Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XXXIII.

 

Un enfonceur enfoncé. – La provocation. – Les loups, lesagneaux et les voleurs. – Ma profession de foi. – La bande à Vidocqet le Vieux de la Montagne. – Il n’y a plus de morale dans laPolice. – Mes agents calomniés. – Il n’est si bon matou, quiattrape une souris avec des mitaines. – L’instrument du péché. –Mettez des gants. – Desplanques, ou l’amour del’indépendance ; où diable va-t-il se nicher ? – Lerèglement et MM. Delaveau et Duplessis. – Les roulettesambulantes et les trop philantropes. – Les bonnes mœurs, les bonneslettres, les bonnes études. – Les jésuites de robe longue et derobe courte. – L’empire du cotillon. – Dureté des voleurs qui secroient corrigés. – Coco-Lacour et un ancien ami. – Castigatridendo mores.

 

Gaffré et Goupil ayantéchoué dans leurs manœuvres pour me compromettre, Corvet voulu àson tour essayer si je ne succomberais pas. Un matin ayant besoinde me procurer divers renseignements, je me rendis chez cet agentdont la femme était aussi attachée à la police. Je trouvai les deuxépoux dans leur logement, et quoique je ne les connusse que pouravoir coopéré avec eux à quelques découvertes de peu d’importance,ils mirent tant de bonne grâce à me donner les renseignements queje demandais, qu’en homme qui a le savoir vivre des gens aveclesquels il se trouve en rapport, je leur fis l’offre de lesrégaler d’une bouteille de vin au plus prochain cabaret :Corvet seul accepta, et nous allâmes ensemble nous installer dansun cabinet particulier.

Le vin était excellent ; nous en bûmesune bouteille, puis deux, puis trois. Un cabinet particulier ettrois bouteilles de vin, il n’en faut pas tant pour disposer à laconfidence. Depuis une heure environ, je croyais m’apercevoir queCorvet avait quelque ouverture à me faire ; enfin, étant unpeu lancé, « Écoute Vidocq, me dit-il, en posant bruyammentson verre sur la table, t’es un bon enfant, mais t’es pas francavec les amis ; nous savons bien que tu travailles,mais t’es une lime sourde (un dissimulé) : sans çanous pourrions faire de bonnes affaires. »

J’eus d’abord l’air de ne pas comprendre.

« Tiens, reprit-il, t’as beaubattre, on ne m’en conte pas à moi ; je n’ai pas vu deton urine, mais je sais de quoi qui retourne. Je vais te parlercomme si t’étais mon frère, après ça je pense que tu n’auras plusde détours. C’est bon de servir la police, c’est juste ; maisaussi on ne gagne pas le diable : un petit écu c’est pas sitôtchangé que c’est rien du tout. Vois-tu, si tu veux être discret, ily a deux ou trois affaires que je reluque, nousles ferons ensemble, ça nous empêchera pas par après d’enfoncer lesamis.

– « Comment, lui dis-je, tu veuxabuser de la confiance que l’on a en toi ? ce n’est pas brave,et je te jure que si on le savait à la boutique, on ne se gêneraitpas pour t’envoyer passer deux ou trois ans à Bicêtre. »

– « Ah ! te voilà comme lesautres, reprit Corvet ? ça te va-t-il pas bien de faire ledélicat ? t’es délicat, toi ! laisse donc : on teconnaît pas p’têtre. »

Je lui témoignai mon étonnement de ce qu’il metenait un pareil langage, et j’ajoutai que j’étais bien persuadéqu’il n’avait que l’intention de m’éprouver, ou peut-être de metendre un piège.

