Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XLII

 

Le boucher bon enfant. – Trop parler nuit. – L’innocence dupetit vin. – Un assassinat. – Les magistrats de Corbeil. – La levéedu corps. – L’adresse accusatrice. – Si ce n’est pas toi, c’est tonfrère. – La blessure perfide. – C’est lui. – Le front de Caïn. – Leréveil matinal. – Arrestation de deux époux. – Un coupable. – J’encherche un autre. – L’accusé de libéralisme. – Les goguettes, oules bardes du quai du Nord. – Une couleur. – Les chansonsséditieuses. – J’aide à la cuisine. – Le vin de propriétaire. –L’homme irréprochable. – Translation à la préfecture. – Uneconfession. – Résurrection d’un marchand de volaille. – Une scènede somnambulisme. – La confrontation. – Habemus confitentes reos. –Deux amis s’embrassent. – Un souper sous les verroux. – Départ deParis.

 

Depuis environ quatre mois, un grand nombred’assassinats et de vols à main armée avaient été commis sur lesroutes à proximité de la capitale, sans qu’il eût été possible dedécouvrir les auteurs de ces crimes : en vain la polices’était-elle attachée à faire surveiller quelques individus malfamés, toutes ses démarches avaient été infructueuses, lorsqu’unnouvel attentat, accompagné d’horribles circonstances, vint fournirdes indices d’après lesquels il fut enfin permis d’espérer que l’onatteindrait les coupables. Un nommé Fontaine, boucher, établi à laCourtille, se rendait à une foire dans l’arrondissement deCorbeil ; muni de sa sacoche, dans laquelle il y avait unesomme de quinze cents francs, il avait dépassé la Cour-de-France ets’avançait à pied dans la direction d’Essonne, quand, à très peu dedistance d’une auberge où il s’était arrêté pour prendre quelquesrafraîchissements, il fit la rencontre de deux hommes assezproprement vêtus. Le soleil étant sur son déclin, Fontaine n’étaitpas fâché de voyager en compagnie ; il accoste les deuxinconnus, et aussitôt il entre en conversation avec eux.« Bonsoir, messieurs, leur dit-il.»

– » Bonsoir l’ami, luirépond-t-on. »

Le colloque engagé, « savez-vous, reprendle boucher, qu’il commence à faire nuit ?

– » Que voulez-vous, c’est lasaison.

– » À la bonne heure, mais c’estqu’il me reste encore à faire un bon bout de chemin.

– » Et où allez-vous donc, sans êtretrop curieux ?

– » Où je vais ? à Milly,acheter des moutons.

– » En ce cas, si vous le permettez,nous ferons route ensemble ; puisque c’est à Corbeil que nousallons, ça ne peut pas mieux tomber.

– » C’est vrai, reprit le boucher,ça ne peut pas mieux tomber : aussi vais-je profiter de votresociété ; quand on a de l’argent sur soi, voyez-vous, il n’estrien de tel que de ne pas être seul.

– » Ah ! vous avez del’argent !

– » Je le crois bien que j’en ai, etune assez forte somme.

– » Nous aussi nous en avons, maisil nous est avis que dans le canton il n’y a pas de danger.

– » Vous croyez ? au surplusj’ai là de quoi me défendre, ajouta-t-il, en montrant sonbâton ; et puis, avec vous autres, savez-vous bien que lesvoleurs y regarderaient à deux fois ?

– » Ils ne s’y frotteraient pas.

– » Non, sacredieu, ils ne s’yfrotteraient pas. »

Tout en s’entretenant de la sorte, le trioarrive à la porte d’une maisonnette que le rameau de genièvresignale comme un cabaret. Fontaine propose à ses compagnons devider avec lui une bouteille. On entre ; c’est du Beaugency,huit sols le litre ; on s’attable, le bon marché, l’occasion,l’innocence du petit vin, l’on ne s’en va pas sur une seulejambe ; il y a là plus d’un motif de prolonger lastation ; chacun veut payer son écot. Trois quarts d’heures’écoulent, et lorsqu’on se décide à lever le siège, Fontaine, quiavait un peu trop levé le coude, était un peu plus qu’en pointe degaîté. Dans une telle situation, quel homme garde de ladéfiance !

Fontaine s’applaudit d’avoir trouvé de bonsvivants ; persuadé qu’il ne saurait mieux faire que de lesprendre pour guides, il s’abandonne à eux, et les voilà tous troisengagés dans un chemin de traverse. Il allait en avant avec un desinconnus, l’autre les suivait de près ; l’obscurité étaitcomplète, on voyait à peine à quatre pas ; mais le crime al’œil du lynx, il perce les ténèbres les plus épaisses ;tandis que Fontaine ne s’attend à rien, le bon vivant resté enarrière le vise à la tête et lui assène de son gourdin un coup quile fait chanceler : surpris, il veut se retourner, un secondcoup le renverse ; au même instant l’autre brigand, armé d’unpoignard, se précipite sur lui et le frappe jusqu’à ce qu’il lecroie mort. Fontaine s’est long-temps débattu, mais à la fin il asuccombé ; les assassins s’emparent alors de sa sacoche, etaprès l’avoir fouillé, ils s’éloignent, le laissant baigné dans sonsang. Bientôt vient à passer un voyageur, il entend desgémissements ; c’était Fontaine, que la fraîcheur de l’airavait rappelé à la vie. Le voyageur s’approche, s’empresse de luiprodiguer les premiers soins, et court ensuite demander du secoursaux habitations les plus voisines : on fait avertirsur-le-champ les magistrats de Corbeil ; le procureur du roiarrive sur le lieu du meurtre, il interroge les personnes présenteset s’enquiert des moindres circonstances : vingt-huitblessures plus ou moins profondes attestent combien les assassinsavaient craint que leur victime n’échappât. Fontaine cependant peutencore prononcer quelques paroles ; mais il est trop faiblepour donner tous les renseignements dont la justice peut avoirbesoin. On le transporte à l’hôpital, et deux jours après, uneamélioration notable dans sa situation donne l’espoir que l’onparviendra à le sauver.

