Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XLIII

 

Arrivée à Corbeil. – Sornettes populaires. – La foule. – Lesgobe-mouches. – La bonne compagnie. – Poulailler et le capitainePicard. – Le dégoût des grandeurs. – Le marchand de dindons. – Legénéral Beaufort. – L’idée qu’on se fait de moi. – Grande terreurd’un sous-préfet. – Les assassins et leur victime. – Le repentir. –Encore un souper. – Mettez des couteaux. – Révélations importantes,etc., etc.

 

Le bruit de notre arrivée se répandit en uninstant. Les habitants accoururent pour voir les assassins duboucher ; j’étais aussi pour eux un objet de curiosité. Danscette occasion, je ne fus pas fâché d’apprendre ce que l’on pensaitde moi à six lieues de la Capitale ; je me faufilai dans lafoule assemblée devant la porte de la prison, et là je n’eus qu’àprêter l’oreille pour entendre les propos les plussinguliers ; c’est lui ! c’est lui !répétaient les spectateurs, en se haussant sur la pointe des pieds,chaque fois que le guichet s’ouvrait pour laisser entrer ou sortirun de mes agents.

« Tiens, le vois-tu ? disait l’un,c’est ce petit mauricaud qui n’a pas cinq pieds.

– » Bah ! un avorton comme ça,j’en aurais cinquante comme lui à mes trousses…

– » Un avorton ! il esttoujours assez grand pour te fiche ta tournée : d’abord iltire la savate comme un ange, et puis il a une manière de vouspasser la jambe.

– » Tais-toi donc, est-ce qu’on neconnaît pas les couleurs aussi bien que lui ?

– » C’est ce grand mince, disait unautre, a-t-il l’air méchant, avec ses cheveux roux !

– » Oh ! il est comme unéchalat ; il m’est avis qu’une main dans la poche je leploierais en deux.

– » Toi ?

– » Oui, moi.

– » Ah ! tu crois qu’il selaisserait empoigner ? pas si bête ! il viendraitsoi-disant pour te parler amicalement, puis au moment où tu t’yattendrais le moins, ce serait un coup de poing qui t’arriveraitdans le brochet (le creux de l’estomac), ou suivant qu’iltrouverait sa belle, il te saluerait d’une mure (coup depoing sur le nez) que tu en verrais trente-six chandelles.

– » Monsieur a raison, observait enme regardant un gros bourgeois à lunettes, qui était mon plusproche voisin, c’est un être bien extraordinaire que ceVidocq ; on prétend que quand il veut arrêter quelqu’un, il aun coup à lui qui le rend tout de suite maître de son homme.

– » Je me suis laissé dire, c’étaitun charretier qui prenait la parole, qu’il a toujours aux pieds dessouliers avec des caboches (gros clous), et qu’en vousdonnant une poignée de main, il vous lève sur l’os de la jambe unetartine de longueur.

– » Faites donc attention où vousmarchez, gros butor, s’écriait une jeune fille, dont le charretiervenait maladroitement d’écraser les cors.

– » Ça vous fait jouir la belleenfant, ripostait le rustre, ce n’est rien ; vous en verrezbien d’autres avant que de mourir ; si Vidocq avec le talon desa botte vous écrasait le gros arpion (gros orteil)…

– » Vraiment ! qu’il y viennedonc !

– » Il serait gêné ; c’estencore un cadet… »

À ce moment, je pris part à laconversation ; « Mademoiselle, dis-je au charretier, a detrop jolis yeux pour que Vidocq, tant méchant soit-il, veuille luifaire du mal.

– » Oh ! on n’ignore pas qu’iln’est pas si rude avec les femmes. D’abord c’est un gaillard qu’ondit qu’il lui en faut. Oui, il lui en faut, et qu’il estfameusement porté là-dessus. Mais ce n’est pas tout ça : j’envoulais venir que quand on écrase le gros arpion à un particulier,tant fort soit-il, il n’y a pas de milieu, il faut qu’il descende,et si on ne le ramasse pas, il reste sur la place. »

Il se fit alors un brouhaha. – Ah !ah ! ah !

« Qu’est-ce qu’il y a ?

– » À bas le chapeau !

– » Eh ! l’homme à laperruque !

– » C’est-il lesassassins ?

– » Le voilà ! levoilà !

