Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XXXV

 

Les nouvellistes de malheur. – L’Écho de la rue de Jérusalem etlieux circonvoisins. – Toujours Vidocq. – Feu les Athéniens etdéfunt Aristide. – L’ostracisme et les coquilles. – La patte duchat. – Je fais des voleurs – Les deux Guillotin. – Le cloaqueDesnoyers. – Le chaos et la création. – Monsieur Double-Croche etla cage à poulets. – Une mise décente. – Le suprême bon ton. –Guerre aux modernes. – Le cadran bleu de la Canaille. – Une sociétébien composée. – Les Orientalistes et les Argonautes. – Les gigotsdes prés salés. – La queue du chat. – Les pruneaux et la chahut. –Riboulet et Manon la Blonde. – L’Entrée triomphale. – Le petit pèrenoir. – Deux ballades. – L’hospitalité. – L’ami de collège. – LesEnfants du Soleil.

 

Je demande pardon au lecteur de l’avoirentretenu si longuement de mes tribulations, et des petites malicesde mes agents : j’aurais bien désiré lui épargner l’ennui d’unchapitre qui n’intéresse que ma réputation ; mais, avantd’aller plus loin, j’avais à cœur de montrer qu’il n’est pastoujours bon, bien qu’on ne prête qu’aux riches, d’ajouter foi auxsornettes que débitent mes ennemis. Que n’ont pas imaginé lesmouchards, les voleurs et les escrocs, qui n’éprouvaient pas moinsles uns que les autres le besoin de me voir évincé de lapolice ?

« Un tel est enfoncé, racontaitun ami à sa femme, lorsque le matin ou le soir il revenaitau gîte.

– » Pas possible !

– » Eh ! mon Dieu ! commeje te dis.

– » Par qui donc ?

– » Faut-il le demander ? parce gueux de Vidocq. »

Deux de ces faiseurs d’affaires, qui sontnombreux sur le pavé de Paris, se rencontraient-ils :

« Tu ne sais pas la nouvelle ? cepauvre Harrisson est à la Force.

– » Tu plaisantes.

– » Je voudrais plaisanter ; ilétait en train de traiter d’une partie de marchandises, j’aurais eumon droit de commission ; eh bien ! mon cher, le diables’en est mêlé ; en prenant livraison il a été arrêté.

– » Et par qui ?

– » Par Vidocq.

– » Le misérable ! »

Une capture d’une haute importance était-elleannoncée dans les bureaux de la préfecture ; avais-je saisiquelque grand criminel, dont les plus fins matois d’entre lesagents avaient cent fois perdu la piste, tout aussitôt les mouchesde bourdonner : « C’est encore ce maudit Vidocqqui a empoigné celui-là. » C’étaient dans la gent mouchardedes récriminations à n’en plus finir : tout le long des ruesde Jérusalem et de Sainte-Anne, de cabaret en cabaret, l’échorépétait avec l’accent du dépit, encore Vidocq ! toujoursVidocq ! et ce nom résonnait plus désagréablement aux oreillesde la cabale, qu’à celles de feu les Athéniens le surnom deJuste, qui leur avait fait prendre en grippe défuntAristide.

Quel bonheur pour la clique des voleurs, desescrocs et des mouchards, si, tout exprès pour leur offrir un moyende se délivrer de moi, on avait ressuscité en leur faveur la loi del’Ostracisme ! Comme alors ils auraient rejoint leurscoquilles ! Mais, sauf les conspirations du genre decelles dont M. Coco et ses complices se promettaientun si fortuné dénouement, que pouvaient-ils faire ? Dans laruche, on imposait silence aux frelons. « VoyezVidocq, leur disaient les chefs ; prenez exemple surlui ; quelle activité il déploie ! toujours sur pied,jour et nuit, il ne dort pas ; avec quatre hommes comme lui,on répondrait de la sûreté de la capitale. »

Ces éloges irritaient les endormis, mais ilsne les tentaient pas ; se réveillaient-ils, ce n’était jamaisque le verre à la main ; et au lieu de se rendre à tire-d’aileoù les appelait le devoir, ils se formaient en petit comité, ets’amusaient à me travailler le casaquin, qu’on me passel’expression, elle n’est pas de moi.