« Un piège ! s’écria-t-il, unpiège ! moi vouloir te faire de la peine ! plutôt êtregerbé à vioque (jugé à vie) : faut être bienmézière (nigaud) pour le supposer. Je vas pas par quatrechemins ; quand je dis quelque chose, c’est que c’estça : avec moi il y a pas de porte de derrière ; et lapreuve que c’est pas comme tu crois, c’est que je vais te confierque pas plus tard qu’à ce soir je fais un chopin. J’aidéjà préparé tout mon bataclan, les fausses clés ont étéessayées ; si tu veux venir avec moi, tu verras comme jem’arrange. »

– « Je m’en doute ; ou tu asperdu la tête, ou tu ne serais pas fâché dem’entortiller. »

– « Allons donc, est-ce que j’auraisassez peu de sentiment pour ça ? (Haussant la voix). Puisqueje te dis que tu ne mettras pas la main à la pâte. Que te faut-ildonc de plus ? Je ferai l’affaire avec ma femme, c’est pas lapremière fois que je l’emmène ; mais il ne tient qu’à toi quece soit la dernière. À deux hommes il y a toujours plus deressource. Pour ce qui est d’aujourd’hui, ça te regarde pas ;tu nous attendras dans un café, au coin de la rue de laTabletterie. C’est presque en face de la maison où nous serons àgrinchir, et sitôt que tu nous verras sortir, tu noussuivras, nous irons vendre les objets, et t’auras ta part. Après tuseras maître de ne plus te méfier de nous. C’est-il çaparler ? »

Il y avait une telle apparence de sincéritédans ce discours, que véritablement je ne savais plus à quoi m’entenir sur le compte de Corvet. Cherchait-il un associé, ou seproposait-il de me perdre ? Je n’ai encore que des doutes àcet égard, mais dans un cas comme dans l’autre, il m’étaitmanifeste que Corvet était un coquin. De son propre aveu, sa femmeet lui commettaient des vols. S’il avait dit vrai, il était de mondevoir de faire en sorte de le livrer à la justice ; si aucontraire il avait menti dans le seul espoir de m’entraîner à uneaction criminelle pour me dénoncer, il était bon de pousserl’intrigue vers son dénouement, afin de montrer à l’autorité qu’àvouloir me tenter, c’était perdre son temps.

J’avais essayé de détourner Corvet du desseindont il m’entretenait, lorsque je vis qu’il persistait, je feignisde m’être laissé séduire.

« Allons, lui dis-je, puisque c’est unparti pris, j’accepte ton offre. »

Aussitôt il m’embrasse, et le rendez-vous estdonné pour quatre heures, chez un marchand de vin. Corvet retournachez lui, et dès qu’il m’eut quitté, j’écrivis à M. Allemain,commissaire de police, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, pourl’informer du vol qui devait se commettre dans la soirée ; jelui donnai en même temps toutes les instructions qui lui étaientnécessaires pour parvenir à saisir les coupables en flagrantdélit.

À l’heure convenue j’étais au poste :Corvet et sa femme ne tardèrent pas à venir ; je consommaiavec eux le demi-setier de rigueur, et quand ils eurent pris cetencouragement, ils s’acheminèrent vers la besogne. Un instant aprèsje les vis entrer dans une allée de la rue de la Haumerie.Le commissaire avait si bien pris ses mesures, qu’il arrêta lesdeux époux au moment où, chargés de butin, ils sortaient de lachambre qu’ils avaient dévalisée. Ce couple, si intéressant, futcondamné à dix ans de fers.

Pendant les débats, Corvet et sa dignecompagne prétendirent que j’avais joué auprès d’eux le rôle deprovocateur. Certainement, dans la conduite que j’avais tenue, iln’y avait pas l’ombre de ce qui peut caractériser laprovocation : d’ailleurs, en matière de vol, je ne pense pasqu’il y ait de provocation possible. Un homme est honnête ou il nel’est pas ; s’il est honnête, aucune considération ne seraassez puissante pour le déterminer à commettre un crime : s’ilne l’est pas, il ne lui manque que l’occasion, et n’est-il pasévident qu’elle s’offrira tôt ou tard ? Et si cette occasionfait une victime ! le voleur ne peut-il pas devenirassassin ? Sans doute celui qui travaillerait à démoraliser unêtre faible et à lui inculquer des principes pernicieux, pour seménager l’atroce plaisir de le livrer ensuite au bourreau, seraitle plus infâme des scélérats. Mais quand un individu estperverti ? quand il s’est déclaré en état d’hostilité contreses semblables, l’attirer dans un piège, l’allécher par la proiequ’il convoite, mais qu’il ne pourra saisir, lui donner enfin àflairer l’appât auquel il doit se prendre, n’est-ce pas rendre unvéritable service à la société ? Ce n’est pas la brebis quel’on montre au loup qui crée son instinct déprédateur. Il en est demême du penchant au vol ; il est préexistant à l’action, etl’action s’accomplira infailliblement ; car, dans un temps oudans l’autre, le voleur sera à portée de l’accomplir. Ce qui estimportant, c’est qu’il entreprenne de nuire dans des conditionstelles qu’il y ait commencement d’exécution sans préjudice pourpersonne ; ainsi le fait est constaté, et la société par unattentat surveillé, est préservée d’une foule d’attentats, dontl’auteur, long-temps ignoré, aurait peut-être joui d’une impunitéfatale. En définitive, on ne me persuadera jamais que ce soit unmal de jeter à la vipère le lambeau d’étoffe sur lequel doits’épuiser son venin.