– » Et qui donc ?

– » Ne poussez donc pas tant.

– » Polisson, voulez-vous finir avecvos mains ?

– » Donnez-lui un soufflet.

– » Comme les femmes sontimprudentes, se risquer dans un état pareil !

– » Aïe ! aïe !

– » Montez sur mon épaule.

– » Eh ! là-bas, vous n’êtespas de verre.

– » Sont-ils fous de faire tant debruit ?

– » C’est rien ! c’estrien ! c’est un exempt.

– » Y en a-t-il de cesmouchards !

– » Des mouchards ! il n’y en aque quatre. »

Quand ces criailleries cessèrent, le flux etle reflux de la multitude m’avaient transporté au milieu d’ungroupe nouveau, où une douzaine de gobe-mouches s’entretenaientaussi de moi.

PREMIER GOBE-MOUCHE. (celui-là avait descheveux blancs). « Oui, monsieur, il a été condamné pour centun ans de galères : un relevé de mort.

SECOND GOBE-MOUCHE. » Cent et unans ! c’est plus d’un siècle.

UNE VIEILLE FEMME. » Ah ! grandDieu ! qu’est-ce que vous me faites l’honneur de medire ? cent et un ans ! comme dit cet autre, ce n’est pasun jour.

TROISIÈME GOBE-MOUCHE. » Non !non, ce n’est pas un jour, c’est un beau bail.

QUATRIÈME GOBE-MOUCHE. » Il avaitdonc assassiné ?

CINQUIÈME GOBE-MOUCHE. » Quoi !vous ne savez pas ça ? C’est un scélérat couvert decrimes ; il a tout fait. Vingt fois il a mérité la guillotine,mais comme c’est un adroit coquin, on lui a fait grâce de lavie.

LA VIEILLE FEMME. » C’est-il vraiqu’il a été fouetté marqué ?

PREMIER GOBE-MOUCHE. » Certainement,madame, avec un fer chaud sur les deux épaules ; je vousréponds que si on les mettait à nu, on y trouverait la fleur delis.

AUTRE GOBE-MOUCHE. » (Son numéro d’ordrene me revient pas ; je me rappelle seulement qu’il était vêtude noir, et coiffé à l’oiseau royal, c’était, à ce que je présume,un des marguilliers de la paroisse.) « La fleur de lis ?c’est bien mieux que cela, puisqu’il est assujetti à porter unanneau à la jambe, c’est un fait que je tiens du commissaire.

MOI. » Laissez donc, avec votreanneau, est-ce qu’on ne le verrait pas ?

LE GOBE-MOUCHE NOIR. » (Sèchement).Non, monsieur, on ne le verrait pas. D’abord, ne vous mettez pasdans la tête que ce soit un anneau de fer du poids de quatre oucinq livres ; c’est un anneau d’or, tout léger, et presqueimperceptible. Ah ! parbleu, s’il s’avisait comme moi deporter des culottes courtes, ça sauterait aux yeux, mais lepantalon cache tout. Le pantalon, jolie mode ! ça nous vientde la révolution, c’est comme la Titus, on ne distingue plus unhonnête homme d’un galérien. Je vous le demande, messieurs, si ceVidocq était parmi nous, ne seriez-vous pas bien aise de voustrouver dans la compagnie d’un tel misérable ? qu’enpensez-vous, chevalier ?

UN CHEVALIER DE SAINT-LOUIS. » Pourmon compte, je n’en serais pas très flatté, et vous,M. de la Potonière ?

M. DE LA POTONIÈRE. » Dans lefait, ce n’est pas un si grand honneur ; un forçat, et qui pisest, un espion de police ! si encore il n’arrêtait que lesbrigands de l’espèce de ceux que l’on vient d’amener aujourd’hui,ce serait pain béni ; mais savez-vous à quelle condition onl’a tiré du bagne ? Pour obtenir sa liberté, il s’est engagé àlivrer cent individus par mois, et il n’y a pas à dire, coupablesou non, il faut qu’il les trouve, autrement il serait bien surd’être reconduit où on l’a pris ; par exemple, s’il dépasse lenombre, il a une prime. Est-ce ainsi que cela se passe enAngleterre, sir Wilson ?