« Non, il n’est pas possible, disaitl’un ; pour prendre ainsi marons les voleurs, il fautqu’il s’entende avec eux.

– » Parbleu ! reprenait unautre, c’est lui qui les met en œuvre ; il se sert de la pattedu chat…

– » Oh ! c’est un malin singe,ajoutait un troisième. »

Puis un quatrième, brochant sur le tout,s’écriait d’un ton sententieux : « Quand il n’a pas devoleurs, il en fait. »

Or, voici comment je faisais des voleurs.

Je ne pense pas que parmi les lecteurs de cesMémoires, il s’en trouve un seul qui, même par cas fortuit, ait misles pieds chez Guillotin. – « Eh ! quoi, medira-t-on, Guillotin ! »

Ce savant médecin,

Que l’amour du prochain

Fit mourir de chagrin.

Vous n’y êtes pas ; il s’agit bien ici dufameux docteur qui… Le Guillotin dont je parle est tout simplementun modeste frelateur de vins, dont l’établissement, fort connu desvoleurs du plus bas étage, est situé en face de ce cloaqueDesnoyers, que les riboteurs de la barrière appellent legrand salon de la Courtille. Un ouvrier peut encore êtrehonnête jusqu’à un certain point, et se risquer, en passant, chezle papa Desnoyers. S’il n’a pas froid aux yeux etqu’au bâton ainsi qu’à la savatte, il s’entende à moucher lesmalins, il se pourra, les gendarmes aidant, qu’il en soit quittepour quelques horions, et n’ait à payer d’autre écot que le sien.Chez Guillotin, il ne s’en tirera pas à si bon marché,surtout s’il y est venu proprement couvert et avec le goussetpassablement garni.

Que l’on se figure une salle carrée assezvaste, dont les murs, jadis blancs, ont été noircis par desexhalaisons de toute espèce : tel est, dans toute sasimplicité, l’aspect d’un temple consacré au culte deBachus et de Terpsychore ; d’abord, par uneillusion d’optique assez naturelle, on n’est frappé que del’exiguïté du local, mais l’œil venant à percer l’épaisseatmosphère de mille vapeurs qui ne sont pas inodores, l’étendue semanifeste par les détails qui s’échappent du chaos. C’est l’instantde la création, tout s’éclaircit, le brouillard se dissipe, il sepeuple, il s’anime, des formes apparaissent, on se meut, ons’agite, ce ne sont pas des ombres vaines, c’est au contraire de lamatière qui se croise et s’entrelace dans tous les sens. Que debéatitudes ! quelle joyeuse vie ! jamais pour desépicuriens, tant de félicités ne furent rassemblées, ceuxqui aiment à se vautrer y ont la main, de la fange partout :plusieurs rangées de tables, sur lesquelles, sans qu’on les essuiejamais, se renouvellent cent fois le jour les plus dégoûtanteslibations, encadrent un espace réservé à ce qu’on appelle lesdanseurs. Au fond de cet antre infect, s’élève, supportée parquatre pieux vermoulus, une sorte d’estrade construite avec desdébris de bateaux, que dissimule le grossier assemblage de deux outrois lambeaux de vieille tapisserie. C’est sur cette cage àpoulets qu’est juchée la musique : deux clarinettes, uncrincrin, le trombone retentissant, et l’assourdissante grossecaisse, cinq instruments dont les mouvements cadencés de labéquille de monsieur Double-Croche, petit boiteux quiprend le titre de chef d’orchestre, régularise les terriblesaccords. Ici, tout est en harmonie, les visages, les costumes, lesmets que l’on prépare : une mise décente est derigueur ; il n’y a pas de bureau où l’on dépose lescannes, les parapluies et les manteaux : l’on peut entrer avecson crochet, mais l’on est prié de laisser son équipage à la porte(le mannequin) ; les femmes sont coiffées en chienc’est-à-dire les cheveux à volonté, et le mouchoir perché au sommetde la tête, où par un nœud formé en avant, ses coins dessinent unerosette, ou si vous l’aimez mieux une cocarde qui menace l’œil à lamanière de celle des mulets provençaux. Pour les hommes, c’est laveste avec accompagnement de casquette et col rabattant, s’ils ontune chemise, qui est la tenue obligée : la culotte n’est pasnécessaire ; le suprême bon ton serait le bonnet de policed’un canonnier, le dolman d’un hussard, le pantalon d’un lancier,les bottes d’un chasseur, enfin la défroque surannée de trois ouquatre régiments ou la garde-robe d’un champ de bataille, pas defanfan ainsi costumé qui ne soit la coqueluche de cesdames, tant elles adorent la cavalerie, et ont un goût prononcépour les habillés de toutes les réformes ; mais rien ne leurplaît comme des moustaches et le charivari rouge, orné de soncuir.