Dans une grande ville comme Paris, il nemanque pas de cœurs gangrenés, d’âmes profondémentcriminelles ; mais chacun des brigands que renferme cettecité, n’a pas sur le front un signe patibulaire. Il en est d’assezadroits pour fournir une longue carrière de crimes avant d’êtredécouverts. Ceux-là sont coupables ; il ne s’agit plus que deles atteindre et de les convaincre, c’est-à-dire de les prendre lamain dans le sac. Eh bien ! lorsque des individus de cetteespèce m’étaient signalés, soit parce que leurs relations et leursallures les rendaient suspects, soit parce qu’ils menaient joyeusevie sans qu’on leur connût de moyens d’existence, pour couper courtà leurs exploits, c’était moi qui leur tendais le sac ; et, jel’avoue sans honte, je ne m’en faisais pas scrupule. Les voleurssont des gens dont la nature est de s’approprier le bien d’autrui,à peu près comme les loups sont des animaux voraces, dont la natureest de s’attaquer aux troupeaux. On ne peut guère confondre lesloups avec les agneaux ; mais s’il était possible que les unsfussent cachés dans la peau des autres, un berger, quand il luiaurait été démontré que des coups de dents ont été donnés,serait-il blâmable, pour éviter les atteintes futures, de tenter lavoracité de tous ceux qu’il suppose capables de mordre ? Onpeut y compter, celui qui mord n’est jamais que celui qui estenclin à mordre. Si Corvet et sa femme ont volé, c’est que déjà, defait ou d’intention, ils étaient voleurs. D’un autre côté, je neles ai point provoqués ; j’ai tout simplement adhéré à leurproposition. On m’objectera qu’en les menaçant, je pouvais lesempêcher de commettre le vol qu’ils avaient prémédité ; maisles menacer, ce n’était pas les corriger : aujourd’hui ils seseraient abstenu, demain ils auraient levé un nouveau lièvre ;et certes pour le tirer, ils ne m’auraient pas fait appeler. Qu’enadvenait-il ? que la responsabilité morale du délit dont ilsse seraient rendus coupables pesait sur moi avec toutes sesconséquences. Et puis, si Corvet avait reçu la mission dem’impliquer dans une mauvaise affaire, sous la promesse d’êtrerevendiqué par le préfet de police, après l’événement, le soin dema sûreté personnelle ne me prescrivait-il pas de prendre mesprécautions, de manière à dégoûter de trames de cette espèce etceux qui les inventeraient et ceux qui s’en rendraient lesagents ; c’est là du moins le résultat que j’obtenais, endénonçant Corvet au commissaire du quartier où il devait opérer, aulieu de le dénoncer à la préfecture. En suivant cette marche,j’étais assuré que s’il avait été mis en avant, on le désavouerait,et que la justice aurait son cours.

Si j’ai insisté sur le fait de la provocationdans cette affaire, c’est que c’était là le grand moyen de défensede la plupart des accusés que j’avais fait prendre en flagrantdélit. On verra, dans le chapitre suivant, que l’idée de recourir àune si pitoyable excuse, leur fut souvent suggérée par mes ennemis.Le récit d’un complot ourdi par quatre des agents de ma brigade,les nommés Utinet, Chrestien, Decostardet Coco-Lacour, montrera à quoi se réduisent lesimputations les plus fortes dirigées contre moi.

