Mémoires de Vidocq – Tome III

CHAPITRE XL

 

Nos amis les ennemis. – Le bijoutier et le curé. – L’honnêtehomme. – La cachette et la cassette. – Une bénédiction du ciel etle doigt de Dieu. – Fatale nouvelle. – Nous sommes ruinés. –l’amour du prochain. – Les Cosaques sont innocents. – 100,000francs, 50,000 francs, 10,000 francs, ou la récompense au rabais. –Le faux soldat. – L’entorse de commande. – La tonnelière de Livry.– La petite réputation locale. – Je suis juif. – Mon pèlerinageavec la religieuse de Dourdan. – Le phénix des femmes. – Mamétamorphose en domestique allemand. – Mon arrestation. – Je suisincarcéré. – Le hacheur de paille. – Mon entrée en prison. – Lesétrangers ont des amis partout. – Le rat d’église. – L’habitviande. – Les boutons de ma redingote. – Ce qu’entend toujours univrogne. – Mon histoire. – La bataille de Montereau. – J’ai volémon maître. – Projets d’évasion. – Voyage en Allemagne. – La poulenoire. – Confidence au procureur du roi. – Mon extraction. – Mafuite avec un compagnon d’infortune. – Cent mille écus de diamants.– Le minimum.

 

Peu de temps avant la première invasion,M. Sénard, l’un des plus riches bijoutiers du Palais-Royal,étant allé voir son ami le curé de Livry, le trouva dans cesperplexités que causaient alors généralement l’approche de nos bonsamis les ennemis. Il s’agissait de soustraire à la rapacité deMessieurs les cosaques, d’abord les vases sacrés, et ensuite sonpetit pécule. Après avoir long-temps hésité, bien que par état ildût avoir l’habitude des enterrements, monsieur le curé se décida àenfouir les objets qu’il se proposait de sauver, et monsieur Sénardqui, comme la plupart des gobe-mouches et des avares, imaginait queParis serait livré au pillage, résolut de mettre à couvert de lamême manière tout ce qu’il y avait de précieux dans sa boutique. Ilfut convenu que les richesses du pasteur et celles du marchandseraient déposées dans le même trou. Mais ce trou, qui lecreusera ? Un homme chante au lutrin, c’est la perle deshonnêtes gens ; le père Moiselet ; oh ! pourcelui-là, on peut avoir en lui toute espèce de confiance : unliard qui ne serait pas à lui, il ne le détournerait pas ;depuis trente ans, en sa qualité de tonnelier, il avait leprivilège exclusif de mettre en bouteilles les vins du presbytère,où il s’en buvait d’excellents. Marguillier, sacristain, sommelier,sonneur, factotum de l’église et dévoué à son desservant,jusqu’à se relever à toute heure, s’il en était besoin, il avaittoutes les qualités d’un excellent serviteur, sans compter ladiscrétion, l’intelligence et la piété. Dans une conjoncture aussigrave, il était évident qu’on ne pouvait jeter les yeux que surMoiselet, ce fut lui que l’on choisit ; et la cachette,disposée avec beaucoup d’art, fut bientôt prête à recevoir letrésor qu’elle devait préserver ; six pieds de terre furentjetés sur les espèces du curé, auxquelles faisaient compagnie desdiamants pour une valeur de cent mille écus, que M. Sénardavait enfermés dans une petite boîte. La fosse comblée, le sol futsi parfaitement aplani, qu’on se serait donné au diable que depuisla création il n’avait pas été remué. « Ce brave Moiselet,disait M. Sénard, en se frottant les mains, il nous a arrangécela à merveille. Ma foi, messieurs les Cosaques, vous aurez le nezfin, si vous trouvez celle-là. » Au bout de quelques jours,les armées coalisées font de nouveaux progrès, et voilà que desnuées de Kirguiz, de Kalmouks et de Tartares de toutes les hordeset de toutes les couleurs, s’éparpillent dans la campagne auxenvirons de Paris. Ces hôtes incommodes sont, comme on le sait,fort avides de butin ; ils font partout un ravageépouvantable, point d’habitation qui ne leur paie tribut ;mais dans leur ardeur de piller, ils ne se bornent pas à lasuperficie, tout leur appartient, jusqu’au centre du globe, et pourne pas être frustrés dans leurs prétentions, intrépides géologues,ils font une foule de sondes qui, au grand regret des naturels dupays, leur révèlent qu’en France, les mines d’or ou d’argent sontmoins profondes qu’au Pérou. Une semblable découverte était bienfaite pour les mettre en goût, ils fouillèrent avec une activitésans pareille, et le vide qu’ils produisirent dans bien descachettes, fit le désespoir des Crésus de plus d’un canton. Lesmaudits Cosaques ! Cependant l’instinct si sûr qui les guidaitoù il y avait à prendre, ne les conduisait pas à la cachette ducuré. C’était comme une bénédiction du ciel, chaque matin le soleilse levait, et rien de nouveau ; rien de nouveau non plus,quand il se couchait.