Dans cette réunion, le chapeau de feutre, àmoins qu’il ne soit défoncé ou privé de ses bords, n’apparaît quede loin en loin ; on ne se souvient pas d’y avoir vu un habit,et quiconque oserait s’y montrer en redingote, à moins d’être unhabitué serait bien sûr de s’en aller en gilet rond. En vaindemanderait-il grâce pour ces pans dont s’offusquent les regards dela noble assemblée ; trop heureux si après avoir été bafoué ettraité de moderne à l’unanimité, il n’en laisse qu’un seulentre les mains de cette belle jeunesse, qui, dans ses rages degaieté, hurle plutôt qu’elle ne chante ces paroles sicaractéristiques :

Laissez-moi donc, j’veux m’en aller

Tout débiné z’à la Courtille ;

Laissez-moi donc, j’veux m’en aller

Tout débiné chez Desnoyers

Desnoyers est le Cadran bleu de laCanaille, mais avant de franchir le seuil du cabaret deGuillotin, la canaille elle-même y regarde à deux fois, de tellesorte que dans ce réceptacle on ne voit que des filles publiquesavec leurs souteneurs, des filous de tous genres, quelques escrocsdu dernier ordre, et bon nombre de perturbateurs nocturnes,intrépides faubouriens, qui font deux parts de leur existence,l’une consacrée au tapage, l’autre, au vol. On se doute bien quel’argot est la seule langue que l’on parle dans cette aimablesociété ; c’est presque toujours du français, mais tellementdétourné de sa signification primitive, qu’il n’est pas un membrede l’illustre compagnie des quarante qui pût se flatterd’y comprendre goutte ; et pourtant les abonnés de Guillotinont aussi leurs puristes ; ceux-là prétendent que l’argot apris naissance à Lorient, et sans croire qu’on puisse leurcontester la qualité d’Orientalistes, ils se l’appliquentsans plus de façon, comme aussi celle d’Argonautes, lorsqu’il leurest arrivé d’achever leurs études sous la direction des argousins,en faisant dans le port de Toulon, la navigation dormanteà bord d’un vaisseau rasé. Si les notes étaient de mon goût, jepourrais saisir aux cheveux l’occasion d’en faire quelques-unes detrès savantes, peut-être irais-je jusqu’à la dissertation, mais jesuis en train de peindre le paradis des faiseurs d’orgies, lescouleurs sont broyées, achevons le tableau.

Si l’on boit chez Guillotin, on y mangeégalement, et les mystères de la cuisine de ce lieu de délicesvalent bien la peine d’être dévoilés. Le petit père Guillotin n’apas de boucher, mais il a son équarrisseur ; et dans sescasseroles de cuivre, dont le vert-de-gris n’empoisonne pas, lecheval fourbu se transforme en bœuf à la mode, les cuisses ducaniche mis à mort dans la rue Guénegaud deviennent des gigots després salés, et la magie d’une sauce raffermissante donne au veaumort-né de la laitière l’appétissant coup d’œil duPontoise. La chère assure-t-on, y est exquise en hiver,quand il tombe du verglas ; et sous M. Delaveau, siparfois dans l’été le pain était hors de prix, durant lemassacre des innocents, on était certain d’y trouver dumouton à bon compte.