La levée du corps avait été faite avec la plusminutieuse exactitude ; on n’avait rien négligé de ce quipouvait conduire à la découverte des assassins : des vestigesde pas avaient été calqués, des boutons, des fragments de papierteints de sang avaient été recueillis ; sur l’un de cesfragments, qui paraissait avoir servi à essuyer la lame d’uncouteau trouvé non loin de là, on remarquait quelques caractèrestracés à la main… mais ils étaient sans suite et ne pouvaient parconséquent fournir des indices dont il fût facile de tirer parti.Toutefois, le procureur du roi attachant une haute importance àl’explication de ces signes, on explora de nouveau les approches dulieu où Fontaine avait été trouvé gisant, et un second morceau depapier, ramassé dans l’herbe, présenta l’apparence d’une adressetronquée. En examinant avec attention, on parvint à déchiffrer cesmots :

À Monsieur Rao

marchand de vins, bar

Roche

Cli

Ce morceau de papier semblait avoir faitpartie d’un imprimé ; mais de quelle nature était cetimprimé ? c’est ce qu’il fut impossible d’éclaircir. Quoiqu’il en soit, comme en pareille occasion il n’est pas si petitecirconstance qu’il ne soit bon de constater en attendant deslumières certaines, on prit note de tout ce qui pouvait contribuerà l’instruction.

Les magistrats qui rassemblèrent ces premièresdonnées méritent des éloges pour le zèle et l’habileté qu’ilsdéployèrent. Dès qu’ils eurent rempli cette partie de leur mission,ils se rendirent en toute hâte à Paris, afin de s’y concerter avecl’autorité judiciaire et administrative. Sur leur demande, onm’aboucha immédiatement avec eux, et muni du procès-verbal qu’ilsavaient dressé, je me mis en campagne pour rechercher lesassassins. La victime les avait signalés ; mais devais-je m’enrapporter aux renseignements qui me venaient de cette source ?Peu d’hommes dans un grand danger conservent assez de présenced’esprit pour bien voir, et cette fois, je devais d’autant plussuspecter le témoignage de Fontaine, qu’il était plus précis. Ilracontait que pendant la lutte, qui avait été longue, l’un desassaillants, tombé sur les genoux, avait jeté un cri de douleur, etque l’instant d’après il avait dit à son complice qu’il éprouvaitune vive souffrance. D’autres remarques qu’il prétendait avoirfaites me paraissaient extraordinaires, d’après l’état où ils’était trouvé. Il m’était difficile de croire qu’il fût bien sûrde ses réminiscences. Je me proposai néanmoins d’en faire monprofit ; mais avant tout, il convenait d’adopter pour monexploration un point de départ plus positif. L’adresse tronquéeétait, suivant moi, une énigme qu’il fallait d’abord deviner ;je me mis l’esprit à la torture, et sans beaucoup d’efforts, je netardai pas à me convaincre que, sauf le nom, sur lequel il ne merestait plus que des doutes, elle pouvait se rétablir ainsi :À Monsieur… marchand de vins, barrière Rochechouart, chausséede Clignancourt. Il était donc évident que les assassinss’étaient trouvés en contact avec un marchand de vins de cequartier, peut-être même ce marchand de vins était-il un desauteurs du crime. Je dressai mes batteries de manière à savoirpromptement la vérité, et avant la fin de la journée, je fuspersuadé que je ne me trompais pas en faisant planer tous lessoupçons sur le nommé Raoul. Cet individu ne m’était pas connu sousde très bons auspices : il passait pour un des contrebandiersles plus intrépides de la ligne, et le cabaret qu’il tenait étaitle rendez-vous d’une foule de mauvais sujets qui venaient y fairedes orgies. Raoul avait en outre pour femme la sœur d’un forçatlibéré, et j’étais instruit qu’il avait des accointances avec touteespèce de gens mal famés. En un mot, sa réputation étaitabominable, et lorsqu’un crime était dénoncé, s’il n’y avait pasparticipé, on était du moins autorisé à lui dire : Si cen’est pas toi, c’est ton frère ou quelqu’un des tiens.