Décidément on ne pouvait s’empêcher dereconnaître le doigt de Dieu dans l’impénétrabilité du mystère del’inhumation opérée par Moiselet : M. Sénard en était sitouché, que nécessairement il dut se mêler des actions de grâcesaux prières qu’il faisait pour la conservation et le repos de sesdiamants. Persuadé que ses vœux seraient exaucés, dans sa sécuritécroissante il commençait à dormir sur l’une et l’autre oreillelorsqu’un beau jour, ce devait être un vendredi, Moiselet plus mortque vif, accourt chez le curé : « Ah ! monsieur, jen’en puis plus.

– » Qu’avez-vous donc,Moiselet ?

– » Je n’oserai jamais vous le dire.Mon pauvre M. le curé, ça m’a porté un coup, j’en suis encoresaisi à toutes les places. On m’ouvrirait les veines qu’il n’ensortirait pas une goutte de sang.

– » Mais qu’est-ce qu’il y a ?Vous m’effrayez.

– » La cachette…

– » Miséricorde ! je n’ai pasbesoin d’en apprendre davantage. Oh ! que la guerre est unterrible fléau ! Jeanneton, Jeanneton, allons donc vite, messouliers et mon chapeau.

– » Mais, monsieur, vous n’avez pasdéjeûné.

– » Oh ! il s’agit bien dedéjeûner.

– » Vous savez que quand vous sortezà jeun vous avez des tiraillements…

– » Mes souliers, te dis-je.

– » Et puis vous vous plaindrez devotre estomac.

– » Je n’en ai plus besoind’estomac. Non je n’en ai plus besoin, nous sommes ruinés.

– » Nous sommes ruinés…Jésus-Maria ! mon doux Sauveur ! est-il possible ?…Ah ! monsieur, courez donc… courez donc. »

Pendant que le curé s’accommodait à la hâte,et qu’impatient par la difficulté de passer ses boucles, il nepouvait jamais se chausser assez vite, Moiselet, du ton le pluslamentable, lui faisait le récit de ce qu’il avait vu :« En êtes-vous bien sûr ? lui dit le curé, peut-êtren’ont-ils pas tout pris.

– » Ah ! monsieur, Dieu leveuille ! mais je n’ai pas eu le cœur d’y regarder. »

Ils se dirigèrent ensemble vers la vieillegrange, où ils reconnurent que l’enlèvement était complet. Encontemplant l’étendue de son malheur, le curé faillit tomber à larenverse, Moiselet de son côté était dans un état à faire pitié, lecher homme s’affligeait plus encore que si la perte lui eût étépersonnelle. Il fallait entendre ses soupirs et ses gémissements.Ceci était l’effet de l’amour du prochain. M. Sénard ne sedoutait guère qu’à Livry, la désolation était si grande. Queldésespoir quand il reçut la nouvelle de l’événement ! À Paris,la police est la providence des gens qui ont perdu. La premièreidée de M. Sénard, et la plus naturelle, fut que le vol dontil avait à se plaindre était le lait des Cosaques ; dans cettehypothèse, la police n’y pouvait pas grand’chose, maisM. Sénard ne s’avisa-t-il pas de soupçonner que les Cosaquesétaient innocents ; et par un certain lundi que j’étais dansle cabinet de M. Henry, j’y vis entrer un de ces petits hommessecs et vifs, qu’au premier aspect on peut juger intéressés etdéfiants : c’était M. Sénard, il expose assez brièvementsa mésaventure, et finit par une conclusion qui n’était pas tropfavorable à Moiselet. M. Henry pensa comme lui que ce dernierdevait être l’auteur de la soustraction, et je fus de l’avis deM. Henry. « C’est très bien, observa celui-ci, mais notreopinion n’est fondée que sur des conjectures, et si Moiselet nefait pas d’imprudence, il sera impossible de le convaincre.