SIR WILSON. » Non, le gouvernementde la Grande-Bretagne n’a point encore admis de pareillecommutation de peine. Je ne connais pas votre M. Vidocq, maissi c’est un brigand, il l’est beaucoup moins sans doute que ceuxqui tiennent suspendue sur sa tête l’épée, qui tombe du momentqu’il y a impossibilité pour lui de remplir un marché abominable.O’Méara, qui n’est pas plus que moi partisan de notre ministère,vous attestera qu’il ne s’est pas encore avili à ce point. Vousvous taisez, docteur, parlez donc.

LE DOCTEUR O’MÉARA. » Il ne luiaurait plus manqué que d’avoir choisi parmi les héros de Tyburn oude Botany-Bey, les agents qui répondent de la sûreté deLondres ; quand les voleurs font la chasse aux voleurs, onn’est jamais certain qu’ils ne finiront pas par s’entendre, etalors, que devient la chasse ?

LE CHEVALIER DE SAINT-LOUIS. » C’estjuste ; il est inconcevable que, dans tous les temps, lapolice n’ait jamais employé que des hommes tarés ; il y a tantd’honnêtes gens !

MOI. » Monsieur accepterait la placede Vidocq ?

LE CHEVALIER. » Moi ! monsieur,Dieu m’en garde !

MOI. » Eh bien ! ne demandezdonc pas l’impossible.

SIR WILSON. » L’impossible !jusqu’à ce que la police de France, qui n’est qu’une institutionténébreuse, une machination perpétuelle, ait cessé d’êtrel’espionnage, et soit devenue la force visible pour le maintien del’ordre public et de la sûreté de tous.

UNE ANGLAISE (au milieu de trois ou quatreofficiers en demi-solde, qui paraissent lui faire leur cour,peut-être était-ce lady Owinson). » Le général entendtoutes ces choses à merveille.

UN DES OFFICIERS. Ah ! voici le généralBeaufort, avec la famille Picard.

LADY OWINSON. » Ah ! bonjour,général ; je dois vous faire mes compliments de condoléance,car on m’a conté l’événement de votre tabatière : chez nous,il y a un vieux proverbe qui dit, qu’il vaut mieux s’éveillersous la table de la taverne que de s’exposer à dormir dans lefossé.

LE GÉNÉRAL. » (avec aigreur) C’estune leçon qui aurait pu profiter au boucher.

LADY OWINSON. » Et à vous, général.Mais à propos, que ne vous adressez-vous à Vidocq pour retrouvervotre tabatière ?

LE GÉNÉRAL. » À Vidocq ! unvoleur, un chauffeur, un gredin ! si je savais respirer lemême air que lui, je me pendrais tout de suite. Que je m’adresse aVidocq !

LE CAPITAINE PICARD. » Et pourquoipas ? s’il peut vous faire rendre l’objet.

LE GÉNÉRAL. » Ah ! voilà commevous êtes, vous (avec un ton de supériorité). Mon ami Picard, ons’aperçoit que vous êtes un enfant de la balle.

LE CAPITAINE. » Merci, général.

LE GÉNÉRAL. » N’êtes-vous pas lefils d’un capitaine de maréchaussée ? Ne m’avez-vous pas ditcent fois que votre père avait arrêté le fameuxPoulailler ?

LADY OWINSON. » Le fameuxPoulailler ? Ah ! M. Picard, contez-nous donc ça, lefameux Poulailler.

M. PICARD. » Puisque vous lecommandez, madame ; cependant, c’est bien long, et puis, c’estune histoire que tout le monde connaît.

LADY OWINSON. » Je vous en prie,M. Picard.

M. PICARD. » C’était un bienadroit voleur que Poulailler ; depuis Cartouche on n’avait pasvu son pareil. Je n’en finirais pas si je voulais vous direseulement le quart de ce que ma mère m’en a rapporté ; labonne femme a bientôt quatre-vingts ans, elle se souvient deloin.

LE GÉNÉRAL BEAUFORT. Au fait, avocat, pas dedigression.

