sont nullement agréables, comme il a pu l’apprendre de son maître d’écriture.

« Quant à ses imitations de la poésie ossianique, nous nous y connaissons si peu que nous risquerions de critiquer du Macpherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rapsodies de ce nouvel imitateur… Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elles ressemblent à du Macpherson, et nous sommes sûr qu’elles sont tout aussi stupides et ennuyeuses que celles de notre compatriote.

« Une grande partie du volume est consacrée à immortaliser les occupations de l’auteur pendant son éducation. Nous sommes fâché de donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par la citation de ces stances attiques : (Suit la citation)…

« Mais quelque jugement qu’on puisse prononcer sur les poésies du noble mi- neur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les trouvons et nous en contenter ; car ce sont les dernières que nous recevrons de lui… Qu’il réus- sisse ou non, il est très peu probable qu’il condescende de nouveau à devenir au- teur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous les délicats, pauvres diables que nous sommes ! C’est trop d’honneur pour nous de tant recevoir d’un homme du rang de ce lord. Soyons reconnais- sants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho : Que Dieu bénisse celui qui nous donne ! ne regardons pas le cheval à la bouche quand il ne coûte rien. »

Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux communs, thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit sans cesse contre le génie. Les au- teurs de la Revue d’Édimbourg furent contraints de reconnaître son talent sous les coups de son fouet satirique. L’exemple paraît bon à suivre, nous avouerons cependant que nous eussions mieux aimé voir lord Byron garder à leur égard le silence du mépris. Si ce n’eût été le conseil de son intérêt, c’eût été du moins celui de sa dignité.

[4 : Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte est personnellement mis en scène sous le nom ridicule de lord Trois-Étoiles.

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