Je ne répéterai pas ici ce que j’ai ditailleurs sur la provocation à des attentats politiques. Lemécontentement, légitime ou non, l’exaltation, l’exaspération, lefanatisme même, ne constituent pas un état de perversité ;mais ils peuvent produire une sorte d’aveuglement momentané sousl’influence duquel l’homme le plus probe, le citoyen le plusvertueux sera facilement égaré. Des raisonnements captieux, descombinaisons perfides, une intrigue dont il n’aperçoit pas lesfils, peuvent le conduire dans l’abîme. Satan vient et letransporte sur la montagne d’où il lui fait découvrir les royaumesde la terre ; il lui montre tout un arsenal de chimères, desarmées, des canons, des soldats, les peuples prêts à se soulevercontre l’oppression. Il le séduit par des impossibilités, et pourdes impossibilités, il le salue du titre de libérateur ; et lemalheureux, dont l’imagination marche rêveuse dans des espacesimaginaires, croit enfin avoir trouvé un point d’appui et un levierpour remuer le monde. Poussé par le plus exécrable des démons, ilose prononcer son rêve ; l’enfer a ses témoins, ses juges, etle délire se termine au pied de l’échafaud : telle est, en peude mots, l’histoire des patriotes de 1816 sollicités parl’infâme Schilkin. Mais revenons à la brigade desûreté.

Après la formation de cette brigade, lesofficiers de paix et leurs agents, qui m’en voulaient déjàbeaucoup, crièrent à l’abomination : ce furent eux quisemèrent sur mon compte les bruits les plus absurdes ; ilsimaginèrent le surnom de bande à Vidocq, qui fut appliquéau personnel de la police de sûreté ; ils publièrent que cepersonnel n’était composé que de forçats libérés ou d’anciensfilous habiles à faire la bourse et la montre. « Peut-on,disaient-ils, permettre à un pareil homme de s’entourer de lasorte ? n’est-ce pas mettre à sa discrétion la vie et l’argentdes citoyens ? » D’autres fois ils me comparaient auVieux de la montagne : « Quand il voudra, il nouségorgera tous, prétendait le respectable M. Yvrier, n’a-t-ilpas ses Séïdes ? C’est une infamie ! Dans quel tempsvivons-nous ? poursuivait-il, il n’y a plus de morale, pasmême à la police. » Le bon homme ! ! ! avec samorale ! Au surplus, ce n’était pas là ce quil’inquiétait ; messieurs les officiers de paix nous auraientvolontiers pardonné d’avoir été aux galères, si le préfet avait pune pas s’apercevoir que quand il s’agissait de découvrir, un voleurou de l’arrêter, on devait un peu plus compter sur nous que sureux. Notre adresse et notre expérience les tuaient dans l’opiniondes magistrats ; aussi, lorsqu’il leur fut démontré que tousleurs efforts pour faire prononcer mon renvoi étaient inutiles,changèrent-ils de batteries ; ils ne m’attaquèrent plusdirectement, mais ils attaquèrent mes agents, et tous les moyens deles rendre odieux à l’autorité leur semblèrent bons. S’était-ilcommis un vol, soit à l’entrée d’un théâtre, soit à l’intérieur,vite ils rédigeaient un rapport, et les membres de la terriblebrigade étaient désignés comme les auteurs présumés. Il en était demême chaque fois que dans Paris il y avait de grandsrassemblements ; messieurs les officiers de paix ne laissaientpas échapper une seule de ces occasions de faire le procès à labrigade ;… il ne se perdait pas un chat qu’on ne lui reprochâtde l’avoir volé.

Fatigué à la fin de ces perpétuellesinculpations, je résolus d’y mettre un terme. Pour réduire ausilence messieurs les officiers de paix, je ne pouvais pas couperles bras à mes agents, ils en avaient besoin ; mais afin detout concilier, je leur signifiai qu’à l’avenir ils eussent àporter constamment des gants de peau de daim, et je leur déclaraique le premier d’entre eux que je rencontrerais dehors sans êtreganté serait expulsé immédiatement.