Dans ce pays des métamorphoses, le lièvren’eut jamais le droit de bourgeoisie, il a cédé sa place au lapin,et le lapin… que les rats sont heureux ! oh fortunatinimium si… norint… c’est le magister de Saint-Mandé qui meprête la citation ; on me dit que c’est du latin, peut-êtreest-ce du grec ou de l’hébreu, n’importe, je m’abandonne, advienneque pourra, à la volonté de Dieu ; mais toujours est-il que siles rats avaient pu voir ce que j’ai vu, à moins que d’être unerace ingrate et perverse, ils auraient ouvert une souscription pourériger une statue au libérateur petit père Guillotin.

Un soir, pressé par ce besoin qu’un bonFrançais ne satisfait jamais seul, je me lève pour chercher uneissue ; je pousse une porte, elle cède ; à la fraîcheurde l’air, je reconnais que je suis dans une cour ; l’endroitest propice, je m’avance à tâtons, tout à coup je fais un faux pas,on avait vraisemblablement dérangé quelques pavés, je tends lesbras pour me retenir, et tandis que de l’un je saisis un poteau, del’autre j’empoigne quelque chose de fort doux et de fort long.J’étais dans les ténèbres, il me semble voir briller quelquesétincelles, et au toucher, je crois reconnaître certain appendicevelu de la colonne vertébrale d’un quadrupède ; j’en tiens unebotte, je tire dessus, et il me reste à la main un paquet dedépouilles avec lequel je rentre dans la salle, au moment même oùM. Double-Croche, désignant les figures aux danseurs,s’égosille à crier la queue du chat.

Il ne faut pas demander si l’on saisit l’àpropos ; il se fit dans l’assemblée un miaulement général,mais ce n’était au plus qu’une plaisanterie, les amateurs degibelotte miaulèrent comme les autres, et après avoir enfoncé leurscasquettes, « allons, dirent-ils en se léchant les doigts, aupetit bonheur ! Coiffé de chat, nourri de même, nous nemanquerons pas de sitôt ; la mère des matous n’est pasmorte. »

Les pratiques du papa Guillotin consommentd’ordinaire plus en huile qu’en coton, cependant je puis affirmerque, de mon temps, il s’est fait dans son cabaret quelquesripailles qui, distraction faite des liquides, n’eussent pas coûtéd’avantage au café Riche ou chez Grignon. Il me souvientde six individus, les nommés Driancourt,Vilattes, Pitroux et trois autres, qui trouvèrentle moyen d’y dépenser 166 francs dans une soirée. À la vérité,chacun d’eux avait amené sa particulière. Le bourgeois les avaitsans doute quelque peu écorchés, mais ils ne s’en plaignaient pas,et ce quart d’heure que Rabelais trouve si dur à passer, ne leurarracha pas la moindre objection ; ils payèrent grandement,sans oublier le pourboire du garçon. Je les fis arrêter pendantqu’ils acquittaient le montant de la carte, qu’ils n’avaient pasmême pris la peine d’examiner. Les voleurs sont généreux quand ilsont rencontré une bonne veine. Ceux-là venaient de commettreplusieurs vols considérables, qu’ils expient aujourd’hui dans lesbagnes de France.

On a peine à croire qu’au centre de lacivilisation, il puisse exister un repaire si hideux que l’antreGuillotin il faut comme moi l’avoir vu. Hommes ou femmes, tout lemonde y fumait en dansant, la pipe passait de bouche en bouche, etla plus aimable galanterie que l’on pût faire aux nymphes quivenaient à ce rendez-vous, étaler leurs grâces dans les postures etattitudes de l’indécente chahut, était de leur offrir lepruneau, c’est-à-dire, la chique sentimentale, ou le tabac roulé,soumis ou non suivant le degré de familiarité, à l’épreuve d’unepremière mastication.