Raoul était en quelque sorte en état deperpétuelle prévention, soit par lui, soit par ses alentours. Jerésolus de faire surveiller les approches de son cabaret, et jedonnai l’ordre à mes agents d’avoir l’œil sur toutes les personnesqui le hantaient, afin de s’assurer si dans le nombre il ne s’entrouverait pas une qui fut blessée au genou. Pendant que lesobservateurs étaient au poste que je leur avais assigné, desinformations que je fis de mon côté me conduisirent à apprendre queRaoul recevait habituellement chez lui un ou deux garnementsd’assez mauvaise mine, avec lesquels il paraissait intimement lié.Les voisins affirmaient qu’on les voyait toujours aller ensemble,qu’ils faisaient de fréquentes absences, et ils ne doutaient pasque le plus fort de son commerce ne fût la contrebande. Un marchandde vin qui était le plus à portée de voir tout ce qui se passait audomicile de Raoul, me dit qu’il avait remarqué que son confrèresortait souvent à la brune et ne rentrait que le lendemain,ordinairement excédé de fatigue et crotté jusqu’à l’échine. On meraconta encore que Raoul avait une cible dans son jardin, et qu’ils’exerçait à tirer le pistolet. Tels étaient les propos qui merevenaient de toutes parts.

Dans le même temps, mes agents me rapportèrentavoir vu chez Raoul un homme qu’ils présumaient être un desassassins signalés : celui-ci ne boitait pas, mais il marchaitavec peine, et son costume était en tout semblable à celui queFontaine avait décrit. Les agents ajoutaient que cet homme sefaisait constamment accompagner de sa femme, et que les deux épouxétaient fort liés avec Raoul. On était de plus certain qu’ilslogeaient au premier étage d’une maison de la rue Coquenard.Toutefois, dans la crainte de donner l’éveil sur l’objet dedémarches que la prudence prescrivait de faire le plus secrètementpossible, on n’avait pas jugé a propos de pousser plus loinl’investigation.

Ce rapport fortifiait toutes mesconjectures ; je ne l’eus pas plutôt reçu, que je songeai àaller me poster aux aguets à proximité de la maison qui m’avait étédésignée. Il était nuit, j’attendis le jour, et avant qu’il parût,j’étais en vedette dans la rue Coquenard ; j’y restai à fairele pied de grue jusqu’à quatre heures de l’après-midi, et jecommençais véritablement à m’impatienter, quand les agents memontrèrent un individu dont les traits et le nom me revinrentsoudain à la mémoire. C’est lui, me dirent-ils ; en effet, àpeine eus-je aperçu le nommé Court, que d’après lesouvenir de ses antécédents, je fus convaincu qu’il était l’un desassassins que je cherchais ; sa moralité, qui était des plussuspectes, lui avait dans maintes occasions attiré de terriblesdésagréments ; il venait de subir une détention de six mois,et je me rappelai très bien l’avoir arrêté comme prévenu de fraudeà main armée. C’était un de ces êtres dégradés qui, comme Caïn,portent sur le front une sentence de mort.

Sans être grand prophète, on aurait puhardiment prédire à celui-là qu’il était destiné à l’échafaud. Unde ces pressentiments qui ne m’ont jamais trompé m’avertit qu’iltouchait enfin au terme de sa carrière périlleuse dans laquelle safatalité l’avait poussé. Cependant ne voulant pas agir avec trop deprécipitation, je fis une enquête, dans le but de m’assurer s’ilavait des moyens d’existence ; on ne lui en connaissait aucun,et il était de notoriété publique qu’il ne possédait rien et netravaillait pas. Les voisins, que j’interrogeai, s’accordèrent tousà dire qu’il menait une conduite des plus irrégulières ; ensomme, Court ainsi que Raoul étaient regardés comme des banditsachevés ; on les eût condamnés sur la mine. Quant à moi, quiavais des motifs pour voir en eux de francs scélérats, que l’onjuge si leur culpabilité m’était démontrée : aussi me hâtai-jede solliciter des mandats afin d’être autorisé à les saisir.

L’ordre d’opérer leur capture me fut donné, etdès le jour suivant, avant le lever du soleil, je me présentai à laporte de Court. Parvenu sur le palier du premier, je frappe.

« Qui est-là ? demande-t-on.

– » Ouvre, c’est Raoul ; et jecontrefais la voix de ce dernier. »

Aussitôt je l’entends se presser d’accourir,et quand il eut ouvert, supposant qu’il parlait à son ami :« Est-ce qu’il y a du nouveau ? me dit-il.

– » Oui, oui, répondis-je, il y en adu nouveau. »

Je n’avais pas achevé de prononcer ces mots,qu’à la lueur du crépuscule, il s’aperçut que je l’avais trompé.« Ah ! s’écria-t-il, avec un mouvement d’effroi, c’estM. Jules ! » (C’était le nom que medonnaient les filles et les voleurs.)

– » M. Jules ! » répéta la femmede Court, encore plus épouvantée que lui.

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il ya ? dis-je au couple alarmé d’un réveil si matinal,n’avez-vous pas peur ? Je ne suis pas si diable que noir.

– » C’est vrai, observa le mari,M. Jules est un bon enfant ; il m’a déjàemballé, mais c’est égal, je ne lui en veux pas.