Cette mesure déconcerta tout-à-fait lamalveillance : désormais il était impossible de reprocher àmes agents de travailler dans la foule. Messieurs lesofficiers de paix, qui n’ignoraient pas qu’il n’est point de mainadroite, si elle n’est complètement nue, restèrent bouche close,ils savaient le proverbe : il n’est si bon matou quiattrape une souris avec des mitaines. Ce fut le matin àl’ordre que je fis connaître aux agents l’expédient que j’avaistrouvé pour faire cesser toutes les clabauderies auxquelles ilsétaient en butte.

« Messieurs, leur dis-je, on ne veut pasplus croire à votre probité qu’on ne croit à la chasteté desprêtres. Eh bien ! pour donner tort aux incrédules, j’ai penséqu’il n’y avait rien de si naturel, dans un cas comme dans l’autre,que de paralyser le membre qui peut être l’instrument dupéché ; chez vous, messieurs, ce sont les mains : je saisque vous êtes incapables d’en faire un mauvais usage, mais pouréviter tout prétexte au soupçon, j’exige que dorénavant vous nesortiez qu’avec des gants. »

Cette précaution, je dois le dire, n’était pascommandée par la conduite de mes agents, puisqu’aucun des voleursou forçats que j’ai employés ne s’est compromis aussi long-tempsqu’il a fait partie de la brigade ; quelques-uns sont retombésdans le crime, mais s’ils sont devenus coupables, ce n’a étéqu’après avoir été renvoyés. Vu les antécédents et la position deces hommes, le pouvoir que j’exerçais sur eux était en quelquesorte arbitraire ; pour les maintenir dans le devoir, ilfallait une volonté de fer et une résolution plus forte encore. Monascendant sur eux, provenait surtout de ce qu’ils ne m’avaient pasconnu avant mon entrée dans la police : plusieurs m’avaient vusoit à la Force, soit à Bicêtre ; mais je n’avais jamais étéque leur camarade de détention, et je pouvais les mettre au défi deciter une affaire à laquelle j’eusse participé, soit avec d’autres,soit avec eux.

Il est à remarquer que la plupart de mesagents étaient des libérés, que j’avais moi-même arrêtés à l’époqueoù ils s’étaient brouillés avec la justice. À l’expiration de leurpeine, ils venaient me prier de les enrôler, et lorsque je leurreconnaissais de l’intelligence, je les utilisais pour le servicede sûreté : une fois admis dans la brigade, ils s’amendaientmomentanément, mais sous un seul rapport ; ils ne volaientplus : quant au reste, ils étaient toujours des êtres perdusde débauche, adonnés au vin, aux femmes et surtout au jeu ;plusieurs d’entre eux y allaient perdre leurs appointements dumois, au lieu de payer le traiteur ou le tailleur qui leur donnaitdes vêtements. En vain faisais-je en sorte de leur laisser le moinsde loisirs possibles, ils en trouvaient toujours assez pours’entretenir dans de vicieuses habitudes. Obligés de consacrerdix-huit heures par jour à la police, ils se dépravaient moins ques’ils eussent été des sinécuristes ; mais toujours est-il quede temps à autre ils se permettaient des incartades ; et quandelles étaient légères, ordinairement je les leur pardonnais. Pourles traiter avec moins d’indulgence, il aurait fallu que je neconnusse pas ce vieil adage qui dit qu’il est impossibled’empêcher la rivière de couler. Tant que leurs tortsn’étaient que de l’inconduite, je devais me borner à laréprimande ; souvent les mercuriales que je leur adressaisétaient autant de coups d’épée dans l’eau, mais quelquefois aussi,suivant les caractères, elles produisaient de l’effet. D’ailleurstous les agents sous mes ordres étaient persuadés qu’ils étaient dema part l’objet d’une continuelle surveillance, et ils ne setrompaient pas ; car j’avais mes mouches, et parelles j’étais instruit de tout ce qu’ils faisaient : enfin, deloin comme de près, je ne les perdais jamais de vue, et touteinfraction au règlement qui traçait leurs obligations [2]

PRÉFECTURE DE. POLICE.