Les officiers de paix et les inspecteursétaient de trop grands seigneurs pour se lancer au milieu d’unpublic pareil, ils s’en tenaient au contraire soigneusement àl’écart, évitant un contact qui leur répugnait ; moi aussij’étais dégoûté, mais en même temps j’étais persuadé que pourdécouvrir et atteindre les malfaiteurs, il ne fallait pas attendrequ’ils vinssent se jeter dans nos bras ; je me décidai donc àaller les chercher, et pour ne pas faire des explorations sansrésultat, je m’attachai surtout à connaître les endroits qu’ilsfréquentaient par prédilection, ensuite comme le pêcheur qui arencontré un vivier, je jetai ma ligne à coup sûr. Je ne perdaispas mon temps à vouloir, comme on dit, trouver une aiguille dansune botte de foin : quand on veut avoir de l’eau, à moins quela rivière ne soit à sec, il est ridicule de compter sur lapluie ; mais je quitte la métaphore, et m’explique : toutcela signifie que le mouchard qui se propose de travaillerutilement à la destruction des voleurs, doit autant que possiblevivre avec eux, afin de saisir l’occasion d’appeler sur leur têtela vindicte des lois. C’était ce que je faisais, et c’était aussi,ce que mes rivaux appelaient faire des voleurs ; j’enai fait de la sorte bon nombre, notamment à l’époque de mes débutsdans la police. Dans une après-midi de l’hiver de 1811, j’eus lepressentiment, qu’une séance chez Guillotin, ne serait pasinfructueuse. Sans être superstitieux, je ne sais pourquoi j’aitoujours cédé à des inspirations de ce genre ; je mis donc àcontribution mon vestiaire, et après m’être accommodé de manière àn’avoir pas l’air d’un moderne, je partis de chez moi avecun autre agent secret, le nommé Riboulet, arsouilleconsommé, que toutes les houris de la guinche (de laguinguette) revendiquaient comme leur chevalier, bien qu’il donnâtaussi dans les cotonneuses (fileuses de coton) qui voyaient en luile plus agréable des faubouriens. Pour l’excursionprojetée, une femme était un bagage indispensable ; Ribouletavait sous la main celle qui nous convenait, c’était sa maîtresseen titre, une fille publique nommée Manon la Blonde, qu’ilavait pris l’engagement de faire respecter. En deux coups de tempselle eût fait un polisson de ses bas de laine, serré les cordons detaille de sa robe écarlate, passé son schall gris angora à bordureblanche, chaussé ses galoches à panouffles, rejoint ses cheveux, etdonné au fichu dont elle recouvrait son chef cet aspect de crâneriequi n’est pas obligatoire pour le négligé, Manon était à la joie deson cœur de faire le panier à deux anses.

Nous nous acheminons ainsi, bras dessus brasdessous, vers la Courtille. Arrivés au cabaret, nous commençons,par nous attabler dans un coin, afin d’être plus à portéed’examiner ce qui se passe. Riboulet était un de ces hommes dont laseule présence commande l’empressement, il n’avait pas parlé ni moinon plus que nous étions servis. « Tu vois, me dit-il, ledaron sait l’ordonnance, le pivois (le vin), lerôti et la salade. Je demandai, s’il n’était pas possible d’avoirde la matelotte.

– » De l’anguille, s’écria Manon, ont’en f… ra ; du cabot avec des pleurants (duchien de mer, et des oignons), c’est assez bon. » Jen’insistai pas, et nous nous mîmes tous trois à dévorer avec autantd’appétit que si nous n’eussions pas connu les secrets du papaGuillotin.

