Chapitre 17Nuit de Nöel
« Le Réveillon ! le Réveillon ! Ah ! mais non, jene réveillonnerai pas ! »
Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme sion lui eût proposé une infamie.
Les autres, riant, s’écrièrent : « Pourquoi te mets-tu encolère ? »
Il répondit : « Parce que le réveillon m’a joué le plus saletour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pourcette nuit stupide de gaieté imbécile.
– Quoi donc ?
– Quoi ? Vous voulez le savoir ? Eh bien, écoutez:
Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, àcette époque ; un froid à tuer les pauvres dans la rue. LaSeine gelait, les trottoirs glaçaient les pieds à travers lessemelles des bottines ; le monde semblait sur le point decrever.
J’avais alors un gros travail en train et je refusai touteinvitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant unetable. Je dînai seul ; puis je me mis à l’œuvre. Mais voilàque, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, lebruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs desouper de mes voisins, entendus à travers les cloisons,m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais ; j’écrivaisdes bêtises ; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoirde produire quelque chose de bon cette nuit-là.
Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je merelevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joiedu dehors, et je me résignai.
Je sonnai ma bonne et je lui dis : « Angèle, allez m’acheter dequoi souper à deux : des huîtres, un perdreau froid, desécrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles dechampagne : mettez le couvert et couchez-vous. »
Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai monpardessus, et je sortis.
Une grosse question restait à résoudre : Avec qui allais-jeréveillonner ? Mes amies étaient invitées partout. Pour enavoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeaià faire en même temps une bonne action. Je me dis : Paris est pleinde pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche,et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être laProvidence de Noël d’une de ces déshéritées.
Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner,chasser, choisir à mon gré.
Et je me mis à parcourir la ville.
Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchantaventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, oumaigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.
J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Pluselles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me faitperdre la raison.
Soudain, en face du théâtre des Variétés, j’aperçus un profil àmon gré. Une tête, puis, par-devant, deux bosses, celle de lapoitrine, fort belle, celle du dessous surprenante : un ventred’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant : « Sacristi, la bellefille ! » Un point me restait à éclaircir : le visage.
Le visage, c’est le dessert ; le reste c’est… c’est lerôti.
Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous unbec de gaz, je me retournai brusquement. Elle était charmante,toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.
Je fis ma proposition qu’elle accepta sans hésitation.
Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans monappartement.
Elle dit en entrant : « Ah ! on est bien ici. »
Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visibled’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elleétait superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse àravir mon cœur pour toujours.
Elle ôta son manteau, son chapeau, s’assit et se mit àmanger ; mais elle ne paraissait pas en train, et parfois safigure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’unchagrin caché.
Je lui demandai : « Tu as des embêtements ? »
Elle répondit : « Bah ! oublions tout. »
Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre dechampagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.
Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues ; et ellecommença à rire.
Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrantqu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les fillesdu trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit: « Mon petit, cela ne te regarde pas ! »
Hélas ! une heure plus tard…
Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant quej’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabillahâtivement et se glissa sous les couvertures.
Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantantcomme des fous ; et je me disais : « J’ai eu rudement raisond’aller chercher cette belle fille ; je n’aurai jamais putravailler. »
Un profond gémissement me fit retourner. Je demandai : «Qu’as-tu, ma chatte ? » Elle ne répondit pas, mais ellecontinuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eûtsouffert horriblement.
Je repris : « Est-ce que tu te trouves indisposée ? » Etsoudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai, unebougie à la main.
Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordaitles mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes degémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir lecœur.
Je demandai, éperdu : « Mais qu’as-tu ? dis-moi,qu’as-tu ? »
Elle ne répondit pas et se mit à hurler.
Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passaitchez moi.
Je répétais : « Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu ?»
Elle balbutia : « Oh ! mon ventre ! mon ventre !» D’un seul coup je relevai la couverture, et j’aperçus…
Elle accouchait, mes amis.
Alors je perdis la tête ; je me précipitai sur le mur queje heurtai à coups de poing, de toute ma force, en vociférant : «Au secours, au secours ! »
Ma porte s’ouvrit ; une foule se précipita chez moi, deshommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs,des Mousquetaires. Cette invasion m’affola tellement que je nepouvais même plus m’expliquer.
Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être,et ne comprenait plus.
Je dis enfin : « C’est… c’est… cette… cette femme qui… quiaccouche. »
Alors tout le monde l’examina, dit son avis. Un capucin surtoutprétendait s’y connaître, et voulait aider la nature.
Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu’ils allaient latuer ; et je me précipitai, nu-tête, dans l’escalier, pourchercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.
Quand je revins avec le docteur, toute ma maison étaitdebout ; on avait rallumé le gaz de l’escalier ; leshabitants de tous les étages occupaient mon appartement ;quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mesécrevisses.
À ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présentadans une serviette un affreux petit morceau de chair ridée,plissée, geignante, miaulant comme un chat ; et elle me dit :« C’est une fille. »
Le médecin examina l’accouchée, déclara douteux son état,l’accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et ilpartit en annonçant qu’il allait m’envoyer immédiatement unegarde-malade et une nourrice.
Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquetde médicaments.
Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchiraux suites.
Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assezmal.
Il me dit : « Votre femme, monsieur… »
Je l’interrompis : « Ce n’est pas ma femme. »
Il reprit : « Votre maîtresse, peu m’importe. » Et il énumérales soins qu’il lui fallait, le régime, les remèdes.
Que faire ? Envoyer cette malheureuse à l’hôpital ?J’aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout lequartier.
Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.
L’enfant ? Je l’envoyai chez des paysans de Poissy. Il mecoûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début,me voici forcé de payer jusqu’à ma mort.
Et, plus tard, il me croira son père.
Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie… ellem’aimait… elle m’aimait éperdument, la gueuse !
– Eh bien ?
– Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat degouttières ; et j’ai flanqué dehors cette carcasse qui meguette dans la rue, se cache pour me voir passer, m’arrête le soirquand je sors, pour me baiser la main, m’embête enfin à me rendrefou.
Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais.