LADY OWINSON. » Général,n’interrompez donc pas. Allons, M. Picard…

M. PICARD. » Pourvous abréger, la Cour était à Fontainebleau ; on y célébraitdes réjouissances à l’occasion d’un mariage. Mon père, qui étaitcapitaine de maréchaussée, reçoit dans la nuit un exprès qui luiannonce qu’à la suite d’un bal, plusieurs individus déguisés engrands seigneurs ont disparu, emportant avec eux les parures endiamants de la plupart des dames qui figuraient dans lesquadrilles. Il y en avait pour une somme considérable. Cetenlèvement s’était effectué avec tant d’audace et de subtilité,qu’il était tout naturel de l’attribuer à Poulailler. On l’avaitvu, à la tête d’une cavalcade de six hommes, superbement montés,prendre la route de Paris. Il était à présumer que c’étaient lesvoleurs, et qu’ils passeraient à Essonne. Mon père s’y renditsur-le-champ, et là, il apprit que la cavalcade était descendue àl’auberge du Grand-Cerf, c’est aujourd’hui la maisondéserte qu’on appelle la ferme. Ils étaient tous couchés, et leurschevaux étaient à l’écurie. Mon père voulut d’abord s’emparer deschevaux ; ils les trouva sellés, bridés et ferrés à rebours,si bien qu’ils semblaient aller dans l’endroit d’où ilsvenaient.

LADY OWINSON. » Voyez un peu quelleruse ! Ils les savent toutes, ces brigands !

M. PICARD. » Mon père fitcouper les sous-ventrières, et aussitôt il monta à la chambre dePoulailler ; mais averti par un des siens qui faisait le guet,celui-ci avait déjà levé le pied, et toute la bande s’étaitdispersée dans la campagne. Il n’y avait pas de temps à perdre pourse mettre à leur poursuite. Mon père ne s’arrêta qu’à laCour-de-France, où on lui dit qu’on avait vu entrer un beaumonsieur dans un cabaret, qu’il avait un habit tout couvert d’or etdes belles plumes sur son chapeau. Pas de doute, c’est Poulailler.Mon père va droit au cabaret, le beau monsieur y était :au nom du roi, je vous arrête, lui dit mon père.« Ah ! mon bon monsieur, ne m’arrêtez pas, je ne suis pascelui que vous croyez, je ne suis qu’un pauvre diable, qui menait àParis un troupeau de dindons ; j’ai rencontré sur mon cheminun seigneur qui me les a achetés, et qui a troqué sa défroquecontre la mienne ; je n’ai pas perdu au change, sans compterqu’il m’a bien payé ma marchandise quinze beaux louis d’or, qu’ilm’a donnés… si c’est lui que vous cherchez, ne lui faites pas demal… c’est un si brave homme ! Il m’a dit comme ça qu’il étaitdégoûté de vivre avec les grands, et qu’il voulait tater de la viedes petits… Si vous le voyez sur la route, on dirait, ma foi deDieu ! qu’il n’a fait que ça depuis qu’il est au monde ;il gaule ses dindons dame, il faut voir ! il n’y a pas dedanger qu’ils s’écartent. » Mon père n’eut pas plus tôt reçuce renseignement qu’il se mit à galoper après le nouveau marchandde dindons ; il l’eut atteint promptement. Poulailler sevoyant découvert, voulut prendre la fuite ; mon père le gagnade vitesse : alors le brigand lui tira deux coups depistolet : mais, sans se déconcerter, mon père sauta decheval, saisit Poulailler à la gorge, et après l’avoir terrassé, ille garrotta. Je vous réponds que c’était un rude homme que cePoulailler, mais mon père l’était aussi.

LE GÉNÉRAL BEAUFORT. » Ehbien ! capitaine Picard, je n’avais donc pas tort de dire quevous êtes un enfant de la balle.

MOI. (au généralBeaufort). » Général, je vous demande pardon, mais plusje vous considère, plus il me semble que j’ai l’honneur de vousconnaître ; ne commandiez-vous pas les gendarmes àMons ?

LE GÉNÉRAL. » Oui, mon ami, en 1793…Nous étions avec Dumouriez et le duc d’Orléans actuel.

MOI. C’est cela, général, j’étais sous vosordres.

LE GÉNÉRAL. » (me tendant la main avecenthousiasme) Eh ! venez donc, mon camarade, que je vousembrasse ; je vous retiens à dîner. Messieurs, je vousprésente un de mes anciens gendarmes ; il est taillé en force,celui-là, j’espère qu’il aurait bien arrêté Poulailler ;n’est-ce pas, M. Picard !