Pendant ce repas, un bruit qui se fit entendredû côté de la porte attira notre attention. C’étaient desvainqueurs qui faisaient leur entrée triomphale : mâles etfemelles, ils étaient au nombre de six, formant trois couplesd’individus qui n’avaient plus figure humaine ; tous avaientou des égratignures au visage ou les yeux au beurre noir : audésordre sanglant de leur toilette, à la fraîcheur de leurdébraillement, il était aisé d’apercevoir qu’ils étaient les hérosd’une batterie, dans laquelle de part et d’autre ons’était administré force coups de poings. Ils s’avancèrent versnotre table :

« L’UN DES HÉROS. Pardon le z’amis ;y a-t’y place pour nous z’ici ?

– » MOI. Nous serons un peu gênés,mais c’est égal, en se serrant…

– » RIBOULET (m’adressant laparole). Allons donc, cadet, tire la carrante (table) pourles camarades.

– » MANON (aux arrivants). Ces damessont de votre société ?

– » UNE DES HÉROÏNES. Quéque tudis ? (se tournant vers ses compagnes), quéqu’elledit ?

– » LE HÉROS DE CELLE-CI. Tais tagueule, Titine (Célestine), madame t’insulte pas.

Toute la troupe s’assied.

– » UN HÉROS. Eh ! par ici, monfi Guillotin ; un petit père noir de quatre ans à huitJacques (un broc de quatre litres à huit sous).

– » GUILLOTIN. On y va, on y va.

– » LE GARÇON (ayant le broc à lamain). Trente-deux sous, s’il vous plaît.

» Les v’là tes trente-deux pieds de nez,t’as donc tafe de Nozigue (tu te méfies donc denous) ?

– » LE GARÇON. Non, mes enfants,mais c’est la mode, ou, comme vous voudrez, la règle de lamaison. »

Le vin coule dans tous les verres, on remplitaussi les nôtres : « Excusez de la liberté, dit alorscelui qui avait versé.

» – Il n’y a pas de mal, réponditRiboulet.

» – Vous savez, une politesse envaut une autre.

– Oh ! il ne faudra pas mel’entonner.

» – Eh oui, buvons ! quipayera ? ça sera les pantres.

» – Tu l’as dit, mon homme,dessalons-nous. »

Nous nous dessalâmes si bien, que vers les dixheures du soir tout ce qu’il y avait de sympathique entre nous semanifestait déjà par des protestations à perte de vue, et par desexplosions de cette tendresse avinée, qui met en dehors toutes lesinfirmités du cœur humain.

Quand fut venu l’instant de se retirer, nosnouvelles connaissances, et surtout leurs femmes, étaient dans unecomplète ivresse ; Riboulet et sa maîtresse n’étaient quegais : ainsi que moi, ils avaient conservé leur tête ;mais pour paraître à l’unisson, nous affections d’être hors d’étatde pouvoir marcher : formés en bande, parce que de la sorteles coups de vent sont moins à craindre, nous nous éloignâmes duthéâtre de nos plaisirs.

Alors, afin de neutraliser par la puissanced’un refrain les dispositions chancelantes de notre bataillon,Riboulet, d’une voix dont les cordes vibraient dans la lie, se mità chanter, dans le plus pur argot du Bon temps, une de ces balladesà reprises qui sont aussi longues qu’un faubourg :

En roulant de vergne en vergne [4]

Pour apprendre à goupiner [5],

J’ai rencontré la mercandière [6],

Lonfa malura dondaine,

Qui du pivois solisait [7],

Lonfa malura dondé.

J’ai rencontré la mercandière,

Qui du pivois solisait.

Je lui jaspine en bigorne [8],

Lonfa malura dondaine,

Qu’as tu donc à morfiller [9] ?

Lonfa malura dondé.

Je lui jaspine en bigorne,

Qu’as-tu donc à morfiller ?

J’ai du chenu pivois sans lance [10],

Lonfa malura dondaine,

Et du larton savonné [11],

Lonfa malura dondé.

J’ai du chenu pivois sans lance

Et du larton savonné,

Une lourde, une tournante [12],

Lonfa malura dondaine,

Et un pieu pour roupiller [13],

Lonfa malura dondé.

Une lourde, une tournante

Et un pieu pour roupiller.