– » Impossible ? s’écriaM. Sénard, que vais-je devenir ? Mais non, je n’aurai pasen vain imploré votre secours, ne savez-vous pas tout, nepouvez-vous pas tout, quand vous le voulez ? Mesdiamants ! mes pauvres diamants, je donnerais tout à l’heurecent mille francs pour les recouvrer.

– » Vous donneriez le double, que sile voleur a pris toutes ses précautions, nous ne saurions rien.

– » Ah ! monsieur, vous medésespérez, reprit le bijoutier, en pleurant à chaudes larmes et sejetant aux genoux du chef de division. Cent mille écus dediamants ! s’il faut que je les perde, j’en mourrai dechagrin ; je vous en conjure, ayez pitié de moi.

– » Ayez pitié, cela vous est bienaisé à dire, cependant, si votre homme n’est pas trop retors, en lefaisant surveiller et circonvenir par quelque agent adroit,peut-être viendrons-nous à bout de lui arracher son secret.

– » Combien je vous aurais dereconnaissance ! oh ! je ne tiens pas à l’argent ;cinquante mille francs seront la récompense du succès.

– » Eh bien ! Vidocq, qu’enpensez-vous ?

– » L’affaire est épineuse,répondis-je à M. Henry, mais si je m’en chargeais, je neserais pas surpris d’en venir à mon honneur.

– » Ah ! me dit M. Sénarden me pressant affectueusement la main, vous me rendez lavie ; n’épargnez rien, je vous en prie, monsieur Vidocq ;faites toutes les dépenses nécessaires pour arriver à un heureuxrésultat, ma bourse vous est ouverte, aucun sacrifice ne mecoûtera. Comment ! vous croyez réussir ?

– » Oui ? monsieur, je lecrois.

– » Allons, faites-moi retrouver macassette, et il y a dix mille francs pour vous, oui, dix millefrancs, le grand mot est lâché, je ne m’en dédis pas. »

Malgré les rabais successifs deM. Sénard, à mesure que la découverte lui semblait plusprobable, je promis de faire pour l’effectuer, tout ce qui seraiten mon pouvoir. Mais avant de rien entreprendre, il fallait qu’uneplainte eut été portée : M. Sénard ainsi que le curé, serendirent en conséquence à Pontoise, et par suite de leurdéclaration, le délit ayant été constaté, Moiselet fut arrêté etinterrogé. On le prit par tous les bouts pour le déterminer às’avouer coupable, mais il persista à se dire innocent, et faute depreuves du contraire, la prévention allait s’évanouir, lorsque,pour consolider son existence, s’il était possible, je mis encampagne un de mes agents. Celui-ci, revêtu de l’uniforme militaireet le bras gauche en écharpe, s’introduit avec un billet delogement chez la femme de Moiselet ; il est censé sortir del’hôpital et ne devait faire à Livry qu’un séjour de quarante-huitheures, mais, peu d’instants après son arrivée, il fait une chute,et une entorse de commande vient tout à coup le mettre hors d’étatde continuer sa route. Dès lors, il lui devient indispensable des’arrêter, et le maire décide qu’il sera l’hôte de la tonnelièrejusqu’à nouvel ordre.

Madame Moiselet est une de ces bonnes grossesréjouies à qui il ne déplaît pas de vivre sous le même toit qu’unconscrit blessé ; elle prend assez gaiement son parti surl’accident qui retient le jeune soldat près d’elle, d’ailleurs, ilpeut la consoler de l’absence de son mari, et comme elle n’a pasatteint sa trente-sixième année, elle est encore dans l’âge où unefemme ne dédaigne pas les consolations. Ce n’est pas tout, lesmauvaises langues reprochent à madame Moiselet de n’aimer pas levin bu, c’est sa petite réputation locale ! Le prétendu soldatne manque pas de caresser tous les faibles par lesquels elle estaccessible ; d’abord il se rend utile, et afin d’achever de seconcilier les bonnes grâces de sa bourgeoise, de temps en temps,pour lui payer bouteille, il défait les courroies d’une ceinturepassablement garnie.