Pendant que le général pressait mes mains dansles siennes, un gendarme m’ayant aperçu parmi les spectateurs, vintà moi, et me touchant légèrement l’épaule :« M. Vidocq, me dit-il, le procureur du roi vousdemande. » Soudain, tout autour de moi, je vis les visagess’allonger d’une étrange façon. Quoi ! c’estVidocq ? et puis c’est Vidocq, c’est Vidocq,répétait-on, et les plus empressés donnaient force coups de coudepour se faire jour jusqu’à moi. On se montait les uns sur lesautres pour me voir ou de plus près ou de plus loin. Toute cettemasse de curieux s’imaginait vraisemblablement que je n’avais pasfigure humaine ; les exclamations de surprise que jesaisissais à la volée m’en donnèrent la preuve ; il en estquelques-unes que je n’ai pas oubliées. Tiens, il estblond ! je le croyais brun… on le dit si mauvais, il n’en apourtant pas l’air… c’est ce gros réjoui ! fiez-vous donc à lamine.

Telles étaient à peu près les observations quele public faisait en prenant mon signalement. Il y avait une telleaffluence, que je n’arrivai pas sans peine auprès du procureur duroi : ce magistrat me chargea de conduire les prévenus devantle juge d’instruction. Court, que j’emmenai le premier, parutintimidé quand il se vit en présence de plusieurs personnes :je l’exhortai à renouveler ses aveux ; il le fit sans trop dedifficulté, pour tout ce qui était relatif à l’assassinat duboucher ; mais interrogé au sujet du marchand de volailles, ilrétracta ce qu’il m’avait dit, et il fut impossible de l’amener àdéclarer qu’il avait d’autres complices que Raoul. Celui-ci,introduit dans le cabinet, ne balança pas à confirmer tous lesfaits consignés dans le procès-verbal de l’interrogatoire qu’ilavait subi à la suite de son arrestation. Il raconta longuement etavec un imperturbable sang-froid tout ce qui s’était passé entreeux et le malheureux Fontaine, jusqu’à l’instant où il l’avaitfrappé. « L’homme, dit-il, n’était qu’étourdi par les deuxcoups de bâton ; lorsque je vis qu’il ne tombait pas, jem’approchai de lui comme pour le soutenir ; j’avais à la mainle couteau qui est ici sur la table. En même temps, il s’élancevers le bureau, saisit brusquement l’instrument de son crime, faitdeux pas en arrière, et roulant deux yeux dans lesquels la fureurétincelle, il prend une attitude menaçante. Ce mouvement auquel onne s’était pas attendu glaça d’épouvante toute l’assistance ;le sous-préfet faillit se trouver mal ; moi-même, je n’étaispas sans quelque frayeur : cependant, persuadé qu’il étaitprudent de n’attribuer ce mouvement de Raoul qu’à un bon motif,« Eh ! messieurs, que craignez-vous ? dis-je ensouriant, Raoul est incapable de commettre une lâcheté et demésuser de la confiance qu’on lui témoigne ; il n’a pris lecouteau que pour vous mettre à même de mieux juger le geste.– Merci, M. Jules », me dit cet homme, charmé del’explication, et en déposant tranquillement le couteau sur latable ; il ajouta : « J’ai voulu seulement vousmontrer comment je m’en suis servi.

La confrontation des prévenus avec Fontaineétait indispensable pour compléter les préliminaires del’instruction : on consulte le médecin, afin de savoir sil’état du malade lui permet de soutenir une si rude épreuve, et sursa réponse affirmative, Court et Raoul sont amenés à l’hôpital.Introduits dans la salle où est le boucher, ils cherchent des yeuxleur victime. Fontaine a la tête enveloppée, sa figure estrecouverte de linges, il est méconnaissable, mais près de lui sontexposés les vêtements et la chemise qu’il portait lorsqu’il fut sicruellement assailli. « Ah ! pauvre Fontaine !s’écrie Court en tombant à genoux au pied du lit que décorent cessanglants trophées, pardonnez aux misérables qui vous ont mis danscet état ; puisque vous en êtes réchappé, c’est une permissionde Dieu ; il a voulu vous conserver pour que nous portions lapeine de nos méfaits. Pardon ! pardon ! répétait Court encachant son visage dans ses mains. » Pendant qu’il s’exprimaitainsi, Raoul, qui s’était également agenouillé, gardait le silence,et paraissait plongé dans une affliction profonde.« Allons ! debout, et regardez le malade en face, leurdit le juge que j’accompagnais. » Ils se levèrent. « Ôtezde ma vue ces assassins, s’écria Fontaine, je ne les ai que tropreconnus à leur figure et au son de leur voix. »