Règlement pour la brigade particulière desûreté.

Art. I. : « La brigade particulièrede sûreté se divise en quatre escouades. Chacun des agentscommandant une escouade reçoit ses instructions de son chef debrigade, et celui-ci reçoit les notes de surveillance et derecherches du chef de la deuxième division de la préfecture depolice, avec lequel il doit se concerter tous les jours, et autantde fois qu’il sera nécessaire pour le maintien de l’ordre et de lasûreté des personnes et des propriétés. Il lui rendra compte, tousles matins, du résultat de la surveillance exercée la veille etpendant la nuit par cette brigade, chaque chef d’escouade devantlui faire son rapport particulier.

II. » Les agents particuliersexerceront une surveillance sévère et active pour prévenir lesdélits ; ils arrêteront, tant sur la voie publique que dansles cabarets et autres lieux semblables, les individus évadés desfers et des prisons ; les forçats libérés qui ne pourront leurjustifier d’avoir obtenu la permission de résider à Paris ;ceux qui ont été renvoyés de la capitale dans leurs foyers pour yrester sous la surveillance de l’autorité locale, conformément auCode pénal, et qui seraient revenus à Paris sans autorisation,ainsi que ceux qu’ils surprendraient en flagrant délit. Ilsconduiront ces derniers devant le commissaire de police duquartier, auquel ils feront leur rapport, pour lui faire connaîtrele motif de l’arrestation des prévenus. En cas d’absence de cefonctionnaire public, ils les consigneront au poste le plus voisin,et les fouilleront soigneusement devant le commandant du poste,afin qu’ils puissent constater provisoirement la nature des objetstrouvés sur eux. Ils demanderont toujours aux délinquants leurdemeure, pour la vérifier de suite, et en cas de fausse indicationde domicile, ils en feront part au commissaire de police, quiconstatera alors leur vagabondage. Ils lui indiqueront aussi lestémoins qui pourraient être entendus, et dont ils auront eu soin dese procurer les noms et demeures.

III. » Les agents particuliers de lasûreté ne pourront consigner dans les postes que les individusmentionnés en l’article précédent. Ils ne pourront ensuite les enextraire que sur un ordre écrit de leur chef de brigade, auquel ilssont tenus de rendre compte de leurs opérations, ou en vertu d’unordre supérieur.

IV. » Les agents de police nepourront s’introduire dans une maison particulière pour arrêter unprévenu de délit, sans être muni d’un mandat, et sans êtreaccompagnés d’un commissaire de police, s’il y a perquisition àfaire au domicile.

V. » Les agents de police devront entout temps, marcher isolément, afin de mieux examiner les personnesqui passent sur la voie publique, et ils feront de fréquentesstations dans les carrefours les plus passagers.

VI. » La circonspection, la véracitéet la discrétion étant des qualités indispensables pour tout agentde police, ils ne peuvent y manquer sans être sévèrement punis.

VII. » Il est défendu aux agents depolice de diriger leur surveillance, soit de jour, soit de nuit,dans un autre quartier de la ville que celui qui leur aura étéindiqué par leur chef, à moins d’un événement extraordinaire, quil’eût exigé, et dont ils rendraient compte.

VIII. » Il est également défendu auxagents de police d’entrer dans les cabarets et autres lieux publicspour s’y attabler et boire avec des femmes publiques ou autresindividus susceptibles de les compromettre. Ceux qui se prendraientde boisson, qui entretiendraient des liaisons secrètes ethabituelles avec des voleuses ou filles publiques, ou vivraientmaritalement avec elles, seront punis sévèrement.

IX. » Le jeu étant celui de tous lesvices qui conduit le plus promptement l’homme à commettre desbassesses, il est expressément défendu aux agents de police de s’ylivrer. Ceux qui seraient trouvés à jouer de l’argent dans un lieuquelconque, seront sur-le-champ suspendus de leurs fonctions.