– » Je le crois bien, repris-je,est-ce ma faute à moi si tu fais la maltouse ?(contrebande.)

– » La maltouse ! répartitCourt, de l’accent rassuré d’un homme qui se sent soulagé d’ungrand poids, la maltouse ! ah ! M. Jules, vous lesavez bien, si cela était, avec vous je ne m’en cacherais pas. Vouspouvez d’ailleurs faire le rapiot(perquisition). »

Pendant qu’il se tranquillisait de plus enplus, je me mis en devoir de fouiller le logement, où furenttrouvés une paire de pistolets chargés et amorcés, des couteaux,des vêtements qui paraissaient fraîchement lavés, et quelquesautres objets dont j’effectuai la saisie.

Il ne s’agissait plus que de compléterl’expédition : si j’eusse arrêté le mari en laissant la femmelibre, nul doute qu’elle n’eût averti Raoul de ce qui venait de sepasser. Je les conduisis tous deux au poste de la place Cadet.Court, que j’avais garrotté, redevint tout à coup sombre etpensif ; les précautions que j’avais prises lui causaient del’inquiétude ; sa femme me semblait aussi en proie à deterribles réflexions. Ils furent consternés, lorsqu’une fois aucorps de garde ils m’entendirent faire la recommandation de lesséparer et de les garder à vue. J’avais prescrit de pourvoir àleurs besoins ; mais ils n’avaient ni faim, ni soif. Lorsqu’onquestionnait Court à ce sujet, il ne répondait que par un signe detête négatif ; il fut dix-huit heures sans desserrer lesdents, il avait l’œil fixe et la physionomie immobile. Cetteimpassibilité n’indiquait que trop qu’il était coupable. Enpareille circonstance, j’ai presque toujours remarqué les deuxextrêmes, un morne silence ou une insupportable volubilité deparoles.

Court et sa femme étant en lieu de sûreté, ilrestait à m’emparer de Raoul. Je me transportai chez lui ; iln’y était pas ; le garçon qui gardait sa boutique me dit qu’ilavait couché à Paris, où il avait un pied à terre ; mais que,comme c’était dimanche, il ne manquerait pas d’arriver de bonneheure.

L’absence de Raoul était un contre-temps queje n’avais pu prévoir, je tremblai qu’avant de rentrer il ne luieût prit la fantaisie de dire bonjour à son ami. Dans ce cas, ilétait certainement instruit de son arrestation, et il étaitprobable qu’il se mettrait en mesure de m’échapper. Je craignaisencore qu’il ne nous eût vus au moment de l’expédition de la rueCoquenard, et mes appréhensions redoublèrent lorsque le garçonm’eut déclaré que son bourgeois avait sa demeure de ville dans lefaubourg Montmartre. Il n’y était jamais allé et ne pouvaitm’enseigner l’endroit ; mais, présumait-il, c’était auxenvirons de la place Cadet ; chaque renseignement qu’il medonnait me confirmait dans mes craintes, car peut-être Raoul netardait-il tant que parce qu’il se doutait de quelque chose. À neufheures il n’était pas de retour : le garçon que j’interrogeai,mais sans dire rien qui pût lui inspirer de la défiance, neconcevait pas qu’il ne fût pas encore installé à soncomptoir ; il était vraiment inquiet. La domestique, enpréparant le déjeûner que j’avais commandé pour mes agents et pourmoi, exprimait son étonnement de ce que son maître et surtout samaîtresse étaient moins exacts que de coutume ; elle redoutaitqu’ils n’en eussent été empêchés par quelque accident. « Si jesavais leur adresse, me disait-elle, j’enverrais voir s’ils sontmorts. »

J’étais bien persuadé qu’ils ne l’étaientpas : mais qu’étaient-ils devenus ? À midi nous étionssans nouvelles, et je croyais définitivement que la mèche étaitéventée, quand le garçon de boutique, qui depuis un instant s’étaitmis en faction devant la porte, accourut en disant : « Levoici. »

« Qui me demande ? ditRaoul. »

Mais à peine a-t-il franchi le seuil, qu’il mereconnaît.

– « Ah ! bonjour,M. Jules, me dit-il en venant à moi, qui est-ce qui vous amèneaujourd’hui dans notre quartier ? »

Il était loin de penser que ce fût à lui quej’avais affaire. Pour ne pas l’effrayer, j’essayai de lui donner lechange sur l’objet de ma visite.

« Ah çà, lui dis-je, vous vous avisezdonc d’être libéral ?

– » Libéral ?

– » Oui, oui, libéral, et de plus onvous accuse… mais ce n’est pas ici que nous pouvons nousexpliquer ; il faut que je vous parle en particulier.

– » Volontiers : montez aupremier, et je vous suis. »

Je montai, en faisant signe à mes agents deveiller sur Raoul, et de se saisir de sa personne s’il faisait minede vouloir sortir. Le malheureux n’y songeait même pas, et j’en eusbientôt la preuve, puisqu’il vint aussitôt me trouver comme ill’avait promis. Il m’aborda avec un air presque jovial ; jefus charmé de le voir dans cette sécurité.

« À présent, lui dis-je, que nous voilàseuls, nous pouvons causer à notre aise ; je vais vous conterpourquoi je suis venu. Vous ne devinez pas ?