Cette reconnaissance et la vue des coupables,étaient plus que suffisantes pour établir que Court et Raoulavaient assassiné le boucher ; mais j’étais en outre convaincuqu’ils avaient bon nombre d’autres crimes à se reprocher, et que,pour les commettre, ils avaient dû être plus de deux ; c’étaitlà encore un secret qu’il m’importait de leur arracher ; jerésolus de ne pas les quitter sans qu’ils me l’eussent révélé toutentier. Au retour de la confrontation, je fis servir dans la prisonà souper pour les prévenus et pour moi ; le concierge medemanda s’il fallait mettre des couteaux sur la table. « Oui,oui, lui dis-je, mettez des couteaux. » Mes deux convivesmangèrent avec autant d’appétit que s’ils eussent été les plushonnêtes gens du monde. Quand ils eurent une légère pointe de vin,je les ramenai adroitement sur la pensée de leurs crimes.« Vous n’avez pas le fonds mauvais, leur dis-je, je gageraisque vous avez été entraînés ; c’est quelque scélérat qui vousa perdus. Pourquoi ne pas en convenir ? puisque vous avezressenti un mouvement de compassion et de repentir lorsque vousavez vu Fontaine, il m’est démontré que vous voudriez, au prix devotre sang, n’avoir pas versé celui que vous avez répandu. Ehbien ! si vous vous taisez sur vos complices, vous êtesresponsables de tout le mal qu’ils feront. Plusieurs des personnesque vous avez attaquées ont déposé que vous étiez au moins quatredans vos expéditions.

– » Elles se sont trompées, répliquaRaoul, parole d’honneur, M. Jules ; nous n’avons jamaisété plus de trois, l’autre est un ancien lieutenant des douanes,qui se nomme Pons Gérard, il reste tout près de lafrontière, dans un petit village entre la Capelle et Hirson,département de l’Aisne. Mais, si vous voulez l’arrêter, je vouspréviens que c’est un lapin qui n’a pas froid aux yeux.

– » Non, dit Court, il n’est pasfacile à brider, et si vous ne prenez pas toutes vos précautions,il vous donnera du fil à retondre.

– » Oh ! c’est un rude compère,reprit Raoul. Vous n’êtes pas manchot non plus, M. Jules, maisdix comme vous ne lui feraient pas peur ; en tout cas, vousêtes averti : d’abord, s’il a vent que vous le cherchez, iln’y a pas loin de chez lui en Belgique, il filera ; si vous lesurprenez, il résistera. Ainsi, trouvez moyen de le prendreendormi.

– » Oui, mais il ne dort guères,observa Court. »

– » Je m’informai des habitudes dePons Gérard et me fis donner son signalement. Dès que j’eus obtenutous les renseignements dont je pensais avoir besoin pour m’assurerde sa personne, songeant à faire constater les révélations que jevenais d’entendre, je proposai aux deux prisonniers d’écriresur-le-champ à celui des magistrats qui avait caractère pourrecevoir leurs aveux. Raoul mit la main à la plume, et lorsqu’ileut achevé, bien qu’il fût près d’une heure du matin, je portaimoi-même la lettre au procureur du roi ; elle était à peu prèsconçue en ces termes :

« Monsieur, revenus à des sentiments plusconformes à notre position, et mettant à profit les conseils quevous nous avez donnés, nous sommes décidés à vous faire connaîtretous les crimes dont nous nous sommes rendus coupables, et à voussignaler notre troisième complice. Nous vous prions, enconséquence, de vouloir bien venir près de nous, afin de recevoirnos déclarations. »

Le magistrat s’empressa de se rendre à laprison, et Court, ainsi que Raoul, répétèrent devant lui tout cequ’ils m’avaient dit de Pons Gérard. J’avais maintenant à m’occuperde ce dernier ; comme il ne fallait pas lui laisser le tempsd’apprendre la mésaventure de ses camarades, j’obtins de suitel’ordre d’aller l’arrêter.

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