J’enquille dans sa cambriole [14],

Lonfa malura dondaine,

Espérant de l’entifler [15],

Lonfa malura dondé.

J’enquille dans sa cambriole,

Espérant de l’entifler,

Je rembroque au coin du rifle [16],

Lonfa malura dondaine,

Un messière qui pionçait [17],

Lonfa malura dondé.

Je rembroque au coin du rifle

Un messière qui pionçait ;

J’ai sondé dans ses vallades [18],

Lonfa malura dondaine,

Son carle j’ai pessigué [19],

Lonfa malura dondé.

J’ai sondé dans ses vallades,

Son carle j’ai pessigué,

Son carle, aussi sa toquante [20],

Lonfa malura dondaine,

Et ses attaches de cé [21],

Lonfa malura dondé.

Son carle, aussi sa tocquante

Et ses attaches de cé,

Son coulant et sa montante [22],

Lonfa malura dondaine,

Et son combre galuché [23],

Lonfa malura dondé.

Son coulant, et sa montante,

Et son combre galuché

Son frusque, aussi sa lisette [24],

Lonfa malura dondaine,

Et ses tirants brodanchés [25],

Lonfa malura dondé.

Son frusque, aussi sa lisette,

Et ses tirants brodanchés,

Crompe, crompe, mercandière [26],

Lonfa malura dondaine,

Car nous serions béquillés [27],

Lonfa malura dondé.

Crompe, crompe, mercandière,

Car nous serions béquillés,

Sur la placarde de vergne [28],

Lonfa malura dondaine,

Il nous faudrait gambiller [29],

Lonfa malura dondé.

Sur la placarde de vergne,

Il nous faudrait gambiller,

Allumés de toutes ces largues [30]

Lonfa malura dondaine,

Et du trepe rassemblé [31]

Lonfa malura dondé.

Allumés de toutes ces largues

Et du trepe rassemblé,

Et de ces charlots bons drilles [32],

Lonfa malura dondaine,

Tous aboulant goupiner [33],

Lonfa malura dondé.

Riboulet ayant débité ses quatorze couplets,Manon la Blonde, voulut aussi faire admirer l’étendue de sonorgane. « Eh, les autres ! dit-elle, en v’la z’une quej’ai zapprise à Lazarre, prêtez loche et rebectezaprès moi :

Un jour à la Croix-Rouge,

Nous étions dix à douze.

Elle s’interrompt, « commeaujourd’hui. »

Nous étions dix à douze,

Tous grinches de renom [34] ;

Nous attendions la sorgue [35],

Voulant poisser des bogues [36]

Pour faire du billon [37](bis)

Partage ou non partage,

Tout est à notre usage ;

N’épargnons le poitou. [38]

Poissons avec adresse [39]

Messières et gonzesses [40]

Sans faire de regoût, [41](bis)

Dessus le pont au Change

Certain Argent de change

Se criblait au charron. [42]

J’engantai sa toquante, [43]

Ses attaches brillantes, [44]

Avec ses billemonts. [45](bis)

Quand douze plombes crossent [46]

Les pègres s’en retournent [47]

Au tapis de Montron. [48]

Montron ouvre ta lourde [49]

Si tu veux que j’aboule [50]

Et piausse en ton bocson. [51](bis)

Montron drogue à sa largue, [52]

Bonnis-moi donc giroffle. [53]

Qui sont ces pègres là ? [54]

Des grinchisseurs de bogues, [55]

Esquinteurs de boutoques, [56]

Les connobres-tu pas ? [57](bis)

Et vite ma culbute ; [58]

Quand je vois mon affure [59]

Je suis toujours paré [60]

Du plus grand cœur du monde

Je vais à la profonde [61]

Pour vous donner du frais. (bis)

Mais déjà la patrarque [62],

Au clair de la moucharde [63],

Nous reluque de loin. [64]

L’aventure est étrange,

C’était l’Argent-de-change

Que suivaient les roussins [65].(bis)

Àdes fois l’on rigole, [66]

Ou bien l’on pavillonne, [67]