– » Ma foi non.

– » Vous avez déjà été chagriné àcause des goguettes [118] quevous vous obstinez à tenir dans votre cabaret, malgré la défensequi vous en a été faite. La police est informée que tous lesdimanches, ici, il y a des réunions dans lesquelles on chante descouplets contre le gouvernement. Non-seulement on sait que vousrecevez chez vous un ramassis de gens suspects, mais encore on estaverti qu’aujourd’hui même vous les attendez en assez grand nombre,de midi à quatre heures : vous voyez, que quand elle le veutla police n’ignore rien. Ce n’est pas tout, on prétend que vousavez entre les mains une foule de chansons séditieuses ouimmorales, dont le recueil est si soigneusement caché, que pour ledécouvrir, il nous a été recommandé de ne venir que déguisés, et dene pas agir avant que les messieurs de la goguette aient ouvertleur séance. Je suis bien fâché que l’on m’ait chargé d’une missionaussi désagréable ; mais j’ignorais que j’étais envoyé chezquelqu’un de ma connaissance, autrement je me serais récusé ;car, avec vous, que me sert un déguisement ?

– » C’est juste, répondit Raoul, çane peut pas prendre…

– » N’importe, continuai-je, il vautencore mieux que ce soit moi qu’un autre ; vous savez que jene vous veux pas de mal, ainsi ce que vous avez de mieux à faire,c’est de me remettre toutes les chansons qui sont en votrepossession… ensuite, pour éviter de nouveaux désagréments, si j’aiun conseil à vous donner, c’est de ne plus recevoir des hommes dontles opinions peuvent vous compromettre.

– » Je ne croyais pas, observaRaoul, que la politique fût de votre ressort ?

– » Que voulez-vous, mon ami ?quand on est de la boutique, il faut faire un peu de tout. Nesommes-nous pas des chevaux à toute selle ?

– Enfin, vous faites ce qu’on vouscommande. C’est égal, aussi vrai que je m’appelle Clair Raoul, jepuis bien vous jurer que j’ai été dénoncé à faux. Faut-il que lemonde soit canaille… ! Moi qui ne cherche qu’à gagner mapauvre vie. On a bien raison de dire qu’il y a toujours desenvieux. Mais écoutez, M. Jules, avec moi il n’y a pas deporte de derrière, faites mieux que ça, restez ici toute la journéeavec vos messieurs, vous verrez si je vous en impose.

– » J’y consens, mais pas debamboche au moins ; c’est que vous êtes un cadet à fairedisparaître les chansons : surtout pas d’intelligence audehors. C’est que si vous faisiez prévenir les chanteurs de lagoguette…

– » Pour qui que vous meprenez ? répliqua Raoul avec vivacité, si je vous donne maparole de ne rien faire, je suis incapable d’y manquer : on ade l’honneur ou l’on n’en a pas. D’ailleurs, pour prouver que jen’ai pas de mauvaises intentions, vous n’avez qu’à ne pas mequitter ; je m’engage à ne souffler mot à qui que ce soit, pasmême à ma femme, quand elle reviendra : de la sorte, vousserez bien sûr… Par exemple, il faudra que vous me permettiez dedécouper mes viandes.

– » Avec plaisir, ne sais-je pasqu’il faut que le service se fasse ? je suis même tout prêt àvous donner un coup de main.

– » Vous êtes trop bon,M. Jules ; cependant ce n’est pas de refus.

– » Allons, lui dis-je, àl’ouvrage. »

Nous descendons ensemble. Raoul s’arme d’ungrand couperet, et bientôt les manches retroussées jusqu’auxcoudes, une serviette étalée devant moi, je l’aide à dépecer leveau qui ce jour là était destiné, avec la salade de rigueur, àfaire les délices des Lucullus du cabaret. Du veau je passe aumouton ; tant bien que mal, nous parons quelques douzaines decôtelettes ; nous arrondissons le gigot, qui est la pièce deluxe de la barrière ; j’arrache la queue à deux ou troisdindons, je donne un tour aux abattis, et quand il ne nous resteplus rien à faire dans la cuisine, je me rends utile à la cave, oùj’assiste en amateur à la fabrication du vin depropriétaire à six sols le litre.

Pendant cette opération, j’étais seul en facede Raoul, près de qui je jouais le rôle de l’amiintime, je ne le quittais non plus que son ombre ou queson tranchelard. J’avoue que plusieurs fois je tremblai qu’il nevînt à soupçonner le motif pour lequel je le veillais de siprès ; alors il m’aurait infailliblement égorgé, et je seraistombé sous ses coups sans qu’il eût été possible de mesecourir ; mais il ne voyait en moi qu’un familier del’inquisition politique, et à l’égard des imputations séditieusesdirigées contre lui, il était parfaitement tranquille.

Il y avait près de quatre heures que jefaisais les fonctions de second chef d’office, lorsque lecommissaire de police (aujourd’hui chef de la 2edivision), que j’avais fait prévenir, arriva enfin. J’étais aurez-de-chaussée ; d’aussi loin que je l’aperçus, je courus àlui, et après l’avoir prié de ne se présenter que dans quelquesminutes, je revins auprès de Raoul.