La tonnelière est charmée de tant deprévenances ; le soldat sait écrire, il devient sonsecrétaire, mais les lettres qu’elle adresse à son cher époux sontde nature à ne pas le compromettre ; pas la moindre expressionà double entente, c’est l’innocence qui s’entretient avecl’innocence. Le secrétaire plaint madame Moiselet, il s’apitoie surle compte du détenu, et pour provoquer des ouvertures, il faitparade de cette morale large, qui admet tous les moyens des’enrichir ; mais madame est trop renarée pour être dupe de celangage ; constamment sur le qui-vive, elle n’est pas moinscirconspecte dans ses paroles que dans ses démarches. Enfin, aprèsune expérience de quelques jours, il m’est démontré que mon agent,malgré son habileté, ne retirera aucun fruit de sa mission. Je mepropose alors de manœuvrer en personne, et déguisé en marchandcolporteur, je me mets à parcourir les environs de Livry. J’étaisun de ces juifs qui tiennent de tout, draps, bijoux, rouennerie,etc. etc., et j’acceptais en échange, de l’or, de l’argent, despierreries, enfin tout ce qui m’était offert. Une ancienne voleuse,qui connaissait les localités, m’accompagnait dans ma tournée,c’était la veuve d’un fameux voleur, Germain Boudier, ditle père Latuile, qui, après avoir subi une demi-douzainede jugements, venait de mourir à Sainte-Pélagie : elle-mêmeavait été retenue seize ans dans les prisons de Dourdans, où lesapparences de modestie et de dévotion qu’elle affichait l’avaientfait surnommer la Religieuse. Personne n’était plus habileà moucharder les femmes, ou à les tenter par l’appât descolifichets et des ajustements : elle avait ce qu’on appellele fil au suprême degré. Je me flattais que madame Moiselet,séduite par son éloquence et par nos marchandises, se laisseraitaller à mettre en dehors les écus du curé, ou quelque brillant dela plus belle eau, voire même le calice ou la patène, dans le casoù le troc serait de son goût ; mon calcul fut mis en défaut,la tonnelière n’était pas pressée de jouir, et sa coquetterie ne lafit pas succomber. Madame Moiselet était le Phénix des femmes, jel’admirai, et puisqu’il n’y avait aucune épreuve à laquelle elle nerésistât, convaincu que je perdrais mon temps à faire sur elle unnouvel essai de mes stratagèmes, je songeai à ne plus expérimenterque sur son mari. Bientôt, le juif colporteur fut métamorphosé enun domestique allemand, et sous ce travestissement, je commençai àrôder aux alentours de Pontoise, dans le dessein de me fairearrêter. Je cherchai les gendarmes en ayant l’air de les éviter, sibien qu’à la première rencontre, ils supposèrent que je ne lescherchais pas, et me sommèrent de leur exhiber mes papiers. On sedoute bien que je n’en avais pas : partant ils m’ordonnèrentde marcher avec eux et me conduisirent devant un magistrat, qui, necomprenant rien au baragouin par lequel je répondais à sesquestions, désira connaître le fonds de mes poches, dans lesquellesexacte perquisition fut immédiatement faite en sa présence. Ellescontenaient passablement d’argent et quelques objets dont on devaits’étonner que je fusse possesseur. Le magistrat, curieux comme uncommissaire, veut absolument savoir d’où proviennent les objets etl’argent, je l’envoie paître en proférant deux ou trois juronstudesques des mieux conditionnés, et lui, pour m’apprendre à êtreplus poli une autre fois m’envoie en prison.