X. » Les agents de police sont tenusde rendre compte à leur chef de brigade de l’emploi de leurtemps.

XI. » La première contravention auxdéfenses faites dans les articles précédents, sera punie par uneretenue de deux journées d’appointement ; en cas de récidive,cette retenue sera doublée, sans préjudice d’une punition plusgrave, s’il y a lieu.

XII. » Le chef de la brigade estspécialement chargé de veiller à l’exécution du présent règlement.Cette exécution est aussi particulièrement recommandée aux chefsd’escouades qui reçoivent ses ordres, et doivent lui rendre compte,chaque jour, de l’exécution de ceux qu’ils auront reçus de lui,comme de ceux qu’ils auront été à portée de donner eux-mêmes auxagents qu’ils dirigent.

Fait à la Préfecture de police, le … 1818.

Le Ministre d’État, Préfet de Police,

Signé, Comte ANGLES.

Par Son Excellence,

Le Secrétaire-général de la Préfecture,

Signé FORTIS.

Sous Mr Delaveau, je voulus ajouterquelques articles à cette charte de la brigade ; mais le dévotpréfet qui couvrait de ses roulettes ambulantes Paris et labanlieue, refusa de donner sa sanction à un règlement dans lequelles jeux étaient anathématisés. J’avais aussi classé parmi lesattributions de mes agents, le droit de pourchasser sur le Quai del’École, aux Champs-Élysées, et dans tous les lieux publics, cettefoule de misérables, de tout rang et de tout âge, qui s’abandonnentou se prostituent à un goût honteux qui semblait avoir émigré avecles jésuites. Je sollicitai souvent la répression de ces désordres,messieurs Delaveau et Duplessis firent constamment la sourdeoreille ; enfin il me fut impossible de leur fairecomprendre : que la loi qui punit les attentats aux mœurs estapplicable à messieurs les trop-philanthropes, toutes les foisqu’ils ne vont pas chercher les ténèbres intra muros. Je n’ai pasencore pu m’expliquer pourquoi de si hideuses dépravations étaienten quelque sorte privilégiées : peut-être existait-il unesecte qui, pour se détacher du monde au moins par un côté, et sesoustraire à la plus douce des influences, avait juré haine à laplus belle moitié de l’humaine espèce ; peut-être qu’àl’instar de la société des bonnes lettres et de celle des bonnesétudes, il s’était formé une société des bonnes mœurs : lesmœurs jésuitiques. Je n’en sais rien, mais en peu d’années le mal afait tant de progrès, que je conseille à nos dames d’y prendregarde ; si cela continue, adieu l’empire du cotillon ; derobe courte ou longue, les jésuites n’aiment que la leur.] étaitaussitôt réprimée. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que, danstoutes les circonstances où le service l’exigeait, ces hommes,indisciplinables à tant d’égards, se pliaient à ma volonté, lorsmême qu’il y avait du péril à le faire. Nul autre que moi, j’ose ledire, n’eût obtenu d’eux un pareil dévouement.

En général, j’ai reconnu que parmi les membrescomposant la brigade, ceux qui prenaient ce qu’on appelle du cœur àl’ouvrage, finissaient par devenir des sujets supportables ;c’est-à-dire que sortis d’une ornière pour entrer dans une autre,ils y marchaient sans se déranger de leur chemin. Ceux, aucontraire, que rebutait le travail, retombaient dans uneirrégularité dont les suites leur étaient toujours funestes. J’eusnotamment l’occasion de faire une observation de ce genre sur unnommé Desplanques, qui remplissait dans mon bureau lesfonctions de secrétaire.

Ce Desplanques était un jeune homme bienélevé ; il avait de l’esprit, une rédaction facile, une belleécriture, et quelques autres talents qui auraient pu le mettre àmême de prendre un rang honorable dans le monde. Malheureusement ilétait possédé de la manie du vol, et, pour comble de disgrâce, ilétait paresseux au plus haut degré. C’était un voleur qui avait letempérament des escrocs, ce qui revient à dire qu’il n’était propreà rien de ce qui nécessite de l’assiduité et de l’énergie. Comme iln’était pas exact et s’acquittait fort mal de sa besogne, ilm’arrivait assez fréquemment de le gronder. « Vous vousplaignez sans cesse de ma négligence, me répondait-il, avec vous ilfaudrait être esclave ; ma foi, je ne suis pas accoutumé àêtre tenu. » Desplanques sortait du bagne, où il avait passésix ans.