« Le diable les emporte, lui dis-je,actuellement ne prétendent-ils pas que ce n’est pas ici que nousdevrions être, mais à votre domicile de Paris ?

– » Si ce n’est que cela, merépondit-il, allons-y.

– » Allons-y, et puis quand nous yserons, il nous faudra revenir à la chaussée de Clignancourt.Oh ! l’on n’est pas chiche de nos pas. Tenez, si j’étais àvotre place, tandis que nous y sommes, j’irais solliciter lecommissaire de police de faire perquisition dans mon cabaret, ceserait un moyen de le disposer à penser que l’on vous a suspecté àtort. »

Raoul jugeant le conseil excellent, fit ladémarche que je lui suggérais ; le commissaire accéda à sondésir, et la perquisition fût faite avec le plus grand soin :elle ne produisit rien.

« Eh bien ! s’écria Raoul, avec ceton de satisfaction qui semble annoncer l’homme irréprochable,êtes-vous bien avancés maintenant ? pour des torche… fairetant d’embarras ! j’aurais assassiné que ce ne serait paspis. »

L’assurance avec laquelle il articula cedernier membre de phrase me déconcerta ; j’eus presque desscrupules de l’avoir cru coupable ; pourtant il l’était, etl’impression qui lui était favorable s’effaça promptement de monesprit. Il est douloureux de penser qu’un brigand, les mains encorefumantes du sang de sa victime, puisse sans frissonner proférer desparoles qui rappellent son attentat. Raoul était calme, il étaittriomphant. Quand nous montâmes en fiacre pour nous transporter àson domicile de Paris, on eût dit qu’il allait à la noce.

« Ma femme, répétait-il, sera biensurprise de me voir en si bonne compagnie. »

Ce fut elle qui vint nous ouvrir. À notreaspect son visage n’éprouva pas la moindre altération : ellenous offrit des sièges ; mais comme nous n’avions pas de tempsà perdre, sans avoir égard à sa politesse, le commissaire et moinous nous mîmes en devoir de procéder à la nouvelle perquisition.Raoul était présent ; il nous guidait avec une complaisanceextrême.

Afin de rendre vraisemblable l’histoire que jelui avais faite, c’était aux papiers que l’on devait s’attacher depréférence. Il me donna la clef de son secrétaire. Je m’empared’une liasse, et la première pièce sur laquelle se portent mesregards est une assignation, dont une partie est déchirée. Soudain,je me retrace la forme du lambeau sur lequel est écrite l’adresseannexée au procès-verbal des magistrats de Corbeil… Ce lambeaus’adapte évidemment à la déchirure. Le commissaire, à qui je faispart de mon observation, est de mon avis. Raoul ne nous vit d’abordqu’avec indifférence examiner l’assignation ; peut-être n’yprenait-il pas garde, mais tout à coup ses muscles se contractent,il pâlit, et s’élançant vers le tiroir d’une commode qui renfermedes pistolets chargés, il va s’en saisir, lorsque, par un mouvementnon moins rapide, mes agents, se précipitent sur lui, et le mettenthors d’état de faire résistance.

Il était près de minuit quand Raoul et safemme furent amenés à la préfecture : Court y arriva un quartd’heure après. Les deux complices furent enfermés séparément.Jusque là l’on n’avait contre eux que des présomptions et dessemi-preuves. Je me proposai de les confesser pendant qu’ilsétaient encore dans la stupeur. Ce fut d’abord sur Court quej’essayai mon éloquence ; je le pris ce qu’on appelle par tousles bouts ; j’employai toute espèce d’arguments pour leconvaincre qu’il était dans son intérêt de faire des aveux.

« Croyez-m’en, lui disais-je, déclareztoute la vérité ; pourquoi vous opiniâtrer à cacher ce quel’on sait ? Au premier interrogatoire que vous allez subir,vous verrez que l’on est plus instruit que vous ne le pensez. Tousles gens que vous avez attaqués ne sont pas morts, on produiracontre vous des témoignages foudroyants ; vous aurez gardé lesilence, mais vous n’en serez pas moins condamné ; l’échafaudn’est pas ce qu’il y a de plus terrible, ce sont les tourments, lesrigueurs dont on punira votre obstination. Justement irrités contrevous, les magistrats ne vous laisseront ni paix ni trêve, jusqu’àl’heure de l’exécution ; on vous obsédera, on vous fera périrà petit feu ; si vous vous taisez, la prison sera pour vous unenfer ; parlez, au contraire, montrez du repentir, de larésignation, et puisque vous ne pouvez échapper à votre sort,tâchez au moins que les juges vous plaignent et désirent voustraiter avec humanité. »

Pendant cette exhortation, qui fut beaucoupplus longue, Court était intérieurement très agité. Lorsque je luiannonçai que tous les gens attaqués par lui n’étaient pas morts, ilchangea de couleur et détourna la vue. Je remarquaiqu’insensiblement il perdait contenance, sa poitrine se gonflaitvisiblement, il respirait avec peine. Enfin, à quatre heures etdemie du matin, il me saute au cou, des larmes coulent en abondancede ses yeux.