Me voici sous les verrous ; au moment demon arrivée, les prisonniers étaient en récréation dans lacour ; le geôlier m’introduit parmi eux, et me présente en cestermes : « Je vous amène un hacheur de paille, tâchez dele comprendre, si vous pouvez. » Aussitôt on s’empresse autourde moi, et je suis accueilli par une salve de Landsman etde Meiner à n’en plus finir. Pendant cette réception, jecherchai des yeux le tonnelier de Livry, il me parut que ce devaitêtre une sorte de paysan demi-bourgeois, qui, prenant part auconcert de saluts qui m’étaient adressés, avait prononcé leLandsman de ce ton doucereux, que contractent presquetoujours les rats d’église qui ont l’habitude de vivre des miettesde l’autel. Celui-là n’était pas trop gras, tant s’en fallait, maison voyait que c’était sa constitution, et à part sa maigreur ;il était resplendissant de santé : il avait le cerveau étroit,de petits yeux bruns à fleur de tête, une bouche énorme, et bienqu’en détaillant ses traits, on put en remarquer quelques-uns defort mauvais augure, de l’ensemble résultait pourtant cet air béninqui ferait ouvrir à un diable les portes du paradis ; ajoutez,pour compléter le portrait, que dans son costume le personnageétait au moins en arrière de quatre ou cinq générations,circonstance qui, dans un pays où les Gérontes sont en possessionde faire les réputations de probité, établit toujours uneprésomption en faveur de l’individu. Je ne sais pourquoi je mefigurais que Moiselet devait être au fait de ce raffinement ducoquin, qui, pour se donner des apparences de bonhomie et seconcilier les suffrages des vieillards, ne manque pas de s’habillercomme eux. En l’absence d’autres signes plus caractéristiques, unepaire de lunettes campées sur un nez superbe, de larges boutonsattachés sur un habit noisette de nuance claire et de forme carrée,une culotte courte, un chapeau à trois cornes vieux style, et desbas chinés auraient eu le privilège d’attirer mon attention. Lamise et la figure se trouvant réunies, j’avais bien des motifs decroire que je devinais juste. Je voulus m’en assurer.« Mossiè, Mossiè, » dis-je en m’adressant au prisonnier,dans lequel il me semblait avoir reconnu Moiselet. « ÉcouteMossiè hapit fiante » (ignorant son nom, je ledésignais ainsi parce que son habit était presque couleur dechair). « Sacreminte, tertaiffle, langue à moi pastourne : goute françous, moi misérâple, moi trink vind, fermetrink vind for guelt, schwardz vind. » J’indique du doigt sonchapeau qui est noir, il ne me comprend pas, mais je lui fais signede boire, et je deviens pour lui parfaitement intelligible. Tousles boutons de ma redingote étaient des pièces de vingt francs,j’en donne une à mon homme, il demande qu’on nous apporte du vin,et bientôt après j’entends un porte-clefs, crier :« Père Moiselet, je vous en ai monté deuxbouteilles. » L’habit viande est donc Moiselet,je le suis dans sa chambre, et nous nous mettons à boire comme deuxsonneurs ; deux autres bouteilles arrivent, nous ne procédionsque par couple. Moiselet, en sa qualité de chantre, de tonnelier,de sacristain, etc., etc., n’est pas moins ivrogne que bavard, ilentonne à faire plaisir, et ne décesse pas de parler enbaragouinant comme moi : « Moi, aimer beaucoup tesHâllemâgne, me disait-il, pour vous couche ici, bravekinserlique. » Et le geôlier étant venu trinquer avecnous, il le pria de dresser un lit pour moi à côté du sien.

« Pour vous contentekinserlique ?

– » Moi contente tu te même.

– » Pour vous beaucoup trinque.

– » Moi trinque tuchur.

– » Toujours trinque ! ah bonnecamarade ; » et il fait encore venir du vin.

La consommation allait bon train, après deuxou trois heures de ce régime, je feins de me trouver étourdi.Moiselet, pour me remettre, me fait donner une tasse de café sanssucre ; au café succèdent les verres d’eau, on ne se fait pasd’idée des soins que me prodigue mon nouvel ami ; mais quandl’ivresse y est, c’est comme la mort, on a beau faire… L’ivressem’accable, je me couche et m’endors, du moins Moiselet le croit.Cependant je le vis très distinctement, à plusieurs reprises,remplir mon verre et le sien, et les avaler tous les deux. Lelendemain à mon réveil, il me paya la goutte, et pour paraître debon compte, il me remit trois francs cinquante centimes, qui,suivant lui, étaient ce qui me revenait de ma pièce de vingtfrancs. J’étais un excellent compagnon, Moiselet s’en était aperçu,il ne pouvait plus me quitter ; j’achevai avec lui la pièce devingt francs, et j’en entamai une de quarante, qui fila avec lamême rapidité ; lorsqu’il vit celle-ci tirer à sa fin, ilcraignit que ce ne fût la dernière. « Pour vous bouton,encore ? me dit-il, avec un ton d’anxiété des pluscomiques. » Je lui montre une nouvelle pièce. « Ah !vous encore gros bouton, s’écrie-t-il en sautant dejoie. »