En l’admettant dans la brigade, j’avais crufaire une excellente acquisition, mais je ne tardai pas à meconvaincre qu’il était incorrigible, et je me vis contraint de lerenvoyer. Sans ressource alors, il recourut au seul moyend’existence qui, dans une telle situation, puisse se concilier avecl’amour de l’oisiveté. Un soir passant dans la rue du Bac, devantla boutique d’un changeur, il brise un carreau, enlève une sébillepleine d’or et se sauve. Au même instant on entend crier au voleur,et l’on se met à sa poursuite. À ces mots arrêtez,arrêtez, officieusement répétés de loin en loin,Desplanques redouble de vitesse, bientôt il sera horsd’atteinte ; mais au détour d’une rue, il se jette dans lesbras de deux agents ses anciens camarades : la rencontre étaitfatale. Il veut s’échapper, inutiles efforts ; les agentsl’entraînent et le conduisent chez le commissaire, où le flagrantdélit est aussitôt constaté. Desplanques était en état derécidive : on le condamna aux travaux forcés àperpétuité ; il est aujourd’hui à Toulon, où il subit sapeine.

Des gens qui veulent juger de tout sans avoirété à même de s’éclairer par les faits, ont prétendu que des agentssortis de la caste des voleurs, devaient nécessairement entreteniravec eux des intelligences, ou du moins les ménager aussilong-temps qu’ils étaient assez adroits pour ne pas venir se brûlerà la chandelle. Je puis attester que les voleurs n’ont pas de pluscruels ennemis que les libérés qui se sont ralliés à la bannière dela police ; et que ces derniers à l’exemple de tous lestransfuges ne déploient jamais plus de zèle que quand il s’agit deservir un ami, c’est-à-dire d’arrêter un ex-camarade. Engénéral, un voleur qui se croit corrigé est sans pitié pour sesanciens confrères : plus il aura été intrépide dans son temps,plus il se montrera implacable à leur égard.

Un jour les nommés Cerf,Macolein et Dorlé, sont amenés au bureau commeprévenus de vols ; en les voyant, Coco-Lacour,long-temps leur compagnon et leur intime, est comme transportéd’indignation, il se lève et apostrophe Dorlé en cestermes :

« LACOUR. Eh bien ! monsieur ledrôle, vous ne voulez donc pas vous corriger ?

» DORLÉ. Je ne vous comprends pasM. Coco, de la morale !

» LACOUR, furieux.Qu’appelez-vous Coco ? Sachez que ce nom n’est pas le mien, jeme nomme Lacour ; oui Lacour, entendez-vous ?

» DORLÉ. Ah ! mon dieu, je ne lesais que trop, vous êtes Lacour ; mais vous n’avez sans doutepas oublié que lorsque nous étions camarades, vous ne vouliez pasd’autre nom que Coco, et tous les amis ne vous ont jamaisappelé autrement. – Dis donc Cerf, as-tu déjà vu un coco de cetteforce ?

» CERF, haussant les épaules. Iln’y a plus d’enfants, tout le monde s’en mêle ; monsieurLacour ! ! !

» LACOUR. C’est bon, c’est bon, autrestemps, autres mœurs ; castigat ridendo mores ;je sais que dans ma jeunesse j’ai pu avoir des égarements ;mais… »

Lacour essaya d’arranger quelques phrases danslesquelles il fit entrer le mot honneur ; mais Dorlé quin’était pas d’humeur à écouter sa remontrance, lui ferma la boucheen lui rappelant toutes les occasions dans lesquelles ils avaienttravaillé ensemble. Maintes fois Lacour a éprouvé desdésagréments de ce genre : lui arrivait-il de reprocher à desvoleurs leur ténacité au métier, c’était toujours par desimpertinences qu’il était récompensé de ses bonnes intentions.

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