« Ah ! M. Jules, s’écria-t-ilen sanglotant, je suis un grand coupable ; je vais tout vousraconter. »

Je m’étais bien gardé de dire à Court de quelassassinat il était accusé ; comme probablement il avaitcommis plus d’un meurtre, je ne voulus rien spécifier ;j’espérais qu’en restant dans des termes vagues, en m’abstenant detoute désignation trop précise, il me mettrait peut-être sur lavoie d’un crime autre que celui pour lequel il était poursuivi.Court réfléchit un instant.

« Eh bien ! oui, c’est moi qui aiassassiné le marchand de volailles. Fallait-il qu’il eût l’âmechevillée dans le corps ! Le pauvre diable ! en êtrerevenu après un assaut pareil ! Voici comment cela s’est fait,M. Jules ; que je meure sur l’heure si je mens… Ilsétaient plusieurs Normands qui s’en retournaient après avoir débitéleur marchandise à Paris… Je les croyais chargés d’argent ;j’allai en conséquence les attendre au passage : j’arrête lesdeux premiers qui se présentent, mais je ne trouve presque rien sureux… J’étais alors dans la plus affreuse nécessité ; c’étaitla misère qui me poussait ; je sentais que ma femme manquaitde tout, ça me saignait le cœur. Enfin, pendant que je me livre audésespoir, j’entends le bruit d’une voiture : je cours,c’était celle d’un marchand de volailles. Je le surprends à moitiéendormi ; je le somme de me donner sa bourse ; il sefouille, je le fouille moi-même ; il possédait en toutquatre-vingts francs. Quatre-vingts francs !qu’est-ce que c’est quand on doit à tout le monde ? J’avaisdeux termes à payer ; mon propriétaire avait menacé de memettre à la porte. Pour comble de disgrâce, j’étais harcelé pard’autres créanciers. Que vouliez-vous que je fisse avecquatre-vingts francs ? La rage m’empoigne, je prends mespistolets et les décharge tous les deux dans la poitrine dumessière. Quinze jours après, on m’a donné la nouvellequ’il était encore vivant… Jugez si j’ai été surpris ! aussidepuis ce moment je n’ai pas eu une minute de repos ; je medoutais bien qu’il me jouerait quelque mauvais tour.

– » Vos craintes étaient fondées,lui dis-je ; mais le marchand de volaille n’est pas le seulque vous ayez assassiné ; et ce boucher que vous avez cribléde coups de couteau, après lui avoir enlevé sa sacoche ?

– » Pour celui-là, reprit lescélérat, Dieu veuille avoir son âme ! Je répondrais bien ques’il dépose contre moi, ce ne sera qu’au jugement dernier.

– » Vous êtes dans l’erreur, leboucher n’en mourra pas.

– » Ah ! tant mieux, s’écriaCourt.

– » Non, il n’en mourra pas, et jedois vous prévenir qu’il a signalé, vous et vos complices demanière à ce qu’on ne puisse pas s’y méprendre. »

Court essaya de soutenir qu’il n’avait pas decomplices ; mais il n’eut pas la force de persister long-tempsdans le mensonge, et il finit par m’indiquer Clair Raoul.J’insistai pour qu’il m’en nommât d’autres, ce fut en vain :je dus provisoirement me contenter des aveux qu’il venait de faire,et dans la crainte qu’il n’imaginât de les rétracter, je fisimmédiatement appeler le commissaire, en présence de qui il lesréitéra dans les plus grands détails.

C’était sans doute une première victoire qued’avoir déterminé Court à se reconnaître coupable et à signer sesdéclarations, mais il m’en restait une seconde à remporter :il s’agissait d’amener Raoul à suivre l’exemple de son ami. Jepénétrai sans bruit dans la pièce ou il était : Raoul dormait,je prends des précautions pour ne pas l’éveiller, et m’étant placéprès de lui, je parle bas dans la direction de son oreille ;il remue légèrement, ses lèvres s’agitent, je présume qu’en luiadressant des questions, il y répondra ; sans élever la voix,je l’interroge sur son affaire ; il articule quelques parolesinintelligibles, mais il m’est impossible de donner un sens à cequ’il dit. Cette scène de somnambulisme durait depuis près d’unquart d’heure, lorsqu’à cette interpellation, qu’avez-vous faitdu couteau ? Il éprouva un sursaut, proféra quelques motsentrecoupés, et tourna ses regards de mon côté.

En me reconnaissant, il tressaillitd’étonnement et d’épouvante : on eût dit qu’à son intérieur ilvenait de se livrer un combat dont il tremblait que j’eusse été letémoin. À l’air d’anxiété avec lequel il me considérait, je visqu’il cherchait à lire dans mes yeux ce qui s’était passé.Peut-être pendant son sommeil s’était-il trahi. Il avait le frontcouvert de sueur, une pâleur mortelle était répandue sur sestraits ; il s’efforçait de sourire en grinçant les dentsmalgré lui. L’image que j’avais devant moi était celle d’un damné àqui sa conscience donne la torture… c’était Oreste poursuivi parles Euménides. Les dernières vapeurs d’un songe affreux n’étaientpas encore dissipées… je saisis la circonstance : ce n’étaitpas la première fois que j’avais pris le cauchemar pour monauxiliaire.