Le gros bouton eut la même destination que lesprécédents, enfin à force de boire ensemble, il vient un moment oùMoiselet entend et parle ma langue presque aussi bien quemoi : nous pouvons alors nous conter nos peines. Moiseletétait très curieux de connaître mon histoire ; celle que jelui fabriquai était appropriée au genre de confiance que jesouhaitais lui inspirer. « Pour moi venir France avec maître àmoi, moi l’y être tomestique. Maître à moi, maréchal Autriche,Autriche peaucoup l’or en son famile ; maître à moi l’y êtremichante, michante encore plis que dafantache ; tuchur pinir,tuchur schelag ; schlag l’y être pas ponne ; maître àmoi, emporté mon personne avec régiment en Montreau…, Montreau…, ôJésus mingotte ! grouss, grouss pataille, peaucoup montecapout maq, dormir tuchur. Franz, Napoléon, patapon, poum, poum,Prisse, Autriche, Rousse, tous estourbe… Moi peur pourestourbe ; moi chemine, chemine avec eine gross pitin, queâfre maître à moi dans le hâfre-sac, sir ma chival ; moi paspitin ditout, miserâple ; moi quitte maître, moi tu de suitepitin, pli miserâple, peaucoup l’or, peaucoup petite qui prille,peaucoup quelle heure il est… Galope galope Fritz ; moiappelle Fritz en mon maisson, galop Fritz, en Pondi, halte Fritz,où lé harpre i tuche lé harpre, moi affre créssé, et mettrehâfre-sac pas fissiple, et si moi bartir Allemagne, prendrehâfre-sac, et moi riche ; maîtresse à moi riche, père à moiriche, tu le monte riche. » Bien que la narration ne fût pasdes plus claires, le père Moiselet se la traduisit sans seméprendre sur le fait : il vit très bien que pendant labataille de Montereau, je m’étais enfui avec le porte-manteau demon maître, et que je l’avais caché dans la forêt de Bondy. Laconfidence ne l’étonna pas, elle eut même pour effet de meconcilier de plus en plus son affection. Ce redoublement d’amitié,après un aveu qui ne signalait en moi qu’un voleur, me prouva qu’ilavait la conscience très vaste. Dès lors je restai convaincu qu’ilsavait mieux que personne où étaient passés les diamants deM. Sénard, et qu’il ne tiendrait qu’à lui de m’en donner desbonnes nouvelles. Un soir qu’après avoir bien dîné, je lui vantaisles délices d’outre-Rhin, il poussa un long soupir et me demandas’il y avait du bon vin dans le pays.

» Ia, ia, lui répondis-je, pon fin etcharmante mamesselle.

– » Charmante mamesselleaussi ?

– » Ia, ia.

– » Landsman, vous contente, moipartir avec vous ?

– » Ia, ia, fréli, ia, moi biencontente.

– » Ah ! vous bien contente, ehbien ! moi quitte France, quitte vieille femme ; (il memontre par ses doigts que madame Moiselet a trente-cinq ans), etdans pays à vous, moi prends petite mamesselle, pas plis quinceans.

– » Ia, goute, goute eine neuvemamesselle, pas l’enfant encore. Ah ! fou être eine petitefriponne. »

Moiselet revint plus d’une fois à son projetd’émigration ; il y songeait très sérieusement, mais pourémigrer, il fallait être libre, et l’on ne se pressait pas de nousdonner la clé des champs. Je lui suggérai la pensée de s’évaderavec moi à la première occasion ; et quand il m’eut promis quenous ne nous quitterions plus, pas même pour dire tout bas undernier adieu à madame son épouse, je fus certain qu’il netarderait pas à tomber dans mes filets. Cette certitude résultaitd’un raisonnement fort simple : Moiselet, me disais-je, veutme suivre en Allemagne ; on ne voyage pas avec descoquilles ; il compte y bien vivre, il est vieux, et, comme leroi Salomon, il se propose de se passer la fantaisie d’une petiteAbisag de Sunem. Oh ! pour le coup, le père Moiselet a trouvéla poule noire ; ici il est dépourvu d’argent, sa poule noiren’est donc pas ici ; mais où est-elle ? Nous le sauronsbien, puisqu’il est convenu que nous sommes désormaisinséparables.

Dès que mon commensal eut fait toutes sesréflexions, et que, la tête pleine de ses châteaux en Allemagne, ilfut bien décidé à s’expatrier, j’adressai au procureur du roi unelettre dans laquelle, en me faisant reconnaître comme agentsupérieur de la police de sûreté, je le priai d’ordonner que jefusse extrait avec Moiselet, lui pour être conduit à Livry, et moià Paris.