Qu’on devrait lansquiner. [68]

Raille, griviers et cognes [69]

Nous ont pour la cigogne [70]

Tretous marrons paumés [71](bis)

Ce final que nous prîmes, pour ainsi dire,dans la bouche de Manon, avant qu’elle eut achevé de le prononcer,fut répété huit à dix fois de manière à faire frémir les vitres detout le quartier. Après cet élan d’une hilarité bachique, lespremières fumées du vin, qui sont d’ordinaire les plus vives,venant peu à peu à se dissiper, nous entrâmes en conversation. Lechapitre des confidences, suivant la coutume, s’ouvrit en façond’interrogatoire. Je ne me fis pas tirer l’oreille pour répondre,allant toujours au-delà de ce qu’on désirait savoir : étrangerà Paris, je n’avais connu Riboulet qu’à son passage dans la prisonde Valenciennes, lorsqu’il avait été reconduit à son corps commedéserteur ; c’était un ami de collège, (un camaradede détention) que j’avais retrouvé. Pour le surplus, j’eus soin deme représenter sous des couleurs qui les charmèrent : j’étaisun sacripan fini, je ne sais pas ce que je n’avais pas fait, etj’étais prêt à tout faire. Je me déboutonnais pour les engager à sedéboutonner à leur tour, c’est une tactique qui m’a souventréussi : bientôt les camarades bavardèrent comme des pies, etje fus au courant de leurs affaires tout aussi bien que si je neles eusse jamais quittés. Ils m’apprirent leurs noms, leur demeure,leurs exploits, leurs revers, leur espoir : ils avaientvraiment rencontré l’homme qui était digne de leur confiance ;je leur revenais, je leur convenais, tout était dit.

De semblables explications altèrent toujoursplus ou moins : tous les rogomistes qui se trouvaient surnotre chemin nous devaient quelque chose : plus de centpoissons furent bus en l’honneur de notre nouvelle liaison, nous nedevions plus nous séparer. « Viens avec nous, viens, medisaient-ils. » Ils étaient si pressants, que n’ayant pas laforce de me dérober à leurs instances je consentis à les reconduirechez eux, rue des Filles-Dieu, n° 14, où ils logeaient dansune maison garnie. Une fois dans leur galetas, il me fut impossiblede refuser de partager leur lit : on ne se fait pas d’idée,comme ils étaient bons enfants ; moi je l’étais aussi, et ilsen étaient d’autant plus persuadés que le compère Riboulet, durantune heure environ que je fis semblant de dormir leur fit de moi àvoix basse un éloge, dont la moitié même ne pouvait être vraie,sans que j’eusse mérité dix condamnations à perpétuité. Je n’étaispas né coiffeur, comme certain personnage que le spirituelFigaro exposait sur la sellette du ridicule, j’étais nécoiffé, et j’avais un bonheur à faire mourir de chagrin toute unegénération d’honnêtes gens. Enfin Riboulet, m’avait si bien misdans les papiers de nos hôtes, que dès la pointe du jour ils meproposèrent d’être d’expédition avec eux, pour un vol qu’ilsallaient commettre rue de la Verrerie.

Je n’eus que le temps de faire avertir le chefde la deuxième division, qui prit si bien ses mesures, qu’ilsfurent arrêtés porteurs des objets volés. Riboulet et moi, nousétions restés en gaffe, afin de donner l’éveil en casd’alerte, croyaient les voleurs, mais plus réellement pour voir sila police était à son poste. Quand ils passèrent près de nous, toustrois emballés dans un fiacre d’où ils ne pouvaient nousapercevoir. « Eh bien ! me dit Riboulet, les voilà commedans la chanson de Manon, tretous paumés marrons. »Ils furent pareillement, tretous condamnés, et si les noms deDebuire, de Rolé, d’Hippolyte dit laBiche sont encore inscrits sur le contrôle des bagnes, c’estparce que j’ai passé une soirée chez Guillotin AUX ENFANTS DUSOLEIL.

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