« Il paraît, dis-je à Raoul, que vousvenez de faire un rêve bien terrible ? vous avez beaucoupparlé et considérablement souffert ; je vous ai éveillé pourvous délivrer des tourments que vous enduriez et des remordsauxquels vous étiez en proie. Ne vous fâchez pas de ce langage, iln’est plus temps de dissimuler ; les révélations de votre amiCourt nous ont tout appris ; la justice n’ignore aucun desdétails du crime qui vous est imputé ; ne vous défendez pasd’y avoir participé, l’évidence, contre laquelle vous ne pouvezrien, résulte des dires de votre complice. Si vous vous retranchezdans un système de dénégation, sa voix vous confondra en présencede vos juges, et si ce n’est pas assez de son témoignage, leboucher que vous avez assassiné près de Milly paraîtra pour vousaccuser. »

À ce moment, j’examinai la figure de Raoul, etje la vis se décomposer ; mais se remettant graduellement, ilme répondit avec fermeté :

« M. Jules, vous voulezm’entortiller, c’est peine perdue : vous êtes malin, mais jesuis innocent. Pour ce qui est de Court, on ne me persuadera pasqu’il soit coupable, encore moins qu’il m’ait inculpé, surtoutquand il n’y a pas l’ombre de vraisemblance qu’il ait pu lefaire. »

Je déclarai de nouveau à Raoul qu’il cherchaitinutilement à me dérober la connaissance de la vérité. Au surplus,ajoutais-je, je vais vous confronter à votre ami, et nous verronssi vous osez le démentir. « Faites-le venir, repartit Raoul,je ne demande pas mieux ; je suis certain que Court estincapable d’une mauvaise action. Pourquoi voulez-vous qu’il ailles’accuser d’un crime qu’il n’a pas commis, et m’y impliquer degaîté de cœur, à moins qu’il ne soit fou, et il ne peut pasl’être ? Tenez, M. Jules, je suis si sûr de ce quej’avance, que s’il dit qu’il a assassiné et que j’étais avec lui,je consens à passer pour le plus grand scélérat que la terre aitporté ; je reconnaîtrai pour vrai tout ce qu’il dira, j’enprends l’engagement, quitte à monter avec lui sur le même échafaud.Mourir de ça ou mourir d’autre chose, la guillotine ne me fait paspeur. Si Court parle, eh bien ! tout est dit, la nappe estmise ; il roulera deux têtes sur le plancher. »

Je le laissai dans ces dispositions, etj’allai proposer l’entrevue à son camarade. Celui-ci refusa,m’alléguant qu’après avoir avoué, il n’aurait jamais la force deregarder Raoul. « Puisque j’ai signé ma déclaration,disait-il, faites-la lui lire, elle suffira pour leconvaincre ; d’ailleurs il connaît mon écriture. » Cetterépugnance, à laquelle je ne m’étais pas attendu, me contrariaitd’autant plus, que souvent, en moins d’une seconde, j’ai vu lesidées d’un prévenu changer du blanc au noir ; je m’efforçaidonc de la vaincre, et je parvins assez promptement à décider Courtà faire ce que je désirais. Enfin, je mets les deux amis enprésence ; ils s’embrassent, et improvisant une ruse que je nelui avais pas suggérée, bien qu’elle secondât merveilleusement mesprojets, Court dit à Raoul : « Eh bien ! tu as doncfait comme moi, tu as confessé notre crime ? tu as bienfait. »

Celui à qui s’adressait cette phrase fut uninstant comme anéanti ; mais reprenant bientôt sesesprits : « Ma foi, M. Jules, c’est bien joué ;vous nous avez tiré la carotte au parfait. À présent, comme je suisun homme de parole, je veux tenir celle que je vous ai donnée, enne vous cachant rien ; et sur-le-champ il se mit à me faire unrécit qui confirmait pleinement celui de son complice. Cesnouvelles révélations ayant été reçues par le commissaire dans lesformes voulues par la loi, je restai à causer avec les deuxassassins ; ils furent dans la conversation d’une gaîté qui netarissait pas ; c’est l’effet ordinaire de l’aveu sur les plusgrands criminels. Je soupai avec eux, ils burent raisonnablement.Leur physionomie était redevenue calme ; il n’y avait plus devestige de la catastrophe de la veille : on voyait que c’étaitune affaire arrangée ; en avouant, ils avaient prisl’engagement de payer leur dette à la justice. Au dessert, je leurannonçai que nous partirions dans la nuit pour Corbeil ;« en ce cas, dit Raoul, ce n’est pas la peine de nouscoucher, » et il me pria de lui faire apporter un jeu decartes. Quand arriva la voiture qui devait nous emmener, ilsétaient à faire leur cent de piquet aussi paisiblement que de bonsbourgeois.

Ils montèrent dans le coucou sans que celaparût leur faire la plus légère impression. Nous n’étions pasencore à la barrière d’Italie, qu’ils ronflaient comme desbienheureux ; à huit heures du matin ils ne s’étaient paséveillés, et nous entrions dans la ville.

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