L’ordre ne se fit pas long-temps attendre, legeôlier vint nous l’annoncer la veille de son exécution ; etj’eus encore toute la nuit devant moi pour fortifier Moiselet dansses résolutions ; il y persistait plus que jamais, etaccueillit presque avec transport la proposition que je lui fis denous échapper le plutôt possible des mains de notre escorte. Il luitardait tant de se mettre en route qu’il n’en dormit pas. Au jour,je lui donnai à entendre que je pensais qu’il était un voleuraussi : « Pour fous, gripp aussi, lui dis-je ;oh ! schlim, schlim Françous, toi pas parlir, toi spispouftute même ». Il ne répondit pas, mais quand, avec mes doigtscrispés à la normande, il me vit faire le geste de prendre, il neput s’empêcher de sourire avec cette expression pudibonde duOui que l’on n’ose prononcer. Le tartuffe avait de lavergogne ; vergogne de dévot, s’entend.

Enfin vient le moment tant désiré d’uneextraction, qui va nous mettre à même d’accomplir nos desseins. Ily a trois grandes heures que Moiselet est prêt ; pour luidonner du courage, je n’ai pas négligé de le pousser au vin et àl’eau-de-vie, et il ne sort de la prison qu’après avoir reçu tousses sacrements.

Nous ne sommes attachés qu’avec une corde trèsmince ; chemin faisant, il me fait signe qu’il ne sera pasdifficile de la rompre. Il ne se doute guères que ce sera rompre lecharme qui l’a préservé jusqu’alors. Plus nous allons, plus il metémoigne qu’il met en moi l’espoir de son salut ; à chaqueminute, il me réitère la prière de ne pas l’abandonner, et moi derépondre : « Ia, Françous, ia moi pas lâchir vous. Enfin,nous touchons à l’instant décisif ; la corde est rompue, jefranchis le fossé qui nous sépare d’un taillis. Moiselet, qui aretrouvé ses jambes de quinze ans, s’élance après moi ; un desgendarmes met pied à terre pour nous poursuivre, mais le moyen decourir et surtout de sauter avec des bottes à l’écuyère et un grandsabre ; tandis qu’il fait un circuit pour nous joindre, nousdisparaissons dans le fourré, et bientôt nous sommes horsd’atteinte.

Un sentier que nous suivons nous conduit dansle bois de Vaujours. Là, Moiselet s’arrête, et après avoir promenéses regards autour de lui, il se dirige vers des broussailles. Jele vois alors se baisser et plonger son bras dans une touffe desplus épaisses, d’où il ramène une bêche ; il se relèvebrusquement, fait quelques pas sans proférer un seul mot, et quandnous sommes près d’un bouleau sur lequel je remarque plusieursbranches cassées, il ôte avec prestesse son chapeau et son habit,et se met en devoir de creuser la terre ; il y allait de sigrand cœur qu’il fallait bien que la besogne avançât. Tout à coupil se renverse, et en s’échappant de sa poitrine, le ahprolongé de la satisfaction m’apprend que sans avoir eu besoin defaire tourner la baguette, il a su découvrir un trésor. On croiraitque le tonnelier va tomber en syncope, mais il se remetpromptement ; encore quelques coups de bêche, la chère boîteest à nu, il s’en empare. Je me saisis en même temps del’instrument explorateur, et changeant subitement de langage, jedéclare en très bon français, à l’ami des kaiserliques, qu’il estmon prisonnier. « Pas de résistance, lui dis-je, ou je vousbrise la tête. » À cette menace, il crut rêver, mais lorsqu’ilse sentit appréhender par cette main de fer qui a dompté les plusvigoureux scélérats, il dut être convaincu que ce n’était pas unsonge. Moiselet fut doux comme un mouton ; je lui avais juréde ne pas le lâcher, je lui tins parole. Pendant le trajet pourarriver au poste de la brigade de gendarmerie où je le déposai, ils’écria à plusieurs reprises : « Je suis perdu ; quiaurait jamais dit ça ? il avait l’air si bonasse ! »Traduit aux assises de Versailles, Moiselet fut condamné à six moisde réclusion.

M. Sénard fut au comble de la joied’avoir retrouvé ses cent mille écus de diamants. Fidèle à sonsystème de rabais, il réduisit de moitié la récompense, encoreeut-on de la peine à lui arracher les cinq mille francs, surlesquels j’avais été obligé d’en dépenser plus de deux mille ;je vis le moment où j’en aurais été pour les